La chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. Ces magnifiques sorcières pas comme les autres rencontrées par Annick Cojean pour un livre intitulé ‘Nous ne serions pas arrivées là si…’

Publié le 4 mai 2022 à  17h59 - Dernière mise à  jour le 5 novembre 2022 à  12h43

Annick Cojean explique que «ces femmes racontées ici ont imposé leur voix dans des univers aux règles forgées par les hommes. Leurs récits, d’une sincérité bouleversante sont une extraordinaire inspiration.» 34 portraits donc de femmes libres… Au fait c’est quoi une femme libre ? C’est une femme qui n’a pas de sac… répondait Anne Sylvestre dans son spectacle Gémeaux croisées donné avec Pauline Julien. Et c’est Annick Cojean qui en parle le mieux. Rencontre.

Destimed annick cojean photo stephane de bourgies copieAnne Sylvestre les appelait des sorcières comme les autres. Entendez par là que ces femmes dont elle brossait d’émouvants portraits dans ses chansons étaient des mères courage des combattantes de la liberté, victimes souvent du mépris, de la condescendance des hommes. Étranglées de solitude, mais souvent debout, drôles, inventives, libres ou opprimées, elles ont sous la plume de la chanteuse continuer d’exister, en cherchant leur chemin, entre rires et larmes. Les 34 femmes qu’Annick Cojean a rencontrées pour les raconter sous forme d’entretiens (c’est le deuxième volume paru réalisé par ce Grand Reporter au Monde) appartiennent à cette famille-là.

Parmi elles on trouve Gisèle Halimi, (avec qui Annick Cojean a co-signé «Une farouche liberté»), Simone Schwarz-Bart, Clara Luciani, Nina Bouraoui, Melody Gardot, Barbara Hendricks, Mona Ozouf, Élisabeth de Fontenay, Line Renaud, Marie-Christine Barrault , Clémentine Autain, Isabelle Carré (en ce moment sur la scène de l’Odéon de Marseille) et bien entendu Anne Sylvestre (l’un des plus beaux portraits du livre) toutes interrogées avec en préambule ce sésame ouvre-toi formulé ainsi «Je ne serais pas arrivée là si…» avec au bout du bout l’expression de drames, de révoltes, de joies, de rêves qui leur ont donné des ailes. La poursuite d’un rêve ? La construction d’une existence en tout cas à laquelle Anne Sylvestre répondit non sans humour …je ne serais pas arrivée là si… je n’avais pas eu ce nez. Ce nez qui comme elle le dit dans «Merci oh merci» ne lui a jamais fait de vacherie. Quant à Isabelle Carré (dont le film «Les chaises musicales», elle ne serait pas arrivée là si elle n’avait pas vu Romy Schneider dans le film «Une femme à sa fenêtre».


Comment est née l’idée de ce livre?
Par souci de conserver et transmettre au plus grand nombre des paroles de femmes que je trouve inspirantes, galvanisantes pour nous toutes, et presque intemporelles. Par envie de les réunir dans un même objet, un livre, car aussi différentes soient-elles, d’âge, de milieu, de culture, de tempérament, je leur trouve un air de famille: elles ont toutes imposé leur voix dans un monde dont les règles étaient forgées par les hommes et leur parcours relève d’une course d’obstacles. Enfin, par conviction que nous sommes toutes construites par d’autres femmes, d’autres pionnières, qui ont dégagé l’horizon et nous passent une sorte de relais. J’aime l’idée de ce lien entre les femmes.

Comment s’est fait le choix des personnalités sélectionnées?
Il s’agit à l’origine d’un rendez-vous créé pour le journal Le Monde. La plupart de ces femmes avaient donc, au moment de ma demande d’interview, une actualité particulière: sortie d’un film, d’une pièce, d’un disque, d’un film. Mais cette “actu” n’est qu’un prétexte à la rencontre. J’avais envie de les rencontrer, chacune, parce qu’elles ont toutes du talent, une personnalité très forte, tune réflexion précieuse sur la vie, le choix, l’engagement, le deuil, les ressorts dont il faut faire preuve pour rester debout. Je crois en la force du témoignage et en l’énergie contagieuse que dégagent les parcours d’autres femmes.

