Jean-Marie Palach et Jean-Max Guieu lauréats du Concours de nouvelles de Destimed

Publié le 23 avril 2015 à  22h30 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  18h49

Destimed remercie tous les participants au 1er Concours de nouvelles sur le thème «La Méditerranée, d’une rive à l’autre». Vous avez été nombreux à adresser vos récits qui ont tous été lus avec attention par le jury. Nous avons le plaisir de décerner les deux prix de ce 1er concours aux auteurs suivants :
-1er prix Destimed catégorie auteur déjà publié : Jean-Marie Palach pour sa nouvelle « D’un rivage à l’autre ».
-1er prix Destimed catégorie auteur jamais publié : Jean-Max Guieu pour sa nouvelle « Les oreillettes ».
Nous sommes heureux de publier ces nouvelles. Toutes nos félicitations à ces auteurs et rendez-vous l’année prochaine pour une nouvelle édition du Concours de nouvelles Destimed.

(Photo Philippe Maillé)
(Photo Philippe Maillé)

1er prix Destimed catégorie auteur déjà publié

«D’un rivage à l’autre» de Jean-Marie Palach

Voilà, j’ai rejoint mon poste, un banc, avenue Jules Ferry, au centre de Saint-Raphaël. De là, j’ai une vue plongeante sur le stade d’athlétisme du lycée régional Antoine de Saint-Exupéry, en contrebas. Le spectacle ne va pas tarder à commencer. Je le savoure par avance. Deux heures de pur bonheur.
Et je repense au vieux Jalil, un grand-oncle de ma mère. C’était il y a plus de soixante-dix ans, de l’autre côté de la Méditerranée. J’y coulais une enfance heureuse, fils unique d’un couple de professeurs qui m’adoraient.
Mes parents s’étaient connus à Paris, sur les bancs de l’université. Elle, débarquée de sa Tunisie natale, rêvait d’y retourner, une fois ses études terminées. Lui, natif du Var, a vite compris que la belle ne renoncerait pour rien au monde à son projet. Alors, il l’a suivie, par amour, et a dit adieu aux massifs des Maures et de l’Estérel. Dans la baie de Tunis, il a retrouvé l’infinie variété des couleurs qu’il observait, gamin, depuis le port des pêcheurs, à la sortie de l’école. Les côtes africaines, du Cap
Carthage à Korbous, lui ont offert une palette encore plus lumineuse. Il a troqué les calanques et les criques de son enfance pour un long cordon dunaire alimenté au fil des siècles par les sédiments charriés par la Medjerda et l’oued Miliane. Peu après son arrivée, quand, un soir de novembre, des rafales de vent ont dégénéré en tempête au fond du golfe et se sont abattues sur la ville, il a craint l’apocalypse.
Son épouse l’a rassuré en le couvrant de baisers. Ma naissance a conforté leur union.
Un beau jour de printemps, ma mère a reçu un courrier d’un grand-oncle, le frère de son grand-père, seul survivant de la lignée paternelle. A plus de quatre-vingts ans, Jalil avait décidé de terminer ses jours sur le territoire de ses aïeux. Cet ancien marin avait bourlingué, exploré des terres mystérieuses, commercé avec des tribus sauvages, aimé des femmes sur les cinq continents.
Au crépuscule de sa vie, le vieillard avait préservé suffisamment d’économies pour acheter une modeste demeure, à l’intérieur des terres, non loin de chez nous. Nous prîmes l’habitude de le visiter, le samedi ou le dimanche. Je tombai sous le charme du personnage. Sa conversation me fascinait et ne laissait pas mon père indifférent. Le navigateur en retraite racontait les exploits douteux qu’il avait accomplis, en émaillant ses propos de force jurons. Ma mère, élevée dans la religion et des principes rigoureux et austères, se méfiait de cet oncle hâbleur. Elle espaça nos visites. Jalil lui présenta une requête. Une fois par semaine, le marin souhaitait qu’on le transportât au Cap Sidi Bou Saïd, d’où il pouvait embrasser l’immensité du large.
