La Boîte à Polars de Jean-Rémi Barland. « Fin de siècle » de Sébastien Gendron : quand George Orwell rejoue « Les dents de la mer » sur fond d’ »Ultra-moderne solitude »

Publié le 21 avril 2020 à  13h21 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  11h15

Sébastien Gendron signe un conte noir et délirant qui est aussi une fable sur ce que Souchon appelle en chantant notre «ultra-moderne solitude ». (Photo D.R)
Sébastien Gendron signe un conte noir et délirant qui est aussi une fable sur ce que Souchon appelle en chantant notre «ultra-moderne solitude ». (Photo D.R)

2022. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les grands pétroleurs font beaucoup moins les malins. «Les mers sont rapidement devenues plus propres, la poiscaille a proliféré» et «pour le plus grand plaisir des climatosceptiques, on n’a jamais atteint les niveaux alarmants de montées des eaux que prédisaient les climato-anxieux». La planète n’ayant jamais été aussi bleue que depuis l’espace, il semblerait que «Poséidon y a jeté un bloc de Canard WC ». Ce qui n’empêche pas d’étranges événements troublants de se produire un peu partout. «Pour la plupart, il s’agit d’accidents de la circulation, et pour un nombre tout à fait quantifiable, les causes en restent indéterminées». Là c’est un véhicule qui chute dans un fleuve, le conducteur ne présentant aucun état d’ébriété, la chaussée du pont sur lequel il roulait s’étant dérobée sous lui. Plus loin c’est une collision avec un objet, un véhicule, une personne, «bref un corps dont il ne reste aucune trace, si ce n’est l’impact sur les carrosseries après l’accrochage». De Marrakech à Paris, tous les témoignages des personnes victimes d’accidents qui ont survécu évoquent «un brusque changement de paysage qui n’aurait duré que quelques secondes» et «l’apparition subite d’un attelage antédiluvien que personne sous l’effet de la surprise n’aurait été en capacité d’éviter». Un attelage constitué de bœufs, d’ânes, de chevaux. Étrange, l’année 2022 qui voit également réapparaître de grands pingouins sur les côtes du Yorkshire, «une espèce pourtant déclarée éteinte depuis un siècle et demi» ainsi que le surgissement sur la plage de Brito au Portugal d’une femelle mégalodon mesurant trente mètre de long. Signalant ainsi le retour sur terre de ces requins géants revenus des temps préhistoriques de façon inexplicable. Pas très accommodants ces monstres marins sont très expéditifs. Ils saisissent leurs victimes par la taille, mais pas façon Steven Spielberg sans aucun brin de fantaisie joueuse, donc, coupant et avalant ses proies en un rien de temps. Ajoutez qu’au mois de juin de la même année la République du Congo s’apprête à envoyer dans l’espace son premier vol habité…. par un Blanc, un Français un certain Claude Carven, fils de Victor Carven l’empereur mondial du béton armé. En Afrique du Sud, on suivra les pérégrinations du faussaire Jonathan Koestler, comment il a fui avec sa femme Armel sa villa française de Roquebrune-Cap-Martin après l’assassinat dans la maison voisine de Perdita Baron, sauvagement agressée par un certain Marcello Celentano, un amoureux de la torture âgé de 33 ans qui finira lui-même décapité par sa propre mère. Jonathan donc qui s’emploie à détourner des œuvres d’art (les plus chères du monde contemporain) pour les modifier et en faire de nouveaux objets à la provenance indécelable.

Portraits au vitriol

Signé Sébastien Gendron «Fin de siècle» qui emprunte son titre à une chanson au fabuleux groupe The Divine Comedy, est un thriller déjanté, un conte noir et délirant, une fable sur l’effondrement qui oscille entre le «1984 » de Orwell, «Les dents de la mer» de Spielberg, les romans de Barjavel, notamment «Le grand secret », les films de Jacques Demy, les romances de Michel Legrand et la violence brut des morceaux de Noir désir peuplent son récit de dizaines de personnages singuliers. L’auteur brosse des portraits assez croquignolesques et sans complaisance. Celui du second du Commandant Ramirez Quint par exemple décrit comme un beau gosse de 21 ans, à la mâchoire carrée et au poil ras, «à peu près aussi con mais utile que que le revêtement en caoutchouc du volant qu’il ne tient que d’une main alors que le zodiac file paisiblement à 20 nœuds en direction de la herse».

Une herse de vingt huit fois la Tour Eiffel

La herse justement. Parlons-en. Celle de Gibraltar en particulier constitue avec une autre une sorte de barrière protectrice dressée en Méditerranée protégeant le monde des ultra-riches concentrés entre Gibraltar et Port-Saïd. D’une grandeur équivalente à 28 fois la Tour Eiffel, construite en douze mois, entraînant dans la mort un nombre incalculable d’ouvriers, elle vient de céder. Et si personne ne le sait sur le coup, les requins mégalodons s’en apercevront rapidement. D’où leur festin de mort, et leur carnage à volonté ! Critique d’une société sacrifiant l’humain au nom de la rentabilité à tout prix, précisons que l’entreprise publique gérant ces grilles à été vendue à un fonds de pension canadien qui a négligé son entretien. «Fin de siècle» qui pourrait s’appeler aussi «Fin de partie» façon Beckett, dénonce l’aveuglante course au profit. C’est aussi une sorte de comédie du style «Affreux, sales et méchants», où se rejoignent dans un même élan cynique puissants et damnés de la terre. L’auteur, plus anarchiste que gendarme du bien-pensant, se garde de tout propos moralisateur. Posant des questions notamment sur les outrages subies par les femmes, et sur la société qui corrompt l’homme rendu sauvage par des événements extérieurs à lui, montrant l’absurdité des systèmes économiques, hymne réjouissant d’une nature hostile reprenant violemment ses droits, Sébastien Gendron signe un roman noir, où l’on verra comment l’homme, loup pour l’homme construisant sans repères moraux kantiens une sorte de «meilleur des mondes» court à sa perte. C’est un régal, et, à l’image du repas fait par les mégalodons ça se dévore… sans retenue.
Jean-Rémi BARLAND

«Fin de siècle» de Sébastien Gendron paru chez Gallimard, 230 pages, 19 €

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