Quelle est la femme qui vous a le plus impressionnée?
Toutes les femmes de ce livre m’ont impressionnée ! La flamme intacte de Gisèle Halimi, la soif de vie de Laure Adler, la sensibilité à vif d’Isabelle Carré, la profondeur de Mona Ozouf, la gentillesse de Clara Lucciani, le féminisme d’Emma Thompson, la drôlerie de Rossy de Palma, l’engagement de Céline Sciamma… Je pourrais continuer…

Que représente Anne Sylvestre à qui vous avez consacré un entretien?
Intégrité, culture, immense talent. Une prose magnifique, et l’art de raconter des histoires tout en nuances, avec finesse. C’était une étoile.

Et Isabelle Carré qui joue à Marseille la pièce de Fritsh ?
Humilité, sensibilité, gentillesse. Je l’ai interviewée un matin dans le café parisien où elle se pose après avoir conduit ses enfants à l’école. Elle était si chaleureuse, si spontanée, si naturelle, que j’avais l’impression -fausse- d’être la première journaliste à lui poser des questions. Ce qui est toujours merveilleux. L’interview est l’art de la rencontre. C’est un plongeon dans l’inconnu, mais aussi un pas de deux, dont l’harmonie dépend de la complicité nouée le temps de la rencontre, et la vérité qui en surgira…

Cette découverte de femmes finalement très multiples et très différentes a-t-elle changé votre propre regard sur les femmes et sur vous-même?
Je les trouve fortes, les femmes. Résistantes, résilientes, formidablement courageuses. Elles me bluffent la plupart du temps. Elle sont souvent passées par des humiliations et beaucoup d’épreuves et pourtant elles se tiennent debout. Infiniment dignes. Je n’aime pas le mot «puissantes» qui semblent à la mode. La plupart des femmes ne sont pas en quête de puissance, moi la dernière. Mais de liberté. Du droit d’être entièrement elles-mêmes. Ce n’est pas la moindre des batailles.

Que pensez-vous de la pièce avec Julie Gayet?
Quel cadeau, pour une journaliste de quotidien, que de voir ses textes écrits et ciselés pour être lus en silence soudain portés sur scène et dits par des actrices d’une telle sensibilité. Et puis quelle joie d’entendre les paroles fortes de Gisèle Halimi, Françoise Héritier, Virginie Despentes résonner dans des théâtres et bouleverser de très jeunes gens. Le spectacle a même été joué dans les théâtres français de Los Angeles et San Francisco et j’ai vu, avec tant de plaisir, des lycées s’empresser de commander les livres de ces femmes sur Internet. C’est la puissance et la magie du théâtre.

Quelle est votre romancière ou écrivaine préférée?
Un tourbillon de noms s’imposent à mon esprit. Avec des styles fort différents. Virginia Woolf, les sœurs Brontëe même si l’oppression patriarcale dont témoignent leurs livres me devient insupportable, Virginie Despentes qui ne cesse à la fois d’inventer et d’ébouriffer, Nina Bouraoui pour la musique de chaque livre…

Les réponses ont-elles été toutes faciles à obtenir?
C’est une conversation très douce. Je lance des pistes, mais ne force aucune porte. Et s’il est des terrains trop douloureux ou des jardins secrets, je n’importune pas. De quel droit ? Des révélations émergent pourtant, des souvenirs enfouis ressurgissent, des confidences parfois. Il faut du temps, un rapport de confiance, la certitude que la journaliste ne trahira pas. Je ne recherche pas de scoop ou d’exclusivité, mais j’essaie de cerner, doucement, la vérité d’un être. Et surtout sa lumière.

Y aura-t-il un autre volume?
C’est le deuxième ! 60 femmes au total. Cela représente, je crois, une belle collection de paroles de femmes ardentes, et un vrai témoignage de notre époque. Des femmes l’offrent à leur mère, leur fille, les copines. Mais c’est aussi un livre pour les hommes. C’est fou comme j’ai reçu de témoignages de garçons, infiniment touchés par les histoires que nous livrent ces femmes avec tant de sincérité.
Propos recueillis par Jean-Rémi BARLAND

«Nous ne serions pas arrivées là si…» par Annick Cojean. Grasset -385 pages- 22 €

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