Publié le 2 décembre 2020 à 8h28 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 12h20
J’avais dix-sept ans. C’était dans les années 1975 au Chêne Noir la salle mythique d’Avignon. Pensionnaire au Lycée Saint-Joseph nous avions le droit d’assister à un concert ou un spectacle par semaine. Je m’étais arrêté devant l’affiche d’une dame aux cheveux longs. J’ignorais jusque-là son existence. Intrigué je me suis donc inscrit pour assister avec quelques copains à son récital. Elle est entrée avec sa guitare et son contrebassiste (Henri Droux dont j’appris plus tard qu’il était son mari), elle lança quelques phrases de «Me v’là », et quelques chansons plus loin j’étais conquis, subjugué, secoué.
Anne Sylvestre venait d’entrer dans ma vie, et pour toujours. J’avais la sensation jamais partagée avec un autre artiste de scène d’ailleurs ni avant ni après, que chaque phrase prononcée enveloppée dans de savantes musiques avait été sortie de ma tête, jaillissait de mon cœur, racontait ce que je pensais de la vie. A l’issue de deux heures d’un moment suspendu entre ciel et terre, je me suis calé sur le pavé d’en face du Chêne noir et je suis resté sans bouger durant de longues minutes. Il y eut un avant et un après et ce soir-là je n’ai plus vu le monde de la même manière. Cela n’a pas cessé et de disque en disque, de concert en concert, je l’ai suivie, applaudie, et profondément aimée tant elle m’était indispensable pour vivre. Comme l’a confié un jour l’humoriste Vincent Dedienne, quand je m’interroge sur le monde sans savoir quoi conclure il y a toujours une chanson d’Anne Sylvestre pour m’apporter une réponse, voire LA réponse. Sur tous les grands sujets de société, en commençant par ceux liés aux droits des femmes qu’elle a si bien défendus. «Non, tu n’as pas de nom», sur l’avortement, (chanson qui impressionna Simone Veil alors ministre en charge de faire passer la loi sur le droit à l’avortement), «Une sorcière comme les autres», exceptionnel hymne au respect qu’on leur doit , «Portrait de mes aïeules», «La vache engagée» («les vaches ont une âme aussi, c’est le laitier qui me l’a dit»), «Mon mystère» où elle s’en prend aux marchands affichant le corps des femmes dans des placards publicitaires , «Juste une femme» sur celles qui sont humiliées dans leurs corps par de riches hommes au pouvoir exorbitant, « Rose», qui «essaya de vivre et n’y fut pas habile», qui «isolée dans le désert des villes sans que personne ne lui tendit la main» finira par tuer son enfant. On y croise aussi «Gulliverte» la géante au grand cœur, moquée pour sa taille, Clémence qui décide de ne plus rien faire et de prendre des vacances laissant son mari Honoré se dépatouiller avec les taches ménagères. «Violette », autre vieille dame qui enverra bouler tous ceux qui l’aborderont avec condescendance. Celle qui non sans humour demande au Seigneur de la délivrer elle et ses semblables de ces filles sans fesses qui regardent les bien charnues avec réprobation. Et tant d’autres telle que «Marie Géographie» «Belle comme un pays meurtri», «Benoîte» dont on dit qu’elle a l’air benêt, et Jeannette ou Jeanne-Marie se battant pour exister librement et dans la dignité.
Auteure, compositrice interprète a secoué le cocotier traditionnel de la chanson française
Oui Anne Sylvestre a chanté les femmes mais pas de la manière dont les hommes avaient l’habitude de se les représenter. C’était une femme voyant les femmes et qui auteure, compositrice interprète a secoué le cocotier traditionnel de la chanson française pour en faire tomber des chefs-d’œuvre de tendresse, d’humour, de sérieux et tendresse. Elles ne s’y sont pas trompées tant d’entre elles en ont fait leur égérie et beaucoup la reprenant qui de Francesca Solleville (pour qui elle a donné des inédits dont le sublimement tragique « «C’est ton premier gala» où une (enfin) veuve se réjouit à l’enterrement de son époux de sa disparition, Pauline Julien, Olivia Ruiz ou encore Agnès Bihl, Jorane, Michèle Bernard («Lazare et Cécile»), Barbara d’Alcantara et l’immense Québécoise Monique Richard qui signa une des plus belles reprises de «Une sorcière comme les autres». Chantée aussi par les hommes, Serge Reggiani qui interpréta « La maumariée (la mal-mariée) en enlevant un couplet, Jehan par exemple, («Le lac Saint-Sébastien»), Vincent Delerm (ses parents étaient des amis très proches d’Anne Sylvestre), Pascal Mary, Cyril Mokaiesh, Nicolas Bacchus, Ben Mazué (qui signa une version éblouissante des «Gens qui doutent»), François Morel (qui avait l’habitude de terminer son dernier récital par «Les amis d’autrefois»), et plus étonnant par le groupe Entre Deux Caisses (que des garçons) s’appropriant «Une sorcière comme les autres». Saluée aussi par Mathieu Rosaz, Gérard Morel, Bernard Joyet, ou Jean-Louis Murat qui considère « Un mur pour pleurer» comme l’une des plus grandes chansons françaises, et qui appela un de ses albums «Toboggan» en hommage à une de ses fabulettes».
