Marseille: On a vu au Gymnase le dérangeant « Eric von Stroheim » de Christophe Pellet

Publié le 9 avril 2017 à  20h15 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  16h01

Le dérangeant « Eric von Stroheim » de Christophe Pellet donné au Théâtre du Gymnase à Marseille a été « magnifiquement » mis en scène par Stanislas Nordey et tenu par un trio d’acteurs qui voit une Emmanuelle Béart somptueuse, Laurent Sauvage torse nu et Thomas Gonzalez entièrement nu…

Erich von Stroheim, pièce de Christophe Pellet (Photo Jean-Louis Fernandez)
Erich von Stroheim, pièce de Christophe Pellet (Photo Jean-Louis Fernandez)

Une pièce sur le mensonge de l’image et les rapports de couple

Dans «Les disparus de Saint-Agil », film de Christian Jaque d’après le roman éponyme de Pierre Véry, Erich von Stroheim incarne un professeur subissant l’ostracisme de ses collègues en raison de son fort accent dû à ses origines étrangères. Accusé à tort dans une sombre histoire d’enlèvement, son personnage explique à celui joué par Michel Simon, professeur artiste peintre devenu ivrogne par désespoir combien les enfants sont fragiles et qu’à ce titre il ne faut pas leur crier dessus. Dans «La grande illusion», chef d’œuvre de Jean Renoir, ce même Erich von Stroheim incarnant le capitaine allemand von Rauffestein, commandant en 1916 d’une forteresse où est fait prisonnier le capitaine de Boëldieu joué par Pierre Fresnay, sympathise avec cet officier français et lui déclare : «Je ne sais pas qui va gagner cette guerre, mais je sais une chose : le fin quelle qu’elle soit sera la fin des Rauffestein et des Boëldieu». Ce dernier lui répliquant : «Mais, on n’a peut-être plus besoin de nous», l’officier allemand, concluant presque ce qui est l’un des plus beaux dialogues du film, lance alors : «Et vous ne trouvez pas que c’est dommage». Illustrant l’idée qu’il faut se tenir loin des fausses évidences et préconisant qu’il ne faut pas se fier aux apparences, dans le film de Christian Jaque, témoignant de l’effondrement d’un monde dans celui de Renoir, voilà deux facettes de l’art d’Erich von Stroheim (1885-1957). Acteur, réalisateur, écrivain qui mit de son art dans sa vie au point de faire de cette dernière un roman, ajoutant à son nom une particule qui n’existait pas, s’inventant des origines aristocratiques alors qu’il était fils de commerçant, se prétendant catholique alors qu’il était juif, et se présentant comme officier de cavalerie, lui qui fut viré de l’armée, la première année de son engagement. Un mythe donc, un mystificateur de génie, un escroc magnifique, lui qui aimait tant les filmer dans des longs métrages mutilés par ses producteurs successifs. Le voilà devenu le titre d’une pièce de théâtre, écrite par Christophe Pellet, où si l’acteur n’apparaît pas directement son nom et son aura demeurent les points d’ancrage du récit. Pièce sur le mensonge, «Erich von Stroheim» propose une réflexion sur notre époque troublée où l’image usurpe bien souvent la réalité. «Une image omniprésente, image de soi, image que les autres renvoie de soi, image qu’on a des autres, présence des écrans pour se parler, se filmer, se fantasmer», précise Emmanuelle Béart, l’actrice de la pièce qui a choisi après lecture du texte de Pellet de travailler le rôle.

Un trio maléfique

Pour cela Christophe Pellet dont la pièce est publiée aux éditions de l’Arche compose un trio maléfique, sans entraves, vénéneux, scandaleux, libre, libertin, libertaire. Il y a Elle, l’Un et l’Autre, jamais nommés autrement. Ils couchent ensemble. L’Un et l’Autre. Elle avec l’Un, Elle avec l’Autre. L’Un met sa jeunesse au service de l’industrie pornographique, l’Autre, acteur pornographique vieillissant, a encore la pureté de l’enfance, «truque la société», ne s’engage nulle part, se drogue et utilise Elle et l’Un comme des objets susceptibles d’assouvir ses désirs. «Elle» c’est une femme d’affaires, en pleine ascension et surbookée, insérant l’Un et l’Autre dans un emploi du temps hyper-chargé, utilisant le langage comme une arme, assénant des phrases comme des coups de poings. Et les corps des trois de se retrouver et se perdre, Elle souhaitant «ne plus être exploratrice, perdre le contact avec la réalité, franchir enfin cette frontière, être de l’autre côté, pour passer à autre chose», tandis que l’Autre cite en début une pensée de Schopenhauer sur les mariages d’amour conclus dans l’intérêt de l’espèce et non des individus. Qu’en est-il du couple, de cet engouement à filmer l’autre, de se déposséder sous les ailes du désir ? Autant de questions dans cette pièce fourre-tout complexe, mélange de Genet, Bataille, Bourdieu, (en moins bien), au phrasé parfois improbable, et dont l’épilogue qui n’en est pas un, où l’on voit Elle et L’Un décider de faire un enfant et de quitter l’Autre, laisse les portes ouvertes, et surtout s’abstient dans une démarche quasi nietzschéenne de juger les coupables si tant est qu’il y en ait, proposant des pistes par-delà bien et mal.

Une nudité que l’on oublie

Sur scène trois états : Elle, (Emmanuelle Béart) habillée (souvent de noir), prodigieuse actrice, poignante même et surdouée, l’Un (Laurent Sauvage) torse nu, à la voix un peu monocorde, et l’Autre (Thomas Gonzalez) entièrement nu, dans une nudité que, mise en scène subtile aidant, on finit par oublier une fois l’étonnement passé. Leur interprétation respective s’appuyant sur le jeu de l’autre permet de mieux intégrer le texte, qui affirmant la dématérialisation du monde par des circonvolutions langagières incessantes, finit par dérouter.

Mise en scène et décors magiques

Et puis il y a le décor magique fait de panneaux coulissants ouvrant sur des chambres qui, une fois refermées laissent apparaître une large photo noir et blanc de Montgomery Clift et Lee Remick dans Le Fleuve sauvage, d’Elia Kazan, tandis qu’en fond sonore on entend Maria Callas chanter des extraits de «Samson et Dalila» de Camille Saint-Saens. Stanislas Nordey qui a choisi de ne pas faire de paraphrase dans sa mise en scène opte pour une lecture très pasolinienne de l’œuvre. Dans le choix des couleurs, dans la façon dont il drape une fois de blanc le personnage de «L’Autre» ressemblant ainsi au héros de Théorème, dans des mouvements quasi cinématographiques et dans sa manière d’interroger le réel en ne matérialisant pas les rapports physiques, mais en suggérant que le théâtre aussi est un acte sexuel. «Ce que je trouve beau, explique Stanislas Nordey au sujet de la pièce de Christophe Pellet, c’est qu’il s’agit d’une écriture de théâtre, qui flirte avec celle du cinéma sans jamais passer à l’acte ». On ne saurait mieux dire et de l’illustrer avec brio, intelligence, retenue, pour un spectacle ambitieux, pessimiste, cohérent, abouti, parfois irritant, toujours fascinant et, qui fait montre d’un réel courage artistique.
Jean-Rémi BARLAND

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