LE TRISTE ANNIVERSAIRE DE LA CRISE DE LA DETTE

Publié le 10 mai 2013 à  1h00 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  15h41

L’Espagne plongée dans l’austérité depuis déjà trois ans
C’est lors de la terrible matinée du dimanche 9 mai 2010 que le destin de l’Espagne a basculé. En ce jour de fermeture des marchés, sous la pression de la troïka, le Premier ministre socialiste espagnol José Luis Zapatero a accepté la mise en place d’une politique de rigueur dont les effets se révéleront meurtriers pour l’économie ibérique. Mille jours d’austérité plus tard, le chômage atteint des niveaux jamais vus alors que l’on ne compte plus les reculs sociaux. Mais surtout, ce sont les idées même de démocratie et d’Europe qui sont en crise de l’autre côté des Pyrénées.

Chômage record, reculs sociaux, revenu par habitant revenu au niveau de celui de l'année 2002 : les médias espagnols n'hésitent pas à parler de
Chômage record, reculs sociaux, revenu par habitant revenu au niveau de celui de l’année 2002 : les médias espagnols n’hésitent pas à parler de

C’est un terrible anniversaire qu’a célébré l’Espagne ce jeudi 9 mai 2013 : cela fait désormais trois ans que la péninsule a plongé dans l’austérité. Plus de mille jours se sont en effet écoulés depuis cette terrible matinée du 9 mai 2010, un jour de fermeture des marchés financiers, lors de laquelle les ministres de l’Economie et des Finances de l’Eurogroupe ont fait pression jusqu’à la limite du possible sur le gouvernement de José Luis Zapatero pour qu’il change de politique économique. De la combinaison entre la croissance et l’assainissement budgétaire que le dirigeant socialiste prétendait appliquer, l’Espagne est passée à une politique de rigueur meurtrière et de sacrifices constants qui ouvrira la longue ère d’austérité dans laquelle le pays est depuis installé. « Plus de mille jours de reculs constants dans des domaines clés de la vie quotidienne tels que l’emploi, le maintien du pouvoir d’achat ou la protection sociale, et dans la qualité de la démocratie », résume le quotidien espagnol « El País ».
A ce moment-là, l’Espagne avait un déficit public de 11,2% alors que le chômage touchait 20,15% de la population active, soit 4,6 millions de personnes. Trois ans d’austérité plus tard, la péninsule compte 6,2 millions de chômeurs, un total jamais atteint, et le taux le plus haut depuis 1976, l’année suivant la mort de Franco. Un taux de chômage qui atteint 57% chez les jeunes. Au regard de ces statistiques, le verdict est sans appel : c’est bien un bond de trois décennies et demi en arrière qu’a fait l’Espagne depuis le début de la crise, elle qui, grâce à une croissance très forte dans les années 2000, est devenue la 12e puissance économique mondiale, la 5e de l’Union européenne.
Dans la déclaration des ministres européens ce dimanche de sinistre mémoire, il était convenu de créer le Mécanisme européen de stabilisation financière afin de venir en aide aux pays en difficulté, en échange duquel se sont accélérés les plans d’assainissement budgétaire et les réformes structurelles en Espagne et au Portugal. Trois jours plus tard, le mercredi 13 mai 2010, c’est un José Luis Zapatero K-O qui comparaît devant le Congrès et laisse sans voix les députés en annonçant une série de coupes budgétaires inédites dans la jeune histoire de la démocratie espagnole : réduction des salaires des fonctionnaires, blocage des pensions de retraite à l’exception des plus basses, suppression du chèque-bébé de 2 500 € approuvé peu de temps auparavant pour stimuler la natalité, diminution de l’investissement public, de l’aide au développement et du financement de la dépendance ou encore mise en place de l’épargne obligatoire dans les régions.

