La chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. -L’homme qui marche- de Jean-Paul Delfino: beau plaidoyer pour l’écrit, la fiction, et le monde de l’onirisme

Publié le 20 mars 2021 à  10h30 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  15h32

Il y avait le « Cours Forrest , cours ! » du film « Forrest Gump » signé Robert Zemeckis. Il y a désormais le «marche Théo, marche» du romancier Jean-Paul Delfino.

Jean-Paul Delfino et son dernier opus
Jean-Paul Delfino et son dernier opus

Théo, c’est Théophraste Sentiero, la figure centrale du nouvel opus de l’écrivain aixois dont on savoure une fois encore l’imagination et le sens de la formule. Théo c’est lui que l’on regarde évoluer dans «L’homme qui marche» et que l’on prend en affection. Homme sans histoires, un peu déclassé, ressemblant au «Quidam» de Guy Béart ou à un personnage de Sempé, coincé dans les marges, décalé, «comme un point dans une image», rendu dérisoire par un environnement familial peu compatissant aux yeux duquel il est tout simplement dérisoire. Théo deviendra au final une sorte de «Juif Errant». Frappé non pas de malédiction pour avoir crié au Christ «marche, mais marche donc ! » mais rendu promeneur ad vitam-aeternam pour raisons de santé et de choc émotionnel avec le monde des livres. Aperçu successivement à Lisbonne, au Cap-Vert, sur le chemin de Compostelle, dans le désert du Sinaï, à Brasileirinha, reconnu du côté de Maripasalou, et de Papaïchton, à moins que ce soit dans le canyon de Midès ou dans la région indienne d’Ahmedabad, notre héros « fort peu héros » au moment où on fait sa connaissance comme l’aurait dit Stendhal à propos de Fabrice del Dongo, participant hébété à la bataille de Waterloo à laquelle il ne comprend rien, semble non immortel mais jamais là où on l’attend.

Né le jour de Noël.

Mais comment en est-on arrivé là ? Par une sorte de hasard devrait-on dire. Ou d’un mauvais coup du sort. Pourtant ce 25 décembre là, tout ressemblait à une fête de famille ordinaire. Théophraste Sentiero qui n’est pas encore devenu « l’homme qui marche» coule une journée aussi morne que paisible aux côtés de sa femme Cécile, et de ses deux enfants : Bénédicte, d’abord, qui, âgée de quatorze ans « usait ses pouces sur le clavier de son portable» envoyant des messages à l’univers entier, se sentant du coup «enflée d’une importance que les adultes ne comprenaient pas et ne comprendraient jamais.» Joël ensuite, souriant permanent, dont le visage «reflétait un mélange subtil de béatitude et de bêtise». Ce dont s’accommoderait, habitude aidant, notre Théo, aussi philosophe que bon mari et père. Oui mais voilà il y a aussi à table, Robert Wendling, le frère de Cécile et son épouse Ginette qui malgré les années «n’avait jamais pu se débarrasser de sa propension à critiquer chaque chose à la moindre occasion». Une langue-de-pute dirait-on familièrement «à la bouche fleurie de ronces» une parole vitriolée venant clore un compliment destiné à sa belle-sœur. Et puis pour compléter cette réunion de faux amis, qui ressemblerait à ceux de la chanson «Joyeux Noël» de Pascal Mary, il y a Léonide, la mère de Cécile et Robert, une vieille dame pas du tout mémé-gâteau ne s’exprimant que par «grognements incompréhensibles», «borborygmes incohérents, car formulés dans une langue qui n’appartenait qu’à elle». C’est dans ce décor vipérin que Théo va voir son monde basculer dans l’inattendu. Et l’étrange. Le voilà pris soudain de tremblements inopinés qui agitent ses jambes et ses pieds. Ce 25 décembre qui est aussi le jour de son anniversaire, il devient le jouet des quolibets de ses proches. Alors il consulte.

