Grand Entretien – Jean-Luc Chauvin, président de la CCI Marseille-Provence : « Il faut que nous soyons l’ambition européenne pour l’Afrique »

Publié le 30 août 2018 à  8h39 - Dernière mise à  jour le 29 octobre 2022 à  13h46

Jean-Luc Chauvin, président de la CCI Marseille-Provence aborde à travers ce Grand Entretien l’avenir qui s’inscrit par-delà la Méditerranée, en Afrique, continent pour lequel tous les voyants sont au vert pour un développement qui tirera «l’économie mondiale vers le haut». Marseille peut contribuer et bénéficier de ce développement si «4 défis sont relevés…»

Jean-Luc Chauvin, président de la CCI Marseille-Provence (Photo Philippe Maillé)
Jean-Luc Chauvin, président de la CCI Marseille-Provence (Photo Philippe Maillé)
Destimed: Vous avez fait de « Osez l’Afrique » un axe fort de votre mandature, pour quelles raisons?
Jean-Luc Chauvin: L’Afrique, c’est la Chine et l’Inde d’il y a trente ans. Un continent en pleine transformation, un territoire qui va tirer l’économie mondiale vers le haut. Le grand marché économique de demain. Une démographie explosive puisque, un quart de la population mondiale sera africaine en 2050. Un continent dont la croissance moyenne est de 4% et qui peut grimper à 8% dans certains États. Les experts annoncent également un triplement des couches moyennes en 30 ans. Il faut bien mesurer que l’Afrique a de tels retards sur les plans économique, industriel, que nous sommes en train d’assister à un saut quantique de ce continent. Orange par exemple, avec le téléphone, propose un moyen de paiement. On passe donc directement du billet de banque au paiement par téléphone en sautant les étapes du chéquier et même de la carte bancaire. C’est à dire que, Orange qui vendait des lignes puis des téléphones, devient un banquier. Apple et Amazon travaillent dans le même sens. Un nouveau système, se met en place, qu’il va falloir réguler, sécuriser. De plus l’Afrique connaît une urbanisation croissante avec 20 à 25 millions de nouveaux urbains par an. Un phénomène combiné au développement du numérique qui va favoriser l’éducation. Et, on assiste à l’émergence d’une jeunesse qui prend le pouvoir sur le plan économique et citoyen. Certains pensent que c’est le sous-sol qui représente la richesse de l’Afrique, ils se trompent, sa richesse réside dans l’humain. Disant cela, je n’oublie pas que des besoins en infrastructures existent, ils se chiffrent entre 130 milliards et 170 milliards de dollars par an. Nous devons en prendre conscience, mesurer l’importance que représente la francophonie lorsque l’on sait qu’en 2050, 90% des francophones seront africains. Il faut s’appuyer là-dessus, dans une logique partenariale nouvelle pour développer le business Nord-Sud, Sud-Nord, Est-Ouest, Ouest-Est. Dans ce cadre, Kedge Business School est présente sur le campus à Dakar (Sénégal). Nous sommes disposés à faire plus mais nous ne pouvons pas le faire seul. Il faut que la France et l’Europe donnent des fonds car nous agissons aussi pour l’Europe. Il faut que nous soyons l’ambition européenne pour l’Afrique. Dans ce cadre, il importe de rendre la croissance plus inclusive et d’accélérer la réduction du chômage et de la pauvreté.

