Marseille. On a vu au Toursky Raphaël Personnaz dans « Vous n’aurez pas ma haine », un spectacle poignant qu’il rejouera ce samedi 8 février au Chêne Noir d’Avignon

Publié le 4 février 2020 à  22h12 - Dernière mise à  jour le 29 octobre 2022 à  13h46

Raphaël Personnaz dans
Raphaël Personnaz dans
Raphaël Personnaz dans
Raphaël Personnaz dans
Une salle qui se rallume laissant apparaître des spectateurs bouleversés. Des applaudissements qui démarrent doucement. Presque timidement, tant l’émotion laisse chacun désarmé, sans gestes et sans voix. Puis qui montent comme une salve pour ne jamais devoir s’arrêter. Des «Bravos» fusent, en nombre, comme si le public debout tenait à témoigner au comédien seul en scène toute sa gratitude. On se surprend alors à se dire que nous venons de vivre un moment rare, unique, hors du temps, qui défie toute critique, et rend obsolète tout commentaire superflu. Car, «Vous n’aurez pas ma haine» joué par Raphaël Personnaz dans un Toursky de Marseille en miettes à l’issue de sa prestation, est sans doute l’une des pièces les plus bouleversantes qui se puisse concevoir. Un Ovni théâtral d’une beauté visuelle rare, qui soutenu par la musique d’Antoine Sahler -avec la pianiste Lucrèce Sassella interprétant la partition avec précision et élégance-, touche d’autant plus au sublime que le comédien se déplace sur le fil du rasoir, et qu’il doit éviter (ce qu’il fait) effets faciles, pathos, et complaisance. Le texte de départ s’y prêtait certes, mais encore fallait-il (et c’est le cas) le défendre avec modestie, ampleur et ce ton intimiste choisi par le metteur en scène Benjamin Guillard qui accompagne ici comme le ferait un chef d’orchestre le travail inouï de Raphaël Personnaz sans hausser le ton et en privilégiant les silences. Ce n’était pas chose aisée, tant l’ouvrage d’Antoine Leiris brise tous les codes habituelles du genre et qu’il s’impose comme un témoignage mezza-voce d’une vie à deux après l’horreur. C’était le 13 novembre 2015 le Bataclan subissait une attaque terroriste qui a coûtait la vie à 130 personnes. Parmi les victimes, se trouvait Hélène Muyal-Leiris. Son mari Antoine Leiris prendra très vite la plume, publiera sur Facebook quelques jours après une lettre intitulée «Vous n’aurez pas ma haine», et racontera ensuite dans un livre au titre éponyme comment malgré tout la vie doit continuer. Du Bataclan il ne sera pas énormément question tout au long de la centaine de pages publiées, le nœud gordien du récit dit l’amour d’un père pour son fils et comment l’existence s’organisa entre les deux après le décès de celle qui fut l’épouse et la mère. «Vendredi soir vous avez volé la vie d’un être d’exception, l’amour de ma vie, la mère de mon fils mais vous n’aurez pas ma haine», lance Antoine Leiris ajoutant : «Je ne sais pas qui vous êtes et je ne veux pas le savoir, vous êtes des âmes mortes. Si ce Dieu pour lequel vous tuez aveuglément nous a faits à son image, chaque balle dans le corps de ma femme aura été une blessure dans son cœur. Alors non je ne vous ferai pas ce cadeau de vous haïr. Vous l’avez bien cherché pourtant mais répondre à la haine par la colère ce serait céder à la même ignorance qui a fait de vous ce que vous êtes. Vous voulez que j’aie peur, que je regarde mes concitoyens avec un œil méfiant, que je sacrifie ma liberté pour la sécurité. Perdu. Même joueur joue encore. » Toute l’éthique du propos d’Antoine Leiris se trouve ici résumée.