C’était un vœu simple, facile à exaucer. Ma mère n’osa pas refuser ce plaisir au dernier spécimen de sa parentèle autochtone. Papa se colla à l’ouvrage. Le samedi après-midi, sitôt ses cours achevés, il acheminait le grand-oncle, au volant de notre Simca Aronde flambant neuve acquise à crédit. Quatre heures plus tard, il revenait à la maison, mission accomplie. Invariablement, maman lui passait une main dans les cheveux et faisait mine de dompter la mèche blonde récalcitrante qui lui pendait sur le
front, puis elle l’embrassait tendrement dans le cou. A ses yeux, la demi-journée sacrifiée méritait récompense. Elle l’interrogeait. De semaine en semaine, leur dialogue n’évoluait pas d’un mot.
– Mon chéri, comme tu as dû t’ennuyer ! Je suppose que Jalil t’a encore infligé ses histoires salaces ?
– Pas vraiment, chérie, j’aime bien l’écouter.
– Et le Cap Sidi Bou Saïd, tu dois en avoir ta claque ?
– Non, c’est magnifique, ça change tout le temps avec les nuages, le vent, le soleil, la marée, et puis il y a les bateaux, les oiseaux…
– Oh, mon amour, tu dis ça pour me faire plaisir, parce que je t’oblige à te coltiner cet affreux bonhomme. Je t’admire, mon trésor, je ne serais pas capable de faire ce que tu fais !
Moi, à ce moment, je m’éclipsais. Les entendre roucouler ainsi m’exaspérait. J’en venais à détester le grand-oncle maternel, qui me soustrayait mon père une après-midi entière et provoquait ensuite des effusions dont j’étais exclu. Alors, j’ourdis un plan. Un vendredi soir, éclairé de mon plus beau sourire, je m’introduisis dans la
chambre des parents. Ils lisaient. J’étais censé dormir, ou essayer. Ma mère leva un sourcil dans ma direction. Je devais avoir une solide raison de violer le couvre-feu domestique qu’elle avait instauré.
La Magrébine ne badinait pas avec la discipline. J’avançai une timide explication.
– Maman, est-ce que je pourrais accompagner papa, demain, au Cap Sidi Bou Saïd ? lâchai-je d’une traite.
Silence étonné. Mon père se redressa et regarda prudemment son épouse. Celle-ci hésita. Elle pesait le pour et le contre. Le langage fleuri de Jalil ne contribuerait pas à mon éducation, au sens classique. Mais mon père veillerait à me préserver des déclarations trop choquantes. Elle avait confiance en lui. De plus, mon absence lui donnerait quelques instants de liberté. Ce n’était pas négligeable.
– Jean, qu’est-ce que tu en penses ? finit-elle par murmurer.
C’était gagné ! Papa se réjouissait de partager avec son fils des heures précieuses de promenade dans des paysages magiques. Il n’avait pas voulu me les imposer. L’affaire fut entendue.
Le lendemain, Jalil salua ma présence, à sa manière.
– Tiens, l’asticot nous escorte aujourd’hui ? La louve t’accorde une permission ?
Puis nous partîmes le long de la côte. Dans la voiture, le vieux marin égrena ses souvenirs, en utilisant un vocabulaire imagé. Des femmes aux noms exotiques peuplaient ses confidences. Mon père riait à s’en tordre les côtes. Je ne saisissais pas tout, mais je riais aussi. Parvenu à destination, Jalil marcha jusqu’au point le plus haut et se campa face à la mer, les jambes légèrement écartées. Je m’apprêtai à le suivre. Mon père m’attrapa le bras.
– Laisse-le, Daniel, il préfère être seul. Allons nous balader, nous le récupèrerons dans deux heures.
