La boîte à Polars de Jean-Rémi Barland. ‘Comme hier’ de Cai Jun : un thriller sur les arcanes de la mémoire

Publié le 28 janvier 2022 à  22h04 - Dernière mise à  jour le 4 novembre 2022 à  12h32

13 août 2017. Dans une ville chinoise volontairement jamais nommée par l’auteur. Un incendie se déclare au sein d’un appartement de quatre-vingt-dix mètres carrés, situé au sixième étage d’un immeuble résidentiel rue Nanming, de plus de vingt étages et comportant un salon et deux chambres. Avant d’être soumis au déluge des pompiers, la proie des flammes avait rendu les meubles méconnaissables. «Seul l’équipement de l’entrée, de la cuisine, et de la salle de bains avait conservé une parcelle de son aspect d’origine», nous dit-on comme pour nous signaler l’ampleur du désastre.

Cai Jun : le Stephen King chinois passionné par Jules Verne et Victor Hugo. (Photo D.R.)
Cai Jun : le Stephen King chinois passionné par Jules Verne et Victor Hugo. (Photo D.R.)

Au centre trois victimes : Jiao Keming, un professeur d’informatique au lycée Nanming, âgé de 35 ans, titulaire d’un compte intitulé «Rashomon» sur lequel il publiait des articles scientifiques qu’il signait de son nom. Sa femme ensuite : Cheng Lisha, originaire d’une autre province, comptable ordinaire, employée dans une compagnie de transports privée. Et enfin, Joao Tinale, né en 2012, le fils unique du couple qui a la particularité d’être atteint d’anencéphalie. Une malformation congénitale du système central qui découle de l’absence de la fermeture normale du tube neural à l’extrémité antérieure. Dépourvu donc de calotte crânienne, avec un niveau d’intelligence élémentaire, voisin de celui du reptile. Dépêché sur les lieux et horrifié par la scène l’inspecteur Ye Xiao chargé de l’enquête découvrira que le professeur Jiao Keming a été assassiné et que le meurtrier a tenté de dissimuler son crime en déclenchant l’incendie. Seul témoin du drame apparemment : un chien dont on verra l’importance dans la suite du récit.

Une hackeuse aux cheveux rouges experte en boxe thaïe

Une jeune fille va suivre avec intérêt les obsèques de Jiao se déroulant le 20 août. Elle s’appelle Sheng Xia. Jeune hackeuse elle viendra apporter au défunt son offrande, «un bouquet de roses enchanteresses bleues». Avec l’idée de rendre justice à celui qui fut son professeur et qui lui apparut en rêve dans la nuit «sous la forme irréelle d’une boule de coke de la taille d’une brochette d’agneau» lui disant : «Il faut que tu me venges ». Ayant beaucoup côtoyé Jiao Keming avec qui elle a programmé «Comme hier» : une application de réalité virtuelle qui permet à chacun de voyager dans sa mémoire profonde et les souvenirs des autres, elle l’ a même secondé dans ses recherches. A la suite d’un rapprochement strictement professionnel avec Ye Xiao, elle va, cheveux rouges, et boxe thaï en bandoulière, accompagnée de son chien Sishen, épauler l’inspecteur, et plongeant dans des mondes parallèles faire éclater une terrifiante vérité. Très douée en informatique, rappelant Lisbeth Salander, l’héroïne de «Millenium» cette jeune femme fascinante tire l’intrigue vers la question du «péché originel » placée au centre de ce thriller glaçant d’effroi.

Disparition et corps sans vie

Mais comme pour complexifier l’affaire aux yeux du lecteur, et épaissir l’intrigue principale, Cai Jun rajoute à l’intrigue principale des ramifications pour le moins envoûtantes. On suit l’affaire d’une lycéenne disparue le 13 août 1999 (encore un 13 août), et celle concernant une adolescente retrouvée sans vie dans un parc d’attractions le 13 août 2017. Bien entendu, ces trois drames ont partie liée, et la date du 13 août une importance capitale.

Un thriller où alternent réalisme et fantastique.

Jouant sur plusieurs niveaux de lecture, «Comme hier » fait s’entremêler le réel et l’illusion, le réalisme et la littérature fantastique. Comme le précise lui-même Cai Jun, il y a trois espaces-temps dans le roman. «Le premier est notre espace-temps réel, la vie ordinaire parsemée de pêchés ordinaires. Le deuxième est l’espace-temps de notre mémoire, qui vient du passé. Dans les profondeurs de l’histoire personnelle de chacun se cachent toutes les origines de ce qu’on est devenu», explique l’auteur qui précise que «le troisième est l’espace-temps de la machine « Comme hier », une superposition des deux premiers, dans laquelle j’ai ajouté des éléments historiques et littéraires qui s’entrecroisent et créent un monde étrange, brouillant ainsi les frontières entre le réel et la mémoire, la réalité et la fiction, le jour et le rêve.» On comprend donc que Cai Jun a bâti un livre aux confins de la science-fiction servant de sorte de guide permettant de savoir comment faire surgir de soi des souvenirs marquants cachés dans nos esprits. Avec pour la partie réaliste l’évocation par personnages marginalisés du livre, les énormes changements sociaux survenus en Chine au cours des trente dernières années. La fracture entre les riches et les pauvres, le problème d’ascenseur social et des abus commis par les riches industriels chinois à l’égard des citoyens les plus démunis autant de pistes sociétales du roman de Cai Jun, auteur puissant né en 1978 qui surnommé le Stephen King chinois », sait capter l’air du temps et saisir la complexité de la société contemporaine de son pays à travers le thriller et le fantastique.

Nombreuses références à la littérature française

Parmi les traits particuliers de sa personnalité, on découvre d’emblée que Jiao Keming, tué avant l’incendie adorait la lecture et avait en la matière des goûts raffinés. Dans les rayonnages de sa bibliothèque on trouvait, outre des ouvrages d’informatique, des romans signés Balzac, Tolstoï, Kafka et surtout Hugo dont «Les Misérables» fut pour Cai Jun une illumination littéraire. Au même titre que «Le rouge et le noir » de Stendhal, qui l’a beaucoup inspiré ou «Vingt-mille lieues sous les mers » de Jules Verne, le premier roman qu’il lut dans son enfance. «Ils sont pour moi, dit-il, comme ces sommets enneigés des Alpes que je contemple avec admiration. Rendant un hommage vibrant aux auteurs français et principalement à Victor Hugo, et à son Jean Valjean des « Misérables »» dont «Comme hier» met en scène des fragments en les adaptant à la société chinoise, Cai Jun signe au final un roman ample, et complexe, qui dépeint de simples gens à l’aune d’une nouvelle terrifiante humanité. Ou inhumanité d’ailleurs…c’est selon !
Jean-Rémi BARLAND
«Comme hier de Cai Jun. XO Editions – 401 pages – 21,90 €

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