La boîte à Polars de Jean-Rémi Barland. ‘La fille qu’on appelle’ de Tanguy Viel: Tour de force narratif pour un roman noir en forme de huis clos

Publié le 26 juin 2022 à  21h28 - Dernière mise à  jour le 7 novembre 2022 à  8h27

Tanguy Viel arpenteurs de la comédie humaine (Photo Yann Dissez)
Tanguy Viel arpenteurs de la comédie humaine (Photo Yann Dissez)

A la fin de «L’inspecteur Cadavre» le commissaire Maigret lance à un de ses collègues : «Il y a une expression qui me paraît la plus hideuse de tout le vocabulaire mondain ou populaire une expression qui me fait sursauter ou grincer des dents chaque fois que je t’entends… savez-vous ce que c’est ?» Son interlocuteur répondant : «Non» Maigret lui répond : «Tout s’arrange». Et dans le vacarme grandissant d’un train qui arrivait lui cria : « Or, vous verrez que tout s’arrangera».

A quelques détails près c’est exactement ce que pourrait penser Laura Le Corre la protagoniste principale de «La fille qu’on appelle», voyant sa plainte classée sans suite, les affaires s’arrangeant donc pour celui qu’elle dénonça, et dont on devine les turpitudes réelles bien que niées. Une manière de rejouer le célèbre «que vous soyez puissant ou misérable les jugements de cour vous rendront blanc ou noir». Le critique littéraire et écrivain Jérôme Garcin avait tout à fait résumer l’esprit de ce polar en forme de huis clos écrivant dans L’Obs : «Tanguy Viel l’auteur de « Article 353 du code pénal » (son livre précédent), monte et démonte sous nos yeux, écrou après écrou, la machine à broyer les humbles, et à affranchir les puissants, ordures comprises». Une manière de décliner sous d’autres formes ce «tout s’arrange » manière bourgeoise de glisser les horreurs privées sous le tapis public. Tanguy Viel, arpenteur de l’âme humaine et dézingueur des hypocrisies sociales, des forfaitures, des mensonges et des abus sexuels nous stupéfie ici en nous proposant une intrigue assez simple qui comme souvent avec les grands romans tient dans le creux de la main.

La question du consentement

Quand il n’est pas sur un ring à boxer, Max Le Corre est chauffeur pour Quentin le Bars, le maire de la ville, un homme sans vraie morale âgé de 48 ans. Max est surtout le père de Laura qui du haut de ses vingt ans a décidé nous dit-on de revenir vivre avec lui. Alors Max s’était dit que ce serait une bonne idée si le maire qui est aussi son patron pouvait aider Laura à trouver un appartement. C’est à peu près tout en ce qui concerne le nœud gordien du récit, tout l’art de Tanguy Viel vient de sa façon de faire s’entrechoquer les faits et gestes des uns et des autres comme s’il s’agissait d’un combat de boxe. Moraliste mais pas moralisateur, grand connaisseur du film «Le limier» que Joseph Mankiewicz réalisa d’après la pièce et le scénario d’Anthony Shaffer, passionné d’ailleurs par ce thriller au point d’en avoir fait la matrice de son roman «Cinéma» Tanguy Viel transforme un simple fait divers sordide en une réflexion sur les forces du fatum. Sans oublier la question du consentement, nœud gordien du récit, qui prend ici une ampleur digne d’une tragédie antique.

Version féminine de « Article 353 du code pénal, et absence de narration à la première personne

Quant au style si particulier de Tanguy Viel, il oscille entre réalisme, et expression de soi des personnages. Nous ne sommes plus en présence d’un écrivain soucieux comme autrefois de « fabriquer des images » les plus cinématographiques possibles (ce qu’il faisait divinement, et avec puissance), mais nous naviguons en compagnie d’un auteur breton, habitué aux tempêtes des cœurs et des corps, (un corps parfois balancé par-dessus bord comme dans un de ses romans), et qui explore en profondeur l’intériorité de ses personnages en réalisant une minutieuse analyse psychologique de leurs comportements.

Pour la la première fois dans son œuvre romanesque «La fille qu’on appelle» n’est pas un texte écrit à la première personne. Son personnage central étant féminin, Tanguy Viel ne s’est pas senti la légitimité de parler en son nom, ou peut-être dit-il n’avoir pas senti vibrer en lui la voix du féminin. Il n’en demeure pas moins vrai que «La fille qu’on appelle» est la version féminine de «Article 353 du code pénal» où dit-il :«Le rapport entre dominant et dominé est à la fois clair et trouble». Roman qui dissèque aussi la place du corps dans la société et dans les ponts psychologiques père-fille, (Tanguy Viel avait également envisagé d’écrire un roman sur la bose) «La fille qu’on appelle» met en scène une jeune fille débarquant du mannequinat et se retrouvant enfermée dans une représentation que les agences font d’elle. D’où la façon très personnelle que l’auteur a de montrer comment on peut se retrouver entravé par d’autres. L’intrigue tient peut-être dans la main mais tout ici déborde, fait sens avec sens de l’épure, de l’épique et du tragique, et l’auteur nous fait constater que «pour se faire une idée des choses, il suffit de s’en tenir aux clichés qu’on en a.»

Un spectacle poésie-musique à La Criée

Funambule des mots Tanguy Viel était en mai à Marseille au théâtre de La Criée pour un spectacle intitulé «Périple» qui mêlait ses propres textes dont il s’était fait le récitant à la musique de Philippe Hurel, et aux chants de la soprano Élise Chauvin. Fascinant moment où le centre du motif de cette poésie au final très musicale demeurait le sentiment de l’auteur qui advient parfois sans prévenir au cœur des grandes villes. Ces grandes villes, bretonnes dans ses romans alors que dans le spectacle on allait de Londres à Shanghai, servent de maquettes à sa manière de déplacer ses personnages «des forces, des mouvements qui trouvent leur ancrage dans un réalisme que l’on pourrait qualifier de social», précise-t-il. Et si Tanguy Viel était notre grand romancier balzacien capable de situer des personnages de la comédie humaine dans des lieux plus grands que leur condition souvent précaire économiquement.
Jean-Rémi BARLAND

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« La fille qu’on appelle » par Tanguy Viel paru aux Éditions de Minuit – 174 pages -18 €. Lecture intégrale réalisée par Marie du Bled (1 CD MP3 éditions Audiolib))]

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