Deux heures plus tard, Jalil n’avait pas bougé. Il fixait toujours l’horizon, comme s’il cherchait l’élégante silhouette d’un des navires sur lesquels il avait servi. Au retour, il ne prononça pas un mot. Sa bonne humeur l’avait abandonné. Nous le reconduisîmes jusqu’à son pavillon. Il nous remercia d’un sourire contraint et disparut derrière la porte.
– Papa, qu’est-ce qu’il a ? Il est fâché ?
– Pas fâché, mélancolique, un peu triste.
– Pourquoi ?
– Je ne sais pas exactement, sans doute à cause de la vieillesse, il regrette les années passées et tout ce qu’il ne peut plus faire.
– Comme quoi ?
– C’est trop long à expliquer, tu comprendras quand tu seras grand.
Pour mon père, c’était une expression définitive. Elle m’horripilait, mais je savais qu’il était inutile d’insister. Les deux semaines suivantes, nous répétâmes ce manège. Je m’habituai aux bouffées de nostalgies du grand-oncle.
Le dernier samedi du mois me réserva une surprise. A l’heure convenue, Jalil nous attendait sur le seuil de sa bâtisse. Alors qu’il était d’ordinaire habillé simplement, il avait revêtu les habits du dimanche : une chemise blanche, une cravate nouée autour du cou et un costume gris trois pièces. Dans cet ensemble de bonne facture, le vieil officier avait fière allure. Son moral aussi semblait au beau fixe. Dès que nous fûmes à portée de voix, il nous apostropha gaillardement.
– En route moussaillons, et sans mollir, cap sur les sirènes !
J’étais interloqué. La lecture d’Andersen et de l’Odyssée m’avait instruit sur le caractère légendaire de ces créatures mythiques. A force de raconter des histoires, le capitaine échoué à terre avait peut-être fini par les croire. Mon étonnement grandit lorsque je m’aperçus qu’au lieu de s’engager sur la route du littoral, mon père roulait dans une autre direction. Le trajet fut bref et s’acheva devant le stade de la ville.
Jalil entra, presque en courant, dans l’enceinte sportive et grimpa l’escalier des tribunes, jusqu’à une place déterminée des gradins où il s’assit, l’air guilleret.
– Elles arrivent, elles arrivent ! Les sirènes, les sirènes !
Je suivis son regard. En fait de sirènes, les adolescentes du club d’athlétisme local sautillaient à petites foulées sur la piste ovale en cendrée. Sous l’effet de leurs mouvements, leurs seins juvéniles soulevaient le tissu des chemises, tandis que les shorts révélaient des jambes que l’effort colorait de rose.
Nous laissâmes le vétéran à sa contemplation. Lorsqu’il remonta dans notre aronde, ses yeux pétillaient. Sur le court chemin du retour, il devisa aimablement, à l’opposé de son mutisme obstiné après une station prolongée au Cap Sidi Bou Saïd.
Quand nous l’eûmes déposé, mon père planta ses yeux dans les miens.
– Pas un mot à ta mère, nous lui dirons que nous sommes allés voir la mer. Si je lui révèle la vérité, elle y verra malice. Jalil n’a rien fait de mal. Tu comprendras plus tard. La formule honnie m’irrita au plus haut point. Je n’en laissai rien paraître.
A la maison, mes parents entamèrent leur dialogue bien rôdé. L’aplomb de mon père me sidéra. Il mentait sans rougir. Son nez ne s’allongeait pas. Ma mère perçut mon trouble. Fine mouche, elle s’arrangea pour me coincer dans le salon, au moment où papa vaquait au jardin.