Fabulettes, théâtre, télé et cinéma
Les fabulettes justement (18 albums) qu’elle ne chanta jamais sur scène dont certaines ont été enregistrées aussi par Isabelle Aubret ont fait sa renommée. Dire des choses intelligentes aux enfants et les distraire voilà une de ses marques de fabrique, Anne Sylvestre ayant même écrit pour les plus jeunes la pièce de théâtre « Méchant» et le spectacle musical «Lala et le cirque du vent » créé à La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon le 18 novembre 1993 avec Élodie Béar et Michèle Bernard. On lui doit également « La ballade de Calamity Jane», et un livre comme «Coquelicot», qu’elle présenta à la Grande librairie de François Busnel. On l’a souvent réduite aux fabulettes, et c’est bien dommage, tant son univers est d’une richesse infinie. Les mots voilà la grande affaire d’Anne Sylvestre qui les manie comme personne. Une chanson comme «Mon mari est parti» écrite pendant la guerre d’Algérie et qui raconte comment dans un village où ne restent que des femmes au moment où les hommes sont tous partis au combat, une veuve devient folle, fut donnée au bac de français. Des Universités et des écoles portent son nom, et oui la prose incomparable d’Anne Sylvestre signale qu’elle est une des plus grandes créatrices qui se puissent concevoir. Deux chansons d’ailleurs l’attestent plus que d’autres : «Sur mon chemin de mots», et « Écrire pour ne pas mourir», chanson manifeste datant de 1985 qu’il faut prendre au sens littéral du terme, Anne Sylvestre sortant alors d’un cancer et exprimant là que les mots l’avaient soutenue et aidée à guérir. Le théâtre des mots et les mots du théâtre furent importants Anne Sylvestre écrivant «y -a-t-il une vie après le théâtre ? » («Après le théâtre »), et grande présence sur scène elle incarnait ses chansons avec l’aisance et la précision des vraies comédiennes. D’ailleurs quand on assistait à ses concerts après 1985 date à laquelle elle abandonna sa guitare sèche pour un mini-orchestre, on était saisis par son aisance et la qualité de ses mises en scènes. Actrice de théâtre elle le fut dans «Gémeaux croisées » spectacle qu’elle donna avec Pauline Julien, et qui tourna un peu partout. (Un double CD existe). Les cinéastes et les metteurs en scène l’ont tant aimée aussi. Stéphane Corbin l’auteur des «Funambules» qui rêvait de l’embarquer sur son prochain album, et Christophe Honoré qui a mis «Les gens qui doutent», dans son film «Plaire aimer et courir vite», ou Charlotte Dubreuil qui lui proposa d’écrire des chansons pour son film «Ma chérie» avec Marie-Christine Barrault, ce qu’elle fit. Le duo qu’Anne Sylvestre fit avec sa fille Alice on le retrouve dans le générique de «Ma chérie». Nicolas Maury le reprenant pour son long métrage «Garçon chiffon», avec une émotion intense. Peu programmée à la télévision, un scandale, Anne Sylvestre dut se battre pour y apparaître et ce ne fut jamais simple. Il y a bien eu cette magnifique émission de Frédéric Mitterrand où elle chanta devant le dessinateur Sempé, comme un personnage de Sempé, quelques apparitions au Grand échiquier, mais les médias l’ont boudée jusqu’à une période récente. Et puis oubli impardonnable : Bertrand Dicale qui ne lui consacra même pas un article dans son « Dictionnaire amoureux de la chanson» lui préférant…Vanessa Paradis et d’autres. Une faute de goût…..une faute tout court…
Deux scandales nommés Gainsbourg
Et puis il y eut ces rencontres non choisies avec Serge Gainsbourg. Dans l’émission d’Apostrophes qui réunissait autour de Bernard Pivot, les chanteurs Louis Chedid, Maxime Le Forestier, Pierre Perret, Guy Béart et Serge Gainsbourg. Elle y chanta «Écrire pour ne pas mourir» accompagnée à la guitare par Maxime Le Forestier mais l’événement vint de la passe d’armes entre Béart et Gainsbourg s’envoyant des croches-pattes sur le fait de savoir si la chanson était un art mineur ou pas. Pas de chance avec Gainsbourg que Anne Sylvestre recroisa sur le plateau de « Champs Elysées » où elle chanta « Que vous êtes beaux », tandis que Gainsbourg exprimait à Whitney Houston son désir de la «baiser». Pas de chance non plus avec Radioscocopie de Chancel l’émission qu’elle enregistra ne passera jamais pour fait de grève syndicale.
