Marseille. Théâtre de La Criée. ‘Electre des bas-fonds’ portée au sommet par Simon Abkarian

Publié le 1 février 2023 à  21h38 - Dernière mise à  jour le 8 juin 2023 à  16h26

Embarquez sur scène des dizaines de comédiens interprétant une foultitude de personnages. Adjoignez leur des musiciens, des danseurs, danseuses, et des chœurs. Prenez l’histoire d’Electre et secouez le mythe en le revisitant à la mode bas-fonds d’Argos avec vue sur bordel. Mixez le tout sous un ensemble de lumières nappées d’ombres, et vous aurez «Electre des bas-fonds» la pièce de théâtre de Simon Abkarian qu’il a lui-même mise en scène et qui s’impose comme un tour de force narratif et visuel.

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Pièce que nous avons vue à La Criée dans une programmation du Théâtre du Gymnase en travaux actuellement. L’intrigue modernisée et qui ne trahit en rien les fondations originales tient en quelques mots : «L’irréductible fille des Atrides veut venger son père Agamemnon et tuer sa mère Clytemnestre meurtrière de son mari. Prophétesse des temps modernes, devenue serveuse dans un bordel du quartier le plus pauvre d’Argos, Électre se fait le porte-voix des marginales et des misérables. Soutenue par son frère Oreste revenu d’exil en travesti, et enflammée par un chœur incarnant le courage féminin, l’héroïne s’inscrit dans une large fresque lyrique, épique, spectaculaire, nourrie de rites et de folklores.» C’est une fête vibrante aux accents libres et exaltants, dans le parfait esprit du théâtre du Soleil, endroit mythique où Simon Abkarian a créé ce spectacle en septembre 2019.

Redonner sa place à l’anonyme et aux laissés pour compte.

«Je me suis toujours posé la question des captifs, des laissés pour compte et des démunis, des prises de guerre», explique Simon Abkarian qui précise: «J’ai écrit pour redonner sa place à l’anonyme et inverser la prise en charge masculine de la justice. La colère, la rage, la douleur ne sont pas atténuées parce qu’on est une fille». «Les gens, poursuit-il, s’extasient lorsque les femmes prennent les armes. Il est juste de défendre ce que l’on a de plus précieux quelque soit notre sexe ou notre condition.» Et de conclure : «J’avais besoin d’écrire sur mon monde d’aujourd’hui, et remettre la langue au centre de mon travail. La parole nous fait défaut. Beaucoup de gens sont pris au piège de leur limite verbale. Il est important de savoir parler donc de dire. J’ose croire que le théâtre est un des endroits où on peut encore développer de la pensée par le langage.» Et la parole dans la pièce de Simon Abkarian devient une arme de subversion puisqu’elle se risque sur le chemin du beau et du juste. Et le dernier champ de bataille est l’imaginaire. Nous voilà donc à ce titre secoués, impressionnés et bouleversés par ce que l’on voit. Jeux d’ombres sur les murs, des Haka furieux venant du chœur central explosent en gerbes de défis lancés contre les adversaires et la mort. Des portes qui s’ouvrent sur des mondes incendiaires et crépusculaires, et des costumes bariolés en concordance avec les pensées sang et or d’Electre, autant d’éléments habillant de feu et de rage cette pièce inventive d’un bout à l’autre, où la musique rock et jazz créée par le Trio Howlin’s Jaws, devient elle aussi un personnage à part entière.

Oreste, un jeune homme déguisé en fille

Surprenant le personnage d’Oreste qui surgit et nous intrigue, nous inquiète, nous séduit. Simon Abkarian le décrit ainsi : «Oreste dans ma pièce est un jeune homme déguisé en fille. C’est ainsi qu’il survit aux assassins d’Egisthe. Il embrasse sa condition d’exilé(e) et s’en contente. N’est-il pas le fils du vent et des chemins, « une inconnue » parmi les anonymes, une danseuse des rues ? Il doit accomplir son destin, mais tel un ermite venu du fin fond du Caucase, Oreste veut mourir à lui-même. Il veut oublier. Oublier qu’il était homme, qu’il était prince, qu’il était Grec. Pourtant c’est ainsi qu’il reviendra à Argos. Et c’est ainsi vêtu qu’il trompera et tuera sa mère Clytemnestre. C’est sous la menace d’Apollon qu’il est ramené à son état de garçon vengeur. C’est par ce dieu intransigeant qu’il est rappelé à l’ordre viril et forcé d’accomplir ce meurtre indicible ; le matricide.» L’engagement féministe de la pièce en ressort grandi et éclairé avec subtilité et audace.

Puissance du jeu des acteurs

Quant aux comédiennes et comédiens, ils sont au diapason de ce chef-d’oeuvre d’écriture littéraire et scénographique. Avec en tête Catherine Schaub-Abkarian (Clytemnestre), Aurore Frémont (Electre), Eliot Maurel (Oreste), Olivier Mansard (Egisthe) et Simon Abkarian lui-même dans les rôles de Sparos et Monsieur Loyal. Ils jouent tous en esprit de troupe, s’écoutant, se répondant et donnant une place prépondérante aux silences. C’est d’une densité incroyable et on est éblouis par la virtuosité de chacun. La grande force du spectacle sa spécificité même c’est la manière dont Simon Abkarian réussit à offrir un véritable opéra théâtral sans jamais perdre quiconque en cours de route. Ni son texte que l’on peut retrouver édité chez Actes-Sud Papier, ni les interprètes ni le spectateur qui balloté dans un fourre-tout assez gigantesque parvient à dévider finalement sans peine l’écheveau narratif. C’est ample, généreux et pour tout dire sublimement orchestré par un maître artificier du récit à tiroirs, doublé d’un humaniste épris de culture et d’écoute d’autrui.
Jean-Rémi BARLAND
«Electre des bas-fonds» par Simon Abkarian aux Éditions Actes Sud-Papiers. 103 pages – 15 €

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