– Daniel, quelque chose te dérange ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
J’avouai tout, au-delà de ses espérances, sans mesurer l’enjeu ni les conséquences de ma trahison. D’ailleurs ceux-ci n’éclatèrent pas sur le champ. Ce n’est que le dernier samedi du mois suivant que la mauvaise graine leva en récolte. A peine avions
nous mené notre passager à sa tribune favorite que ma mère surgit de derrière un poteau et agonisa le malheureux vieillard de phrases assassines. Les mots «pervers», «vicieux», «dégueulasse» revenaient régulièrement. Mon père se pinçait pour vérifier qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar. Jalil, stoïque, balayait d’un revers de mains les propos orduriers. Je tremblais de honte.
Attiré par le vacarme, le personnel communal nous évacua en douceur. Mon père tenta vainement de calmer son épouse devenue furie. Elle bouda huit jours. Puis leur amour surmonta cette unique crise. Je ne revis jamais le grand-oncle. Bien plus tard, j’appris qu’il avait quitté la région peu après le scandale du stade. L’hostilité de sa petite-nièce avait dissous les appétits de Tunisie de l’éternel voyageur. Il a préféré mourir ailleurs, dans un pays où personne ne lui reprocherait ses vilaines manies, sources de plaisirs inoffensifs sinon innocents.
Quant à moi, j’ai à mon tour bourlingué sur les mers du monde et fréquenté des femmes splendides. Je les voulais toutes et les ai toutes déçues. Certaines m’ont vraiment aimé, d’autres se sont joué de moi. Je n’en ai su retenir aucune.
Et j’ai enfin compris les paroles de mon père. Alors, pour boucler la boucle, j’ai acheté un appartement à Saint-Raphaël, le berceau de mes ancêtres paternels. Chaque jour, pendant des heures, je contemple la grande bleue et je songe aux belles années écoulées.
Une fois par mois, vêtu des plus gracieux habits de ma garde-robe, je me cale sur mon banc favori, avenue Jules Ferry, au-dessus du stade du lycée.
Là, solitaire, j’attends l’apparition des sirènes.

1er prix Destimed catégorie auteur jamais publié

«Les Oreillettes» de Jean-Max Guieu

C’est terrible lorsqu’un petit magasin ferme. Un peu comme si la vie d’un quartier se réduisait encore. La poissonnière, le droguiste, la papeterie, la mercerie… Petit à petit, ils avaient disparu, les uns après les autres : c’était moins cher à la grande surface, et il y avait tellement plus de choix; sans compter que c’était tellement plus pratique de pouvoir acheter les yaourts, les merlans congelés et la boite de peinture au même endroit ! Sauf pour le pain et les gâteaux ! Pour ça, il fallait un tour de main que, seul, un artisan qui aimait son métier pouvait procurer.
Est-ce que vous pensez vraiment, vous, que les gens font la différence entre les millefeuilles du pâtissier et ceux sous cellophane?
Mais, enfin! Bien sûr que oui!
Et pour le pain?
Bè, pour le pain, c’est pareil. Qu’est-ce que vous croyez?
C’est pour ça que lorsqu’une boulangerie-pâtisserie ferme, les gens se demandent d’abord ce qui va se passer, si un autre viendra continuer la pratique, et comment sera son pain, patin-couffin. Mais, ensuite, bien vite, ils s’inquiètent de savoir si le magasin ne sera pas plutôt transformé en agence immobilière.
Eh oui! C’est qu’on déménage de plus en plus dans le quartier! Et voilà comment les choses finissent par évoluer : les vieux ne savent plus où aller faire les commissions, les familles partent pour être plus près des supermarchés et du métro, et de nouveaux venus s’installent. Les habitudes changent : là où des retraités venaient auparavant prendre le frais sur les bancs de la place, des gosses font maintenant du skate-board, et les trottoirs autrefois animés deviennent des parkings pour les voitures de gens qui ne se connaissent même pas.
