La chronique littéraire de Christine Letellier-Catoni: « Un cheval entre dans un bar » de David Grossman

Publié le 23 septembre 2015 à  9h38 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  19h58

Israël dans le miroir –

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«Cesarée, bonsoir, bonsoir, bonsssoir! » Dovalé G. vient de faire son entrée sur la scène d’un club miteux, dans la petite ville côtière de Netanya, en Israël. Le public applaudit l’humoriste qui débite des blagues salaces, interpelle son public, le flatte pour mieux le martyriser l’instant d’après, s’agresse lui-même, tourne, vire, se jette par terre puis ramasse un à un ses morceaux, tête, jambes, bras, les remet en place et continue son délire. Dans la salle, un homme qu’il a convié à son show, le juge Avishaï Lazar écoute avec répugnance les élucubrations graveleuses du comique troupier. Ça part dans tous les sens mais tourne toujours autour du sexe.
Il faut chauffer la salle. Peu à peu, bardé de son armure de grossièreté, l’humoriste laisse son discours partir en vrille, il n’y a plus de pilote dans l’avion, tout devient alors possible;

« Pas parler de politique ! « 

Le gérant du night-club a prévenu son comique: «surtout ne pas parler de politique!». Ses clients sont là pour rire, se divertir, oublier les situations violentes qu’ils vivent au quotidien, pas pour écouter ce « vinaigre acide » qui pourrit leur vie. Bien évidemment, Dovalé ne pourra pas s’en empêcher. Les lumières se font plus sombres, la salle est médusée sous l’emprise de ce saltimbanque qui piétine leur vie, s’amuse de la mort qui les guette tous ici à chaque instant, plaisante de leurs souffrances de vivre dans un pays en souffrance. Brutal, il ruine le moral de son auditoire, en rit et toute la salle applaudit. Bravo maestro! Pas de raté dans les gammes, dièses et bémols sont à leur place, « Commedia dell’arte » peut se prolonger.
Mais ce soir-là c’est un show particulier que donnera Devalé, mettant à nu la déchirure de son existence, le traumatisme d’un enfant de 14 ans lorsque survient le décès de l’un de ses parents. Le soldat qui l’accompagne se recueillir sur sa tombe est bien embêté, il ne peut lui dire s’il s’agit de son père ou de sa mère, à son arrivée le corps ayant déjà été enterré. Cruel dilemme pour ce gamin qui va finalement désigner qui est le mort en choisissant celui ou celle avec qui il préférerait vivre.
« Un cheval entre dans un bar » est un très beau livre, puissant, singulier, conçu comme une pièce de théâtre, unité de temps, de lieu, toute l’action se déroule dans ce cabaret. L’écriture est rapide, rugueuse, percutante. Poésie et drames se juxtaposent, s’imbriquent comme rires et larmes qui ventilent l’action d’un comique assez déroutant dans les premières pages du livre… Soyez patient, il faut chauffer la salle, encore un tour de piste et vous serez conquis.

Politique, quand même !

David Grossman © Michael Lionstar
David Grossman © Michael Lionstar

Né à Jérusalem en 1954, David Grossman est l’auteur de onze romans souvent primés dont « Une femme fuyant l’annonce » (Prix Médicis étranger en 2011). Auteur engagé, il n’oublie jamais que l’art du roman bien maîtrisé, c’est parler de politique quand même. Ainsi, ses essais ont ébranlé l’opinion israélienne et internationale, et avec ce cheval qui entre dans un bar, il continue à dessiner, au travers de l’homme qu’est Dovalé, fragile et violent à la fois, le portrait d’une société qui ne connaît pas la paix. Et quand on lui pose la question «Vous y croyez vous encore à la paix ?» lui qui a perdu son fils lors du conflit israëlo-libanais de 2006, il répond, très concret :«Dans mes livres je parle souvent de gens normaux qui vivent tous les jours dans des situations anormales. Violentes, brutales, angoissantes. L’important, c’est de leur rappeler ce que pourrait leur apporter la paix, comment elle changerait leur vie. La Paix en soi n’existe quasiment plus à l’horizon de la conscience israélienne comme palestinienne. Depuis 25 ans on n’a jamais cessé de faire la guerre».

« Un cheval entre dans un bar » de David Grossman paru chez Seuil – 228 pages – 19€

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