La Criée de Marseille. ‘Tartuffe’ de Molière revisité par Macha Makeïeff : Mephisto chez Kubrick et Pasolini

Publié le 5 novembre 2021 à  12h25 - Dernière mise à  jour le 2 novembre 2022 à  18h08

Grande comédie qui dénonce hypocrisie et duplicité, le «Tartuffe» de Molière (1669) continue de troubler et donne lieu à des lectures parfois très conventionnelles où les personnages périphériques sont traités de manière superficielle. Avec Macha Makeïef c’est tout le contraire, et nous sommes si surpris par l’audace, l’intelligence, la modernité de sa mise en scène, qui sert néanmoins le texte sans le trahir, que nous avons l’impression de s’immerger dans la pièce pour la première fois.

Xavier Gallais et Vincent Winterhalter dans Tartuffe ® Pascal Gely
Xavier Gallais et Vincent Winterhalter dans Tartuffe ® Pascal Gely

Dans un décor futuriste en forme de boîtes à musique géantes, représentant un hôtel particulier avec piste de danse, et chaises bleues disposées derrière un grand rideau blanc, surgissent les protagonistes de cette étrange affaire de mœurs où Tartuffe est une sorte de voyageur sans bagages qui «séant s’impatronise» et s’impose comme le visiteur énigmatique du «Théorème de Pasolini ». Pour accueillir cet «Envoyé», dont on ne sait pas d’où il vient, lui ouvrir sa porte et beaucoup son cœur, beaucoup même, tellement il demeure constamment fasciné par son charisme de prédateur, apparaît Orgon.

En général on rend ce personnage superficiel, le faisant jouer de manière grotesque une partition ridicule. Macha Makeïeff prend le contre-pied de tout cela, et transforme Orgon en chef d’orchestre, administrateur d’une maison qu’il veut préserver de toute agression extérieure, en faisant de lui un être tragique, rongé par la peur du vide, qui parle net, sec, et qui physiquement ressemble à un patron du CAC 40. Comme tous les autres comédiens dirigés par Macha Makeïeff, l’exceptionnel Vincent Winterhalter qui sera sur la scène de La Criée en alternance avec Arthur Igual, ne joue pas son rôle mais l’incarne et nous secoue.

Tartuffe: des adolescents souffrant de l’égoïsme des adultes ©Pascal Gely
Tartuffe: des adolescents souffrant de l’égoïsme des adultes ©Pascal Gely

Autre qualité majeure de la mise en scène de Macha Makeïeff est la façon dont elle inscrit les jeunes personnages de ce suspense en leur demandant d’illustrer physiquement leurs propos révoltés. Ainsi, adolescents souffrant de l’égoïsme des adultes, écœurés par la présence du prédateur, ils bousculent Tartuffe, le malmènent, le menacent même. Exceptionnels eux aussi, Jean-Baptiste Le Vaillant, -Valère, l’amant de Marianne, enfant gâté, un peu goujat, et très maladroit, dandy libre, libertin, libertaire-, Loïc Mobihan, (Damis le fils d’Orgon) agitant un club de golf qu’il pourrait bien écraser sur la tête de Tartuffe, contribuent à établir un parallèle avec le film de Stanley Kubrick «Orange mécanique» dont nous avons ici quelques éléments en référence. Pour une fois il y a corrélation entre les gestes des personnages et leurs pensées. Présence magnétique aussi de Jin Xuan Mao, qui impose un Cléante, frère d’Elmire comme on ne le voit non plus jamais. Il est combatif, précis dans ses menaces à l’encontre de Tartuffe, et comme les jeunes autres personnages masculins qui ont tous l’âge du rôle, il ne tombe jamais dans les habits décoratifs dont on affuble en général la vision que l’on a d’eux.

