Michel Bouquet s’en est allé : le plus grand Roi de Ionesco est mort

Publié le 14 avril 2022 à  12h55 - Dernière mise à  jour le 4 novembre 2022 à  20h22

C’était au Jeu de Paume d’Aix-en-Provence lors de la tournée en France de la pièce de Ronald Harwood «A tort et à raison » créée le 7 septembre 1999 au Théâtre Montparnasse de Paris dans la mise en scène de Marcel Bluwal. Face à Claude Brasseur qui incarnait un commandant américain chargé de questionner Wilhelm Furtwängler en procès en dénazification, Michel Bouquet prêtait ses traits au chef d’orchestre allemand. Il entrait sur scène, ôtait son chapeau, son pardessus, qu’il accrochait sur un porte-manteau, et allait s’asseoir face à son contradicteur. Il n’avait encore rien dit, n’avait esquissé aucun autre geste, et je me souviens d’avoir eu la chair de poule. Il était ainsi Michel Bouquet.

001024993.jpg
Michel Bouquet apparaissait et il se passait quelque chose de rare, d’intense, d’inoubliable. Même si c’était de mon point de vue moins évident au cinéma, l’acteur qui vient de nous quitter à l’âge de 96 ans, frappait les esprits. Citons sa prestation dans le rôle de Mitterrand lors du film de Guédiguian «Le Promeneur du Champ-de-Mars» ou celle du mari jaloux et trompé par Stéphane Audran, dans «La femme infidèle» de Chabrol, réalisateur avec qui il a tourné «La rupture», Michel Bouquet a marqué de son empreinte un nombre impressionnant de films. Et autant de réalisateurs, tels que Jean Renoir, ou François Truffaut qui en fit Comolli, le détective privé assassiné par Belmondo dans «La sirène du Mississipi», (1969) et l’une des victimes de Jeanne Moreau dans «La mariée était en noir». La fin de Javert dans «Les Misérables», revu par Hossein, qu’il joua avec l’esprit même proposé par Hugo est aussi un des grands moments de cinéma. Pour ma part, je n’oublie pas son interprétation du PDG Rambal-Cochet dans le film «Le jouet », le chef d’oeuvre de Francis Veber, où il s’opposait à Pierre Richard.

Jouer, c’était sa vie

Né le 6 novembre 1925 à Paris, ayant débuté au cinéma dans «Monsieur Vincent» de Maurice Cloche en 1947 aux côtés de Pierre Fresnay et Jean Carmet, et sur les planches en 1944 dans «La Première Étape», puis obtient son premier rôle principal dans «Roméo et Jeannette» de Jean Anouilh. Michel Bouquet a marqué le théâtre, en participant aux créations de Camus, à l’introduction en France de l’œuvre de Pinter, et en reprenant souvent quelques grands rôles. Ainsi a-t-il interprété à plusieurs reprises «Le neveu de Rameau» de Diderot, de «L’avare» de Molière, ou encore «Le roi se meurt» de Ionesco, le rôle de sa vie. Il y était tellurique et se renouvelait sans cesse dans la peau du personnage. Parmi ses plus célèbres prestations sur scène, notons «En attendant Godot », en 1978 et «Fin de partie» 1995 de Beckett. Jouer c’était sa vie, et il l’a fait jusqu’à ses 90 ans. La profession a salué son génie en plusieurs occasions. Michel Bouquet est deux fois lauréat du Molière du meilleur comédien : en 1998 pour «Les Côtelettes», écrit et mis en scène par Bertrand Blier, et en 2005 pour «Le roi se meurt» de Ionesco. Il reçoit le César du meilleur acteur en 2002 pour son rôle de père qui revient, bouleversant la vie de son fils dans «Comment j’ai tué mon père» d’Anne Fontaine. Il gagne à nouveau cette récompense quatre ans plus tard pour son interprétation de Mitterrand dans «Le Promeneur du Champ-de-Mars» de Guédiguian. Il reçoit un Molière d’honneur en 2014 et le Globe de cristal du meilleur comédien en 2018 pour Tartuffe, mis en scène par Michel Fau au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