Le boulanger de la Place de l’Église était resté. Avec un bon ouvrier pâtissier, il arrivait à lancer plusieurs fournées et à faire, en plus, de la viennoiserie : des croissants, des brioches, des pains au chocolat, des chaussons à la frangipane. Juste à côté, la vieille épicière avait passé la main à une famille de Nord-Africains. Au moins, les gens du quartier pouvaient y trouver, même tard dans la soirée, de beaux fruits et légumes, mais aussi du café, des pâtes ou des œufs. En fait, les deux magasins se soutenaient l’un l’autre, et pas seulement pour attirer la clientèle : le dimanche matin, à la bourre, Zohra venait aider Isabelle à mettre ses petits fours dans des boites à gâteaux.
Et puis, tè, d’un coup, voilà que, comme ça, le boulanger avait fait une dépression. Avec tentative de suicide, l’ambulance, la maison de repos et tout le saint-frusquin. La boulangerie ferma et, d’après le psychiatre, ce n’était pas demain la veille qu’il reprendrait : il ne voulait même plus en entendre parler! Isabelle dut donner alors congé au vieil ouvrier pâtissier.
Leur vieille cousine de Courthezon vint la rejoindre pour passer quelques jours avec elle. Et Zohra venait leur tenir compagnie l’après-midi : le magasin d’alimentation, c’était le fief du mari, une affaire d’hommes. Elle n’était même pas censée tenir la caisse! Alors, dans l’arrière-boutique de la boulangerie, au rideau de fer tiré, on bavardait entre femmes, en buvant du thé, en faisant un peu de couture, en regardant les feuilletons à la télé. Mais, elles avaient beau ne pas en parler, l’odeur de froment et de fleur d’oranger flottait encore partout et leur montait à la tête. C’était un peu triste tout de même d’imaginer le four et le pétrin inutiles, avec tous ces sacs de farine entassés dans un coin du fournil. Et, tout en papotant, elles finirent par épuiser ce qui restait de gâteaux secs dans la boutique. Et puis, elles attaquèrent les boites de calissons et de chocolats.
Elles riaient bien aussi de temps en temps. Comme de petites filles. On se passait des robes, on comparait les bijoux. Zohra montrait comment nouer son foulard à l’algérienne autour de ses cheveux au henné. La cousine de Courtheson se faisait maquiller comme sur les couvertures de magazines, Isabelle leur faisait faire de l’aérobic avec ses vidéos. On parlait des familles et de politique, de libération des femmes, de l’assimilation des immigrés, et de l’ennui des citadins retraités dans des villages isolés.
Un beau jour, Zohra apporta une assiette remplie de petits beignets dorés, recouverts d’une serviette.
– Oh la la! Des oreillettes! s’écria Isabelle. Il y a tellement longtemps que je n’en ai pas eu!
– C’est vrai, dit la cousine, mais qu’est-ce que tu veux, plus personne de nos jours ne se voit avec de l’huile bouillante dans une friteuse!
‒ Qu’elles sont belles, Zohra! Et comme c’est gentil! Et, en plus, une vieille recette provençale! Après ça, il y aura encore des gens qui diront que tu ne t’assimiles pas!
– Qué, recette provençale? répondit Zohra. Ce sont des griouchs!
– Des quoi?
– Des griouchs!
– Mais enfin, Zohra, ce sont des oreillettes!
– Mais goûtez-les donc, insista Zohra.
Isabelle goûta :
– Bè, c’est ça. J’ai bien raison : ce sont des oreillettes! Et puis alors, elles sont bonnes, avec ce miel! Ça change un peu du sucre-glace!
– Enfin, c’est du moins ce que vous autres, à Marseille, vous appelez des oreillettes, remarqua la cousine. En fait, je m’excuse, Isabelle, mais ce sont des bugnes arlésiennes.
– Mais, elle n’est pas un peu belle, elle? Qu’est-ce que tu racontes? Qué bugnes? Ce sont des oreillettes! Ma mère en faisait des cargaisons quand j’étais petite pour la mi-carême. Je sais ce que je dis!