Tendresse et pages d’humour

Les images de l’attentat à la télévision. L’attente de la nouvelle de la mort d’Hélène. La reconnaissance du corps à l’Institut médico-légal, la stupéfaction, le froid de l’âme qui suit le glacis de l’absence du corps aimé, Antoine Leiris n’omet aucun point douloureux. Mais, et c’est la force du texte, il y a des moments tendres et remplis d’humour. Comme ces instants où Antoine reçoit le soutien d’autres mères d’enfants croisées à la crèche de son fils Melvil qui lui ont préparé des dizaines de pots de potages carottes-pommes de terre-potimarron moulu et remoulu avec soin pour que l’enfant puisse manger de bonnes choses et que le père reçoit avec politesse, gratitude, mais qu’il finit par vider dans l’évier, son fils ne mangeant jamais une de ces sortes de pots. Tout cela est raconté avec humour et là encore pas mal d’émotion. Jamais larmoyant, Antoine Leiris meurtri fait face : «Nous sommes deux, mon fils et moi, mais nous sommes plus forts que toutes les armées du monde», dit-il et «vous n’aurez pas ma haine» tire les larmes notamment dans la lettre lue le jour de l’enterrement d’Hélène, le 24 novembre où Antoine qui n’a pas envie de parler prête ses mots «à celui qui n’en a pas encore», et sa voix «à celui qui ne peut pas la faire entendre». C’est Melvil donc qui s’adressant à sa maman lui exprime son manque.

Personnaz, acteur à la grandeur d’âme

Pour incarner le texte, et la pensée de Leiris et son corps même, Raphaël Personnaz déploie une grande précision de jeu, doublée d’un refus de l’outrance et du larmoyant. Servant le texte sans se servir de lui, à son service et n’ayant pour seule ambition que de le porter dans le cœur des gens, il s’abstient de briller. Sa prestation en devient inoubliable tant au niveau de sa diction parfaite, du ton minimaliste employé, (pas de hurlements ni de larmes versées) que de ses sobres déplacements sur scène et de son jeu riche et varié. N’ayant pas rencontrer Leiris avant les répétitions et la première, (il ne l’a pas souhaité), Raphaël Personnaz est à la fois lui-même et l’autre, l’acteur et le lecteur en prise avec le chaos du monde. Fou de littérature et fin analyste des œuvres investies, -on lui doit par exemple, réussite absolue, un enregistrement intégral audio pour Audiolib du livre de Georges Perec «Les choses»-, l’acteur incarne ici un homme brisé avec une profondeur rare. Il faut une grandeur d’âme assez exceptionnelle pour jouer comme il le fait et sa technique d’acteur sans failles n’en est ni la cause ni le fondement. Regarder les autres, les comprendre de l’intérieur et les aimer de façon désintéressée, voilà le credo qui sous-tend son travail sur «Vous n’aurez pas ma haine». L’humilité de Personnaz-acteur rejoint la hauteur de vue de Raphaël-citoyen. Il ne se met pas à la place d’Antoine Leiris, personne ne pourrait d’ailleurs tant son expérience dépasse tout effet de rationalité et tant sa douleur est insoutenable.

Un hymne à la vie

Il donne à entendre en incarnant un être réel qui comme le chanterait Anne Sylvestre a décidé d’«écrire pour ne pas mourir». Voilà un spectacle de théâtre, en forme au final d’hymne à la vie, un spectacle comme on n’en voit jamais que l’on pourra découvrir ou redécouvrir ce samedi au Chêne Noir d’Avignon. Un spectacle unique, et l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné de voir depuis au moins dix ans.
Jean-Rémi BARLAND

«Vous n’aurez pas ma haine» d’après le récit d’Antoine Leiris publié chez Fayard et repris au Livre de Poche – Mise en scène : Benjamin Guillard- Avec Raphaël Personnaz (Molière 2018 « Seul(e) en Scène ») Composition musicale : Antoine Sahler – Piano Lucrèce Sassella. Assistanat à la mise en scène : Héloïse Godet – Scénographie : Jean Haas – Lumière : Jean-Pascal Pracht – Vidéo : Olivier Bémer. Au Chêne Noir d’Avignon, 8 bis, rue Sainte-Catherine – 84000 Avignon – le Samedi 8 février à 20 heures – réservations au 04 90 86 74 87 ou plus d’info et réservations: chenenoir.fr. Tarifs : de 5€ à 30€

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