Vision féministe

Macha Makeieff livre ici un hymne féministe de vaste ampleur. Avec en tête Dorine (Irina Solano), intrigante émancipée et intrusive, ce sont des combattantes de l’émancipation qui s’agitent ici contre tartuffe. Bouleversante Elmire, l’épouse d’Orgon dont on se dit qu’elle pourrait représenter les mères et les femmes d’aujourd’hui, le rôle étant tenu en mode haut de gamme par Hélène Bressiant. Troublante Mariane fille d’Orgon, déchirée par la décision de son père de se marier avec un homme qui la dégoûte, doit à la prestation nuancée, et puissante de Nacima Bekhtaoui, son côté troublant. En opposition, comme pour mieux faire ressortir les qualités morales des membres de la maison Madame Pernelle, la mère d’Orgon qui veut qu’on la délivre de tous, est ici présentée comme une allumée, finissant certaines de ses phrases en mode envolée lyrique. Jeanne-Marie Lévy est dans cet emploi irrésistible de drôlerie, et rend la pièce très musicale. Avec d’ailleurs une référence très précise à l’opéra «La flûte enchantée» et une sorte de chorégraphie autour de la scène où l’on voit les prêtres du Temple des épreuves.

La musique de Luis Fernando Perez

Qui dit musique dit interprète pour la mettre en forme. C’est au pianiste Luis Fernando Perez qu’a échu cette mission. Bien connu des Festivaliers de la Roque d’Anthéron, ce pianiste flamboyant qui vient d’enregistrer chez Mirare, un album consacré à Rachmaninov a parsemé sa partition de clins d’œil aux films de Kubrick, Pasolini, aux partitions de Nino Rota ou Ligeti. Il éclaire la pièce d’une façon lumineuse, et apparaît inquiétant en Laurent, le faux dévot qui assiste Tartuffe, à qui Macha Makeïeff fait traverser souvent la scène.

Xavier Gallais, Tartuffe tellurique

Xavier Gallais et Jin Xuan Mao dans Tartuffe ® Pascal Gely
Xavier Gallais et Jin Xuan Mao dans Tartuffe ® Pascal Gely

Et puis, il y a au centre du motif et tout de noir vêtu, Xavier Gallais qui compose un Tartuffe tellurique, devenu ici un dérangeant et inquiétant prédateur sexuel. Acteur exceptionnel au théâtre que l’on a vu, entre autres, dans «Le prince de Hombourg», «Les Grecs», «Du cristal à la fumée », «La fin de l’homme rouge», «Splendid’s» de Jean Genet, «Providence » de Neil Labute, «Baby Doll », et qui marqua les esprits au cinéma dans «Deux jours à tuer» de Jean Becker où il apparaissait en auto-stoppeur le temps d’une scène d’anthologie, Xavier Gallais porte le rôle à un degré d’incandescence absolue. Tartuffe grimaçant, sorte de Mephisto débarquant chez Kubrick et Pasolini, rappelant par moment le Hannibal Lecter du «Silence des agneaux», il crève les planches. Macha Makeïeff n’oblitère en rien tous les gestes déplacés de son personnage et du coup Xavier Gallais signe une partition du mal qui secoue et qui demeure de vaste ampleur.

L’humour en filigrane

Et puis, il y a bien sûr l’humour dévastateur de Molière que la metteuse en scène restitue dans des costumes colorés, tirant sur le jaune avec chemise rose, lunettes noires, et interprétation inattendue de Mi Corazon. Le personnage le plus drôle étant de mon point de vue, celui de Monsieur Loyal, « natif de Normandie, huissier à verge, en dépit de l’envie » qui sous les traits de Pascal Ternisien fait hurler la salle de rire. On notera la présence par la voix de Pascal Rénéric (L’exempt), acteur qui se signala dans «Oncle Paul », « La fuite » (un des spectacles phares de La Criée, ou « L’école des femmes » dans une mise en scène de Jacques Lassalle.

Enrichi par les lumières de Jean Bellorini, le créateur de «Tempête sous un crâne », chef-d’oeuvre théâtral d’après «Les Misérables» de Victor Hugo, le son de Sébastien Trouvé, la danse de Guillaume Siard, les coiffures et maquillages de Cécile Kretschmar, et la régie générale de André Neri, ce «Tartuffe » s’affirme comme l’une des plus ambitieuses productions que l’on a faite de la pièce, où le texte est donné en version intégrale avec des comédiens à la diction nette, ample et sonore.
Jean-Rémi BARLAND

A La Criée de Marseille, jusqu’au 26 novembre. A 20h. Sauf le mercredi à 19h, le dimanche à 16h. Scolaires, le vendredi 12 novembre, et le jeudi 18 novembre à 14h15. Plus d’info et réservations: theatre-lacriee.com

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