« Dans Molière il y a tout »

Il y jouait Orgon et déclarait à l’époque : «Orgon passe à la rouste bien davantage que Tartuffe, qui est sur le velours de la fausseté. Tartuffe est un comédien. Orgon encaisse. Il n’est pas très intelligent, il ne peut pas s’en sortir. C’est un rôle difficile et épuisant. Molière ne s’amuse pas ici, comme il le fait plus volontiers dans ses pièces en prose. Il cerne sa pensée en vers, il concentre son attaque, et il frappe. C’est un travail de chien que d’essayer de restituer cette violence sur scène.» Le Tartuffe, Michel Bouquet le croisa en 1971 dans le rôle de Damis et voua à Poquelin un culte absolu. «Quand on sait ce qu’est le théâtre de Molière, quand on y a pensé, quand on a vécu avec lui, confiait-il à Olivier Celik, on arrive à pénétrer les secousses que ça peut provoquer à l’intérieur d’un être qui le joue. La violence de ce théâtre vient du fait qu’il est la synthèse la plus pure, la plus évidente, la plus incompréhensible de l’existence. Dans Molière il y a tout. Molière demande la chair de l’acteur, la chair de son cerveau, son âme, son corps tout entier.» Et de raconter Jean-Baptiste Poquelin dans son livre «Michel Bouquet raconte Molière» paru en 2017.

Une voix au service des auteurs

Ajoutons que voir Bouquet au théâtre c’était recevoir de plein fouet un jeu et une voix. La voix de Michel Bouquet reconnaissable entre toutes. Pour preuve les nombreux enregistrements d’auteurs importants (Hugo, Sartre, Cervantes, mais aussi Léo Ferré et Brassens) proposés en CD. Son interprétation de poèmes d’Hugo faisant en l’occurence…date.

Un livre d’entretiens avec Charles Berling

Très touché par sa disparition Charles Berling qui dirige la scène nationale de Châteauvallon, a publié avec Michel Bouquet un livre d’entretiens où il confiait en quatrième de couverture : «L’envie de faire ce livre m’est venue quand au détour de conversations avec Claude Sautet, il m’avait raconté un jour son goût pour la musique Rap. Je n’avais pas seulement été ému parce qu’il me démontrait ainsi une nouvelle fois la curiosité qu’il manifestait toujours à l’égard de l’être humain, mais aussi et surtout parce que je m’apercevais que j’avais beaucoup d’idées préconçues sur ces grands artistes qui ont tant marqué mon enfance et mon adolescence. Je pensais alors qu’être vieux, c’était forcément appartenir à un monde révolu. C’est alors qu’Anne Fontaine me proposa « Comment j’ai tué mon père » avec Michel Bouquet comme partenaire principal. J’y ai découvert un acteur extrêmement attachant, loin de l’image intimidante et un peu figée qui avait pour moi dominé jusque-là. J’avais le sentiment très doux pourtant de l’avoir toujours connu tel que je le découvrais alors, comme s’il avait été à mes côtés depuis longtemps. Quand nous en arrivâmes aux dernières prises de vue, je demandai à Michel s’il accepterait d’écrire avec moi ce livre d’entretiens sur la condition de l’acteur et de l’individu dans la société d’aujourd’hui, s’il voulait bien qu’ensemble nous nous posions toutes ces questions que je me suis si souvent posées face à l’évolution foudroyante du monde au XXe siècle. Son enthousiasme fut immédiat. Nous allions pouvoir commencer.»

On ne saurait mieux dire. Michel Bouquet qui ne voulait jamais apparaître plus intelligent que ses personnages l’était profondément et avec humanité. «Le roi se meurt», jouait-il souvent. Le Roi Bouquet s’en est allé…. Et laisse l’œuvre de Ionesco tout comme chacun de nous orphelins du théâtre.
Jean-Rémi BARLAND

Articles similaires

Aller au contenu principal