Atteint de « Tremblement essentiel »

Le verdict du praticien est sans équivoque : Théophraste Sentiero est atteint de T.E., c’est à dire de Tremblement essentiel, une affection que l’on nomme aussi Tremblement Bénin, ou Tremblement Idiopathique. Un gène qui apparaît sur le chromosome 3 provoquant des secousses incontrôlables. Comment en guérir ? Et c’est là que l’imaginaire entre en scène. Un libraire du nom d’Anselme Guilledoux, apparemment malvoyant, mais nourri de livres va conseiller à notre « malade » «d’écouter ses pieds » puisqu’ils semblent «si pressés d’aller quelque part». Dont acte ! Et voilà l’aventure qui commence ! Menée de main de maître par un Jean-Paul Delfino au sommet de son art. Fou de musique, de foot, supporter de l’OM dont il déplore en ce moment les faibles résultats tout en restant un optimiste né, cet écrivain-journaliste qui vit à Aix dans l’ancienne résidence de Zola (il écrivit sur la mort du romancier un terrible «Assassins !») montre qu’il est bien de la famille de pensée des Cendras, Huysmans, Kessel, et autre Laurence sterne, le signataire en 1759 du grand «Tristram Shandy» dont Théo est sorti de la lecture avec le sentiment d’avoir grandi.

Le Paris de Bruant, Jacques Becker, Lucien Boyer, et Michel Audiard

Quittant sa Provence natale qui sert de décors à la plupart de ses livres, Jean-Paul Delfino entraîne son promeneur dans Paris, la ville des débuts héroïques de Théo. Celui de la rue de L’Estrapade mis en lumière par Jacques Becker, celui du Boul’Mich, des Grands Boulevards, des Grands-Augustins, du parvis de Saint-Sulpice, des vieux bistrots de quartier et du cinéma de Michel Audiard. Celui de l’Île de la Cité où vivait Moustaki, grand ami de Delfino, des places du Tertre, Blanche, Vendôme, des Vosges, du Trône, de la place Maube, décrites par Lucien Boyer et mise en musique par Adolphe-Stanislas Zmigryden dans cette chanson gouailleuse interprétée par les Frères Jacques. Sorte de petit frère de Modiano pour sa manière de décrire un Paris finalement fantasmé, Jean-Paul Delfino chausse son héros de semelles de vent et d’espoir. Et au fil des rencontres de la découverte d’une faune interlope effectuée par Théo lors de ses pérégrinations, c’est magnifique de légèreté grave .

« C’est très intelligent des pieds »

Et puis, il y a les pieds de notre vaillant Théo. Ce n’est pas bête un pied…. il n’y a qu’à relire Prévert, cité par Delfino pour s’en persuader si besoin était. « C’est très intelligent les pieds ils vous emmènent très loin quand vous voulez aller très loin. Et puis quand vous ne voulez pas sortir ils restent là, ils vous tiennent compagnie. Et quand il y a de la musique ils dansent. On ne peut pas danser sans eux», écrivait le Prévert de «Paroles». On ne saurait mieux dire et on a envie de reprendre derrière en chœur la chanson de Thomas Fersen «Deux pieds».

Un hymne aux livres

Si l’on peut affirmer que «L’homme qui marche» rend hommage au monde de la chanson («Jolie môme» par exemple), ce roman avant tout est un hymne aux livres. Si bien sûr, comme on le sait, il nous est rappelé que «toutes les histoires ont été racontées, et qu’à quelques détails ou naufrage près ( « Roméo et Juliette » d’un côté et « Titanic » de l’autre), « les histoires sont identiques », il est important de noter que tout est affaire de style, puisque ; comme le signale la première phrase de la Bible : « au commencement était le verbe »». Si nous lisons «Candide» aujourd’hui «ça n’est pas pour savoir s’il va trouver le bonheur entre les bras de Cunégonde, la fille du baron de Thunderten-tronck», mais parce que la musique de ce livre «nous parle de l’âme ». Quant à Voltaire, ce n’est pas son savoir encyclopédique qui nous importe, mais il nous est indispensable parce qu’en écoutant la mélodie de l’écrivain on se sent moins seuls et que nous sommes emportés avec elle. Beau plaidoyer pour l’écrit, la fiction, et le monde de l’onirisme que ce roman gigogne offre en contrepoint un émouvant portrait de femme sylphide entrouvrant au voyageur impénitent les portes d’un horizon insoupçonné. Un roman cantate, où l’on ne s’arrête jamais d’aimer et de contempler. «Marche, Théo, marche ! » Nous sommes derrière toi !
Jean-Rémi BARLAND

« L’homme qui marche » par Jean-Paul Delfino. Éditions Héloïse d’Ormesson – 268 pages, 19 €

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