Alors, Zohra leur expliqua que depuis toujours aussi on faisait ça dans sa famille, à Tlemcen, pour la fin du Ramadan. Et que ça s’appelait des griouchs.
– D’ailleurs, dit-elle, tenez : appelez la petite Tunisienne en face : elle vous le dira!
La Tunisienne confirma qu’elle faisait aussi des beignets en torsade pour le Ramadan. Mais que, pour elle, c’étaient des mahalkras.
On compara les recettes. La même chose, à un poil près.
La belle-sœur de la Tunisienne, consultée, s’en mêla elle aussi :
– Moi, chez moi, ils appellent ça des shebbakias!
On se décida à vérifier dans les livres de cuisine. Pas de recette d’oreillettes! C’est vrai que plus personne ne faisait de grosse friture à la maison. Et encore moins de beignets croustillants, gras et sucrés! Mais tout le monde pourtant se souvenait du goût de leur enfance. Et tout le monde en mangerait bien. Et plus souvent. Si seulement, on n’avait pas à les faire soi-même…
– Vous ne savez pas à quoi je pense? dit la boulangère, pendant que la cousine feuilletait encore les livres de recettes.
– Je crois que je devine, répondit Zhora avec un petit rire.
– Oui. Et, si nous devenions marchandes d’oreillettes?
– De griouchs, la taquina Zhora.
‒ Arrêtez de vous disputer, les filles, interrompit la cousine. Dans le livre, en français, à Paris, ils appellent ça des merveilles!
– Des merveilles? Ça alors! Première nouvelle!
Le magasin d’alimentation du mari de Zohra, aujourd’hui, sert de dépôt de pain. On verra ce qui se passera quand le boulanger reviendra. Mais ils n’ont pas fait long feu, les sacs de farine du fournil! A présent qu’elles sont associées, Isabelle et Zohra font frire à tour de rôle toute la journée, qui des oreillettes, qui des griouchs. Mais c’est pareil et ça n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance, puisque c’est la seule chose qu’on trouve à acheter dans la boutique, maintenant!
Et puis ça se vend bien, vous savez!
‒ Tè, donnez-moi-z-en un demi-kilo, que je monte voir ma tante à Bois-Luzy.
– Moi, mettez-moi-les dans un sac, c’est pour manger tout de suite!
Ça a même redonné de la vie au coin de rue en attirant du monde. Tant et si bien que, comme il y a des clients qui viennent de loin pour acheter leurs pâtisseries « maison », ils peuvent bien les appeler un peu comme ils veulent :
– Je voudrais quelques ganses de Valensole, s’il vous plait!
‒ Servez-moi une livre de fasenachtskiechle.
– Dites, ils sont bien d’aujourd’hui, vos galans?
– On peut passer une commande de bánh-cà-vạt vietnamiens pour demain, madame?
– C’est une de vos clientes de la rue Paradis qui m’a dit que vos croquignols étaient excellents!
– Salutu, mi scusu, vous avez des frappes de Corse?
– Et moi, pesez-moi une livre de sopapillas, por favor!
– Je suis venue depuis Allauch pour essayer vos fameux beignets de carnaval antillais!
‒ Ils sont vraiment bons, vos cenci alla fiorentina!
– Mettez-moi un sachet de bottereaux nantais, madame.
‒ Et moi, je reviens pour vos chruschici polonais typiques.
Comme quoi, à quelques détails près, apparemment originaires de multiples voisinages, ce sont souvent, à quelques détails près, des recettes similaires mais interprétées différemment qui naviguent, comme les gens, vers de nouveaux rivages. Et puis se retrouvent pour renaître et même, pourquoi pas, redonner de la vie tout autour. Comme ces griouchs et ces oreillettes dans la pâtisserie réanimée de la Place de l’Église. Où, bien évidemment, certains dimanches, la vieille cousine descend de Courthezon pour les aider à vendre ce qu’elle s’obstine à appeler des bugnes arlésiennes.

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