Vous parlez des potentialités, de l’importance de la francophonie, mais pendant ce temps l’Allemagne, selon une étude publiée sur entreprendre.fr, vient de devenir le premier fournisseur européen de l’Afrique…
C’est exact. Je pense que nous avons du mal à tourner la page de la colonisation pendant que d’autres ne se posent pas de telles questions et foncent. Cette situation ne fait que renforcer la pertinence de notre projet « Osez l’Afrique ». Et cela implique, je le redis, de mesurer les limites de l’économie étatique, de prendre en compte la jeunesse qui est dans une logique de business, de partenariat gagnant-gagnant. Avec « Osez l’Afrique » nous voulons également donner des réponses à une jeunesse, de la 2e ou la 3e génération, qui cherche à savoir qui elle est, quelles sont ses racines. Il faut arrêter de voir l’Autre comme une menace et se replier sur nous-même. L’Autre est une richesse, un porteur de solutions, une ouverture au Monde. Ici, comme là-bas on dit à des jeunes qu’ils ne sont pas chez eux alors qu’ils sont d’ici et de là-bas, qu’ils sont des traits d’union, des liens, des acteurs d’un codéveloppement. Enfin, je n’oublie pas que des entrepreneurs de la rive Sud m’ont dit qu’ils déploraient que les entrepreneurs français les aient abandonnés tout en indiquant qu’il n’était pas trop tard pour revenir. Il est d’autant moins tard que nous ne manquons pas d’atouts dans cette compétition.

Concrètement, comment, selon-vous, peut-on gagner l’Afrique ?
Nous devons devenir la base arrière et de référence des entreprises du monde entier pour atteindre les nouveaux marchés internationaux et en premier lieu les marchés africains. Pour cela, il faut chasser en meute, travailler avec tous les partenaires institutionnels : nous à la CCIMP nous voulons travailler avec cette Métropole jeune qui a le mérite d’exister, mais également au-delà car je pense que notre périmètre, sur le plan économique, est plus large et comprend le triangle Arles-Avignon-Nîmes d’un côté, Manosque, Iter et la Vallée de la Durance de l’autre et enfin Toulon. Donc nous devons travailler avec la Métropole et avec la Région car notre territoire porte une grande ambition et doit accepter de rêver grand. Peu importe qu’une entreprise s’installe sur notre métropole, Nîmes, Manosque ou Toulon, notre compétition est internationale. D’ailleurs je partage l’idée que Marseille est le port avancé de Lyon. J’ajoute que Lyon est notre base arrière. Il faut bien mesurer que nous ne sommes pas en compétition avec d’autres villes françaises mais avec les métropoles européennes comme Rome ou Barcelone. La question n’est pas de partager le gâteau mais de faire en sorte qu’il soit le plus grand possible. Mais encore faut-il que l’État comprenne qu’il doit créer sur notre territoire des infrastructures de qualité aux standards européens car ce sont elles qui génèrent les besoins et non l’inverse. Je tiens aussi à dire un mot sur « Euroméditerranée », une opération remarquable mais nous devons mieux capitaliser sur l’appellation « Euroméditerranée » pour faire venir les sièges de grands groupes mondiaux chez nous.

De fait, quels sont les grands défis à relever?
Nous en avons 4 : d’abord celui de la circulation des hommes, des marchandises et des idées qui, seule, permettra à notre territoire de devenir un Hub; favoriser la circulation des Hommes notamment grâce au développement de notre aéroport; favoriser la circulation des marchandises grâce à nos infrastructures. Et nous proposons la création d’une zone franche de transit à la fiscalité attractive. J’en ai parlé voilà peu à Bruno Lemaire, notre ministre de l’Économie. Le port de Tanger dispose de zones franches pourquoi ne pas créer sur Marseille-Fos une zone qui permettrait de faire entrer des produits sans passer par la douane. Ne la passeront que ceux entrant en Europe et, ceux partant vers l’Afrique, la passeront à leur port d’arrivée. En matière de circulation des idées, nous nous inscrivons dans le soutien le plus large à la dynamique des start-up et de futures « licornes » africaines pouvant considérer Marseille comme le prolongement naturel de leur marché continental. La deuxième édition d’Emerging Valley, placée sous le parrainage de l’Élysée, se tiendra du 19 au 21 novembre, nous espérons la venue de 200 start-up. Le deuxième défi est celui de la connexion entre nos écosystèmes. Il faut créer du lien grâce à des réseaux d’entrepreneurs tel Africalink mais il faut aussi renforcer et utiliser le réseau des grands groupes français actifs en Afrique. Notre métropole doit devenir le lieu de référence pour l’accueil des start-up et des financeurs. Nous sommes, par exemple, favorables à la création d’une plateforme de rencontres entre entrepreneurs africains et investisseurs du monde entier sur la dimension technologique, sur le modèle du e-Merge Americas à Miami. Le troisième défi est celui de l’attractivité. Nous devons accueillir des événements de référence permettant d’attirer des entreprises et des décideurs économiques africains à Marseille et des entreprises étrangères désireuses de les rencontrer. Le quatrième défi concerne le commerce. Il faut promouvoir nos entreprises et leur savoir-faire pour leur permettre de conquérir des marchés en Afrique afin d’intensifier nos échanges commerciaux. Pour cela nous sommes favorables à l’organisation de road shows et de missions économiques de nos réseaux d’entrepreneurs et de nos structures d’accompagnement telles que la CCI International, Business France…