La guerre et la collaboration de son père
Née le 20 juin 1934 dans la banlieue de Lyon, Anne Sylvestre vit son père collaborer avec les nazis. Elle le suivit des yeux dans l’escalier (elle l’évoque en filigrane dans «Gémeaux croisées»), quand il partit vers l’Allemagne, entraînant un de ses fils, qui ne revint jamais. La mort de son frère dont on ne retrouva jamais le corps, Anne Sylvestre l’évoque dans sa chanson «Le pont du Nord», tandis que sa sœur la romancière Marie Chaix racontera l’histoire de son père et de sa mère, dans une série de livres poignants qui impressionnèrent un certain…François Mitterrand. Allant voir son père en prison après la guerre, et l’aimant malgré tout, Anne Sylvestre n’a pas beaucoup parlé directement de ce fait dans ses chansons. Mais il est là en pointillé: «Quand vous jouiiez à la guerre, moi je gardais la maison, j’ai usé de mes prières les barreaux de vos prisons, quand vous mouriez sous les bombes, je vous cherchais en hurlant, me voilà comme une tombe et tout le malheur dedans», chante -t-elle dans «Une sorcière comme les autres», signant en 1968 une « Chanson dégagée». Ce père qui vint l’applaudir ensuite quand il sortit de prison et qui l’encouragea dans ses premiers concerts … Anne Sylvestre en parla sans pathos et sans complaisance aux côtés de Marie Chaix lors d’interviews. La guerre sera au centre de certaines de ses chansons comme «Berceuse de Bagdad » un chef-d’œuvre repris par Francesca Solleville. Et finira par intituler un de ses albums… «Bye Melanco»… une manière d’apaisement sans doute.
Une grande musicienne
Si Anne Sylvestre fut considérée comme une immense auteure, louée par Brassens à ses débuts, ou Bobby Lapointe (leur duo «Depuis le temps que je l’attends mon prince charmant » est hilarant), fut saluée par Marie Nimier dans son roman «Le palais des orties», vantée par Michèle Gazier, on n’a pas assez relevé qu’elle fut aussi une immense compositrice. Ses musiques sont aussi belles que sont splendides ses textes. Et d’ailleurs ses chansons forment un tout. Et demeurent intemporelles…..Il est impossible pour les spectateurs qui ne connaissent pas ses titres (je le dis d’autant plus aisément que je les connais tous par cœur et dans l’ordre de leur parution), de les dater lors d’un concert. Impression renforcée par les pianistes que sont Philippe Davenet ou Nathalie Miravette, lors de ses tournées ou à Paris. La mise en scène de Pierre Margot lors de son dernier récital à La Cigale où elle devait retourner chanter en janvier prochain a permis de mieux s’en rendre compte. Textes des chansons sublimes et musiques à l’avenant. La chanteuse Catherine Ribeiro ne s’y était pas trompée qui invita Anne Sylvestre à travailler avec elle…en lui confiant non pas un texte mais la musique de sa chanson «Racines». Une merveille. Une réussite absolue.
