La chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. Simon Berger raconte dans ‘Laisse aller ton serviteur’ un périple, inventé peut-être, de Bach en 1705…

Publié le 29 mars 2021 à  11h31 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  15h45

On peut définir les deux romans publiés par Simon Berger comme des périples à la fois physiques et spirituels. S’élever dans une geste socratique, comprendre le monde par la force du regard autant que par la pertinence d’une pensée critique demeurent les principaux axes de ses fictions marquées du sceau de l’éblouissement vécu par les personnages principaux. Nous avions écrit sur «Jacob», paru récemment chez Gallimard. Revenons aujourd’hui sur « Laisse aller ton serviteur » qui publié chez José Corti -la maison d’éditions de Julien Gracq et de son chef d’oeuvre «Le rivage des Syrtes »-, signalait déjà l’imagination et la puissance d’écriture de Simon Berger.

Simon Berger :
Simon Berger :

Un choc là encore, (là déjà devrait-on dire puisque le livre sortit un an avant «Jacob»). Un livre d’une beauté panthéiste qui s’ouvre sur une présentation en forme de tableau d’Arnstadt, qui, «en hiver est une ville glaciale». Chef-lieu de l’arrondissement d’Ilm en Thuringe et surnommée « la porte de la forêt de Thuringe», cette cité fondée dès le VIIIᵉ siècle, est surtout connue pour le séjour qu’y fit Jean-Sébastien Bach de 1703 à 1707 en tant qu’organiste de l’église paroissiale qui porte aujourd’hui son nom. Un organiste qui «ne manquait ni de verve ni de talent», qui «jouait son rôle avec ferveur et discrétion» et qui ne produisit «jamais une note qui ne brillât d’un éclat feutré, d’un respect terrifié par la proximité du ciel». Un medium de Dieu ajoutera-t-on -«La musique coïncidait vers Dieu et vers Dieu tournait son unique regard»-, qui en cet hiver glacial donc de 1705 fait travailler un jeune élève capable par sa virtuosité de faire s’entrouvrir aux yeux du maître «toutes les voies du ciel».

« Monsieur, une partition vient d’arriver à Arnstadt »

Et qui confie à son professeur : «Monsieur, mon père m’a dit qu’une partition venait d’arriver à Arnstadt ; et il m’a demandé de vous en faire part, pensant que cela vous intéresserait sans doute». Et d’ajouter : «C’est une œuvre du maître de Lübeck». Stupéfaction de Bach, âgé alors de vingt ans qui comprend que la partition est l’œuvre du compositeur Dietrich Buxtehude, son Dieu vivant. Allant trouver les autorités, détenant la partition, il demande de pouvoir partir vers Lübeck, afin d’exprimer son émotion à son cher Dietrich qu’il ne connaît que par sa musique. Et pour cela braver le froid afin d’entreprendre à pied un périple de quatre-cents kilomètres environ. Face à Braunecker, son supérieur stupéfait par cette demande de congé inattendue, et qui s’interroge sur l’intérêt d’un tel voyage Bach répond : «Herr Braunecker, sauf votre respect, si un ange venait vous annoncer que le christ est à dix lieues de votre maison, resteriez-vous là, à béatement contempler le messager, ou bien daigneriez-vous parcourir dix lieues pour entendre le Messie ?». Nouvelle stupéfaction du supérieur qui finalement accepte de répondre favorablement à la requête de Bach, qui, une fois la partition en sa possession démarre direction Lübeck. Avec obligation de reprendre son poste d’organiste à Arnstad d’ici un mois…pas un jour de plus.

Et si Bach était devenu Bach en trois mois à peine ?

Un périple qui ne sera pas, on s’en doute, de tout repos, où l’on verra comment après avoir fait confiance à un faux clochard Bach se trouvera dans une situation très douloureuse humainement, et comment surtout, il s’en affranchira avec une sagesse socratique. Et si Bach était devenu Bach en non pas un mois (il ne réussira pas à tenir le calendrier imposé), mais en un trimestre ? C’est un des questionnements du livre où lucidement Simon Berger écrit : «Personne ne peut se vanter de marcher sur une terre vierge, et jamais la terre pourtant ne se vantera de ses locataires. La terre a vu tellement qu’elle est devenue aveugle.» C’est à l’Homme, nous dit l’auteur en filigrane, de tisser le lien entre le sol que nous foulons et l’esprit qui l’a créé.

De panthéiste dans ses premières pages le texte glisse avec splendeur vers une contemplation du Très-Haut. Car ne nous y trompons pas, Simon Berger, est l’écrivain du Sacré comme le furent avant lui Julien Green, (qui se définissait comme écrivain et catholique, en insistant sur la conjonction de coordination), Charles Péguy, Paul Claudel ou Daniel-Rops l’auteur de «Mort où est ta victoire ?». Tous des auteurs de la contemplation et de la libération de la servitude humaine par le rapport entretenu avec la béatitude et la défense du beau, et du vrai. D’où la prose ontologique d’un Simon Berger toujours plus haut que le mot, mais qui ne regarde jamais ses personnages avec une condescendante hautaine.

«Nous jouons de la musique ; C’est un jeu ; Cela ne veut pas dire que ce n’est pas sérieux. c’est un sérieux qui nous dépasse».

Quant à savoir ce que Bach et Buxtehude se diront quand ils se rencontreront au terme de ce voyage qui n’a peut-être jamais existé, (on le note dans les biographies du compositeur comme probable mais non certain), Simon Berger nous propose un dialogue de philosophie esthétique. Un dialogue où se se mélangent la dialectique de Hegel, certains impératifs catégoriques kantiens, -«on doit considérer l’autre comme une fin en soi et jamais comme un moyen»-, le rationalisme théologique de Spinoza, ou les interrogations douloureuses d’Henri Bremond (1865-1933), l’historien du sentiment religieux. De ce dialogue pas forcément «vrai» historiquement mais totalement «vraisemblable» (un des socles de toute fiction), Simon Berger dans des pages éblouissantes fait dire à Buxtehude qui insiste sur le fait que l’on « joue » de la musique : «Nous jouons, Johann Sebastian, nous jouons : c’est un jeu. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas sérieux : cela veut dire que c’est un sérieux qui nous dépasse.» Et d’élever ainsi le Bach de « Laisse aller ton serviteur » en un classique -presque un Racine de la musique.

« La musique n’est rien, rien, si elle n’est pas remplie de la vocation de Celui qui est tout ! »

Et au terme de ce roman solaire et surtout facile d’accès -on peut le lire comme un psaume vers la notion de Divin-, Simon Berger montre que Bach retiendra de son voyage, c’est que face aux autorités qui voulaient «qu’il fît une musique qui parlât de Dieu» il venait d’apprendre qu’«il fallait une musique qui parlât de Dieu, à Dieu, et que la musique n’est rien, rien, si elle n’est pas remplie de la vocation de Celui qui est tout ! ». Belle leçon et surtout beau plaidoyer pour l’élévation de l’esprit et l’idée pascalienne que l’homme « être fini » ne se poserait pas de questions « infinies » si au fond de lui ne sommeillait un être plus grand que lui et qui n’est pas lui… Et Simon Berger de le suggérer dans ce roman où il a peut-être tout inventé mais qui s’impose comme un chef d’oeuvre.
Jean-Rémi BARLAND
«Laisse aller ton serviteur» par Simon Berger paru aux Éditions José Corti – 112 pages – 14 €

Articles similaires

Aller au contenu principal