Eviter coûte que coûte l’intervention directe des hommes en noir de la troïka

En agissant ainsi, José Luis Zapatero tentait désespérément d’éviter à l’Espagne ce qu’ont connu la Grèce, le Portugal et l’Irlande, à savoir qu’elle soit directement gouvernée par les hommes en noir issus de la troïka composée par la Commission européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire International (FMI). Ces derniers imposent dans ces trois pays des programmes d’ajustement très lourds en échange d’aides massives venues d’Europe. Alors certes, il n’y aura pas d’intervention directe en Espagne. Mais ce plan coûtera tout d’abord à José Luis Zapatero la direction du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), puis la défaite la plus retentissante des socialistes dans toute élection depuis 1977.
Le 9 mai 2010 a ainsi inauguré en Espagne une étape d’austérité qui a changé la manière de vivre et de penser de la majorité des citoyens : l’économie de la peur marquée par l’incertitude, l’insécurité économique, une répartition des revenus chaque fois plus régressive ou l’inactivité, a laissé place à l’économie de la souffrance caractérisée par le chômage, la paupérisation, la réduction de la protection sociale ou la mortalité des entreprises.
Ironie de l’histoire, ce renoncement de José Luis Zapatero est intervenu presque 29 ans jour pour jour après l’élection de l’autre côté des Pyrénées de François Mitterrand le 10 mai 1981. Après être devenu le premier président socialiste de la Ve République française, ce dernier avait dû lui aussi, dès 1982, renoncer à son programme alors très ancré à gauche (augmentation du salaire minimum, augmentation du déficit pour accroître les investissements publics, réduction du temps de travail avec la semaine des 39 heures et la 5e semaine de congés payés ou encore la nationalisation de 36 banques, que la droite privatisera à nouveau dès 1986).
Un an après la mise en œuvre de ce programme d’« austérité autoritaire », que l’on appelle ainsi car il est imposé, l’économie espagnole est victime, au cours de l’été 2011, d’attaques spéculatives avec une prime de risque qui augmente sans cesse pour atteindre des sommets toujours plus incontrôlables. C’est le moment que choisit José Luis Zapatero pour convoquer des élections générales le 20 novembre de cette année-là dont l’issue ne fait guère de mystère tous les sondages accordant la majorité absolue au Parte Popular (droite).

Quand le gouverneur de la Banque d’Espagne exige depuis Francfort ce qu’il n’obtient pas depuis Madrid

La BCE envoie pour sa part une lettre aux gouvernements espagnol et italien dirigé alors par Silvio Berlusconi. Contrairement à son homologue ibérique, « Il Cavaliere » ne manquera pas de rendre publique cette missive qui enjoint d’ajuster encore plus leurs économies respectives et de mettre en œuvre des réformes fondamentales. Dans le cas espagnol, il s’agit du deuxième tour de vis en quelques mois seulement. Ardente défenseure de sa propre indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques, la BCE s’autorise à réclamer du gouvernement espagnol une profonde réforme du travail, l’élimination du lien entre les salaires et l’inflation, de nouveaux ajustements budgétaires, et l’activation de réformes touchant l’énergie, le logement locatif et des services professionnels.
La particularité de la missive est qu’elle est signée en premier lieu par Miguel Angel Fernández Ordóñez, gouverneur de la Banque d’Espagne et membre de l’équipe dirigeante de la BCE, et seulement ensuite par Jean-Claude Trichet, gouverneur de cette même BCE : Miguel Angel Fernández Ordóñez agit ainsi depuis Francfort pour obtenir ce que José Luis Zapatero ne lui concède pas depuis Madrid. La contrepartie de ces nouveaux ajustements et de ces réformes est l’aide qu’accordera l’autorité monétaire pour permettre à l’Espagne de résister à la vague d’attaques des marchés financiers. Et le Premier ministre espagnol cède en expliquant que « le bombardement spéculatif dont souffre l’Espagne est comparable à celui subi par les Américains à Pearl Harbour ».
Enfin, José Luis Zapatero met en œuvre une réforme de l’article 135 de la Constitution espagnole dans le but de calmer définitivement les marchés. Un acte politique qui fut le plus polémique de tous de l’autre côté des Pyrénées. Dans un pays comme l’Espagne où les deux principaux partis ont toujours été incapables de se mettre d’accord sur l’actualisation de principes constitutionnels considérés par beaucoup comme obsolètes – comme par exemple la succession héréditaire dans la monarchie -, voilà que le PSOE et le PP se mettent d’accord sans sourciller pour incorporer une règle budgétaire dans la Constitution qui vise à limiter le déficit structurel à sa plus simple expression, plafonner la dette publique, et, surtout, donner la priorité au paiement des crédits du capital et des intérêts de la dette publique des administrations au détriment de toute autre obligation qu’elle soit en matière de santé, d’éducation, de chômage, de retraites ou de dépendance. La demande historique de la droite européenne de renoncer à l’arme de la politique budgétaire fut ainsi acceptée sans le moindre débat par un gouvernement socialiste !