Et une immense amie…très drôle
Si Allain Leprest n’est plus là aujourd’hui pour témoigner combien Anne Sylvestre était d’une amitié indestructible, (elle avait chanté «Sarment » de Leprest), d’autres peuvent l’attester. Les jeunes Gauvain Sers, Nicolas Bacchus, et Aldebert, (tous les trois ont enregistré avec Anne Sylvestre un duo de leur propre composition, Anne se prêtant volontiers au jeu de s’embarquer dans une œuvre qui n’est pas d’elle), ou encore Gérard Morel, Bernard Joyet Yves Jamait. Drôle Anne Sylvestre l’était, d’un humour un peu piquant parfois. La première fois que je lui ai vraiment parlé, je lui ai lancé : «Madame cela fait longtemps que j’avais envie de vous rencontrer»… Elle m’avait répondu : «C’est fait » et elle était partie. Je l’avais suivie dans le théâtre du Merlan de Marseille où elle allait jouer «Gémeaux croisés», et elle fut, malgré son agacement, très accueillante. Je ne savais pas qu’une amitié venait de naître. Elle aussi indestructible. Interprète dans l’âme, Anne Sylvestre a aussi enregistré pas pour ses propres albums mais pour des compilations des chansons ne lui appartenant pas : «Orly» de Brel, «Les passantes», «Embrasse-les tous», «Au bois de mon cœur», «La père Noël et la petite fille» de Brassens (chanté devant Jean-Pierre Marielle présent sur le plateau), «Présence» de Felix Leclerc, «La margelle» de Roger Riffard, version féministe, d’autres comme «Chanson pour passer le temps» ou «Ma cabane au Canada » de Line Renaud…dans un enregistrement d’anthologie. Sans oublier ce duo avec Barbara sur une chanson qui n’était pas à elles deux. Barbara, dont la sœur de Anne Sylvestre fut la secrétaire, aimait chanter à ses débuts « Mon mari est parti ». Barbara à qui on l’a opposée, et comparée, -Anne Sylvestre s’en amusa en écrivant «Trop tard pour être une star »-. Barbara dont j’aimais dire qu’elle était la plus grande, tandis que Anne Sylvestre était la seule. En amitié Anne Sylvestre on l’a dit demeurait fidèle et en même temps très reconnaissante de l’admiration et de l’affection qu’on lui portait. J’en veux pour preuve cette série de concerts réalisés avec Thibaud Defever (alias «Presque Oui »), où les deux artistes échangeaient leurs chansons et où Thibaud accompagnait les chansons d’Anne. Un récital d’une beauté inouïe qui les a conduits à la MJC de Venelles. Une MJC de Venelles où l’un comme l’autre étaient venus séparément, admiratifs qu’ils étaient du travail accompli par Bruno Durruty l’âme artistique du lieu. On s’aperçut alors qu’Anne Sylvestre habituée aux grandes salles (Olympia bondés, La Cigale, l’Eldorado Bobino, L’Européen) ne boudait pas de retrouver son public dans des salles à jauges plus réduites (80 places à la MJC) afin de soutenir par affection et respect ceux qui se battaient (Durruty en fait partie) pour que vive le spectacle vivant hors de Paris et dans ces sentiers de traverse qu’elle aimait elle-même arpenter.
Le vin, les casinos, les polars, les voitures
On ajoutera qu’Anne Sylvestre et c’est moins connu lisait les polars, n’aimait pas les livres audio et les fautes d’orthographe, aimait le bon vin (le Bourgogne elle qui célébra «La Romanée Conti » dans son album «Les pierres dans mon jardin»), jouait dans les casinos (elle le dit dans «Langue-de-pute»), et adorait conduire vite. Elle signa plus de 700 chansons, affirmait : «Ceux qui disent que la chanson française se meurt, ce sont ceux qui l’assassinent», croyait dans les forces de la jeunesse, suivant de près la carrière de sa petite-fille Mèche qu’elle encourageait, et préparait un nouvel album autour de son récital «Manèges» qu’elle allait reprendre à la Cigale en janvier prochain.
«Il me manquait une chanson»
Toujours sur un fil, soucieuse des autres, Anne Sylvestre qui avait pourtant écrit une chanson pour dire qu’elle ne répond pas aux lettres qu’on lui envoie (c’était «Thérèse») s’en est allée. On pourrait retenir d’elle ces quelques mots extraits de « Il me manquait une chanson» : «Enfin m’est venue une idée, je vous donne tout pêle-mêle, les mots, le cœur, la ritournelle, et c’est vous qui vous la ferez. Elle sera comme vous l’aimez, elle aura tout ce qui lui manque, et moi j’aurai trouvé ma planque, et je pourrai me repose ». Dors en paix Anne, tu n’es plus mais tes chansons demeurent et demeureront.
Jean-Rémi BARLAND