L’ambition est grande, sur quels atouts vous appuyez-vous?
Marseille c’est d’abord 2600 ans d’Histoire, une ville créée par des Grecs venus d’Asie Mineure, c’est 2600 ans de meltingpot, d’échanges, la colonisation, la décolonisation, l’immigration… Au-delà, et l’actualité le prouve tragiquement quasi-quotidiennement, je suis persuadé, au plus profond de moi, que rien n’arrêtera la migration de gens qui n’ont rien. Il faut la paix, l’éducation et le développement économique. Et rive Nord comme Sud, nous devons travailler sur les questions de climatologie. Comment ne pas noter à ce propos l’existence sur notre territoire d’une start-up qui a développé un système permettant d’économiser jusqu’à 30% de l’eau consommé pour l’agriculture. J’ai rencontré l’ambassadeur tunisien qui s’est dit très intéressé par ce système. Comment ignorer à ce propos que la présence de nombreux consulats fait de Marseille la deuxième ville diplomatique de France après Paris. Puis, le 25 juin dernier nous avons accueilli au palais de la Bourse la Conférence permanente des chambres consulaires africaines et francophones (CPCCAF) avec laquelle nous avons signé une convention de partenariat industriel et commercial par le biais d’AfricaLink [[Communauté d’entrepreneurs initiée en 2017 par la CCIMP. Elle a ouvert en 2018 des délégations en Côte d’Ivoire, au Maroc, au Sénégal et en Mauritanie]], à l’occasion de la 12e édition des ateliers de la coopération consulaire; une manifestation qui a connu un succès sans précédent. Puis, il y a la géographie qui vient appuyer l’Histoire. Lorsque nous partons « chasser en meute » sur le continent américain, en Europe centrale ou en Asie nous expliquons que notre positionnement fait de nous le Hub entre l’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique. Sans oublier que Marseille est le « data hub » méditerranéen avec 8 data centers, 13 câbles sous-marins de télécommunications en fibre optique. Nous sommes la 4e ville la plus connectée d’Europe après Londres, Paris et Hambourg… Et cela est entendu, en avril, j’ai reçu le conseiller économique de Los Angeles, nous lui avons fait voir thecamp, Euroméditerranée… Intéressé, il va revenir lors du premier trimestre 2019 avec une soixantaine de chefs d’entreprise.