« Le gouvernement démocratique espagnol, qu’il soit de droite ou de gauche, a été forcé de faire abstraction de la volonté du peuple qu’il gouverne »

Et l’arrivée au pouvoir depuis un an et demi du Premier ministre de droite Mariano Rajoy n’a rien changé à la donne. Une fois arrivée à La Moncloa, le siège de la présidence du gouvernement espagnol, ce dernier a jeté à la poubelle le programme électoral avec lequel il avait gagné les élections à la majorité absolue pour se plier à son tour aux exigences de Bruxelles. Ce qui amène à s’interroger sur l’état actuel de la démocratie espagnole, comme ne manque pas de le faire le quotidien « El País ». « Le gouvernement démocratique espagnol, qu’il soit de droite ou de gauche, a été forcé de faire abstraction de la volonté du peuple qu’il gouverne », analyse le journal madrilène. José Ignacio Torreblanca, de la Fondation des Alternatives, souligne pour sa part, dans son rapport sur la démocratie en Espagne daté de 2013, qu’« il y a une perception dominante que la marge de manœuvre des gouvernements nationaux a été réduite au-delà de ce qui est acceptable du point de vue de la démocratie » : les gouvernements nationaux, démocratiquement élus, n’ont désormais pas d’autre alternative que d’assumer les prescriptions technocratiques émanant de Bruxelles, Francfort et Washington.
Ce constat d’impuissance des pouvoirs politiques nourrira en Espagne deux mouvements. Tout d’abord, celui des « Indignados » qui proclameront en 2011 sur la Puerta del Sol et dans les principales villes du pays « Ils ne nous représentent pas », « tous les politiques sont les mêmes » ou « ils l’appellent démocratie mais ça ne l’est pas ».
Enfin, à l’heure où on fêtait l’Europe ce 9 mai place Bargemon à Marseille, c’est bien l’anniversaire de l’austérité que l’on célébrait de l’autre côté des Pyrénées tant l’idée européenne y souffre désormais d’un niveau record de désaffection citoyenne. Au début de la crise, en 2007, 65% des Espagnols confiaient leur confiance en l’Europe et seulement 23% exprimaient leur suspicion. A la fin de l’année 2012, 72% ont exprimé des préjugés envers l’Union européenne et la part de ceux qui croient encore en elle atteint à peine 20%…
A l’arrivée, le bilan que l’on peut dresser de ces mille jours d’austérité en Espagne, de coupes budgétaires, d’ajustements et de sacrifices toujours dans la même direction, est terrible en termes de pauvreté et d’inégalité. Le revenu par habitant s’établit en effet aujourd’hui à un niveau similaire à celui de 2002 ! de sorte qu’en considérant uniquement cet indicateur, on pourrait parler, comme le fait « El País », de « la décennie perdue ».

Andoni CARVALHO

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