Et qu’en est-il du Port de Marseille-Fos et de l’aéroport Marseille-Provence?
J’y venais. Nous bénéficions, avec Marseille-Fos, du premier port français, du deuxième de la Méditerranée et du troisième port pétrolier mondial et d’un aéroport international en forte croissance avec 9 millions de passagers en 2017, 11 millions sont attendus en 2025. C’est aussi le deuxième aéroport de fret après Charles-de-Gaulle. C’est très bien, mais on peut mieux faire. Il faut créer le besoin, l’envie, le réflexe de passer par notre port et notre aéroport. Pour ce faire, il faut créer des navettes avec Casablanca comme il en existe avec Paris car, avec Casablanca, on peut rayonner sur toute l’Afrique. Nous avons aussi été approchés par Turkish Airlines qui propose une deuxième desserte quotidienne sur Marseille en soulignant qu’elle permet de rayonner sur l’Afrique anglophone, la Russie et l’Asie. Nos entreprises ont besoin d’être mieux connectés au reste de l’Europe, du Monde. D’ailleurs, j’ai rencontré l’ambassadeur de Russie qui m’a dit vouloir développer des liens avec Marseille. Pour lui, il ne s’agit pas d’une mise en concurrence avec Nice qui est et restera la ville du tourisme haut de gamme. Mais, il propose que des lignes partent vers Marseille du nouvel aéroport qui voit le jour à proximité de Moscou. Elles cibleraient des industriels et des touristes issus des couches moyennes. Tout cela ne se fera pas du jour au lendemain mais il s’agit d’accélérer un peu plus tous les jours. Nous avons perdu une très grande bataille voilà plus de 20 ans avec l’abandon du canal Rhin-Rhône. Il faut maintenant que nos élus territoriaux, nos parlementaires nationaux et européens soient à nos côtés afin que nous soyons inscrits dans les grands corridors européens. De même, il faut que l’on comprenne enfin dans ce pays que Paris n’est pas la France. Lorsque je parle avec les Marocains de cinq liaisons quotidiennes avec notre aéroport, ils répondent certes, pour vous c’est un plus mais pour nous? Si nous devons après aller à Paris pour trouver des liaisons avec le reste de l’Europe, l’Amérique ou l’Asie autant continuer à aller directement à Paris. Les entreprises ont également leur rôle à jouer telle CMA-CGM qui, lorsqu’un exportateur marocain dit ne plus vouloir passer par l’Espagne mais par Marseille-Fos, joue le jeu et ouvre une ligne. Par son attitude, par son ambition pour le territoire, elle attire ici d’autres leaders. Il en va de même avec la société Canavese, dont 50% des marchandises passent par notre port. Nous avons aussi une pépite telle la Comex qui, après les fonds sous-marins, s’attaque à la lune…

L’Afrique est donc un enjeu tout particulier pour vous mais Marseille n’est-elle pas aussi la porte de l’Orient?
Ceci n’est pas contradictoire, tout au contraire. Notre connexion privilégiée à l’Afrique est un atout qui ouvre l’économie à d’autres opportunités, en particulier vers l’Asie. La Chine a relancé l’idée de la route de la soie, à savoir la mise en place de comptoirs. Nous avons compris l’importance de cette démarche. Une grande métropole doit être reconnue internationalement. Nous devons être présents sur l’Afrique, la Chine et plus largement l’Asie et l’Amérique, sachant que je pense que nous avons beaucoup d’opportunités à saisir avec l’Amérique du Sud. Sur le bassin méditerranéen, seules trois villes portuaires sont à ce stade mises en exergue dans le Belt and Road Initiative: Athènes, Venise et Marseille, ce qui devrait permettre à Marseille-Fos de soutenir la concurrence des grands ports ouest méditerranéens que sont Gènes et Barcelone. Des entreprises chinoises, telle Quechen, ont bien compris la pertinence de s’installer sur notre territoire pour rayonner en Europe et en Afrique. Nous pouvons donc capter des investissements, des flux de marchandises et de personnes, mais aussi des flux de formation.

Comment enfin ne pas évoquer la victoire de la France à la Coupe du Monde de football?
C’est la victoire d’une méthode instaurée par Didier Deschamps et le savoir-faire d’une jeunesse multiculturelle, une jeunesse française qui a osé partir à la conquête d’un titre. Cela grâce à un entraîneur qui a fait primer le collectif sur l’individuel et fait accepter cela par son groupe. C’est aussi une jeunesse qui a su prendre du plaisir dans cette épopée collective. Et, pour la deuxième fois, nous voyons la diversité nous faire gagner, créant de la joie, de la ferveur et de la fierté d’être Français dans toutes les couches de la population. La méthode Deschamps est à mettre en pratique dans toutes les entreprises, sur tout le territoire.
Propos recueillis par Michel CAIRE

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