Note de lecture par Gilbert Benhayoun. Les types de ‘compromis’*: la politique comme économie, et la politique comme religion.

Publié le 16 mai 2022 à  8h45 - Dernière mise à  jour le 6 novembre 2022 à  10h41

On observe, ces deniers jours une montée de la violence à Jérusalem et les tirs de roquette depuis la Bande de Gaza contre des Israéliens à l’approche du Ramadan, mois sacré pour les musulmans. Cette irruption de violence intervient, alors qu’Israël a accordé récemment plus de permis de travail en Israël pour des habitants de Gaza, que la coopération entre Israël et les Émirats Arabes Unis se développe, et enfin qu’un fonds public d’investissement saoudien vient d’annoncer le placement de deux milliards de dollars dans des start-up israéliennes. Il y a un an, des violences similaires ont été l’un des événements qui ont contribué à l’éclatement d’une guerre de 11 jours entre Israéliens et Palestiniens dans la Bande de Gaza. Et, il est important de se souvenir que les Palestiniens de Jérusalem-Est se rassemblent et célèbrent le Ramadan ensemble à la mosquée Al-Aqsa.

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Dans son ouvrage sur la notion de compromis, Avishai Margalit distinguait deux types d’approches, l’approche de l’économie et celle de la religion. Alors que dans l’approche économique, tout est sujet à compromis, dans celle du religieux, le compromis n’a aucune place, en particulier lorsque le problème traité relève du sacré.

Ainsi, pour l’auteur, «tout, dans le tableau économique est négociable, tandis que, dans le tableau religieux, centré sur l’idée de sacré, le sacré n’est pas négociable». Pour l’économiste, tout bien est divisible, et ce qui est divisible est sujet à transaction, donc à compromis. A l’opposé, le sacré, qui considère que Dieu est un, donc non divisible par définition, est non sujet à compromis. Ces deux approches sont donc, par essence, irréconciliables.

Pour l’économiste, le marché remplace l’autorité, la publicité remplace la cérémonie, la négociation remplace le rite, le comptable remplace l’officiant. D’une certaine manière, pour Guy Debord, c’est la société du spectacle . Pour lui, «le spectacle est l’affirmation de l’apparence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple apparence. Mais la critique qui atteint la vérité du spectacle le découvre comme la négation visible de la vie ; comme une négation de la vie qui est devenue visible». Ainsi, ce qui apparaît est bon et ce qui est bon apparaît. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même. En ce sens, le spectacle qui est «une image de l’économie régnante», n’a pas, contrairement à la politique comme religion, de but. La domination de l’économie sur la vie sociale se traduit par la «dégradation» de l’être en avoir. C’est la primauté du verbe avoir sur le verbe être. Ce qui compte, et c’est à dessein que le concept de compte est repris, c’est les biens possédés mis en spectacle pour marquer la différence. Le but de l’économie c’est la satisfaction des besoins, et au-delà, des désirs.

Si l’utilitarisme est la morale de l’économie, à l’opposé, le religieux se réfère à la moralité, qui prône des impératifs moraux absolus sans tenir compte de leurs conséquences. Dans l’optique du religieux, tout ce qui est sacré ne peut faire l’objet de négociations, donc de compromis. Ainsi, à propos du conflit israélo-palestinien, demander au Hamas, mouvement religieux islamique qui s’inspire du mouvement égyptien des Frères Musulmans, de renoncer à ce qu’il considère comme sacré, c’est lui demander de ne plus être le Hamas.

Au total, pour Margalit, «l’attitude religieuse devient sectaire si elle considère systématiquement toute négociation comme une trahison impardonnable d’un idéal à prendre ou à laisser. De la même manière, l’approche exclusivement économique reste unilatérale parce qu’elle donne l’impression que tout est comparable et négociable, selon les critères du marché». Considérant la place de l’argent, l’approche religieuse, met en avant l’idée d’incomparabilité, or, par opposition, le marché a pour fonction de rendre toute chose comparable à une autre. C’est la fonction de l’argent d’égaliser toute chose. «L’argent est un grand égalisateur parce qu’il réduit de nombreuses différences et distinctions à une dimension commensurable» [[Une catégorie résiste, celle du snob, pour qui « l’argent, en tant que grand égalisateur, engendre, en comparant l’incomparable, vulgarité et perte de sens de la valeur. » Le snob considère que les riches sont faux, même lorsqu’ils sont généreux.]].

Pour bien marquer la ligne de démarcation entre l’économie et le religieux, Margalit cite Oscar Wilde, qui dans «L’Éventail de Lady Windermere», met en scène l’économique et le religieux, désignés dans la pièce comme le cynique et le sentimental :
Lord Windermere : Ne soyez pas cynique
Lord Augustus : Qu’est-ce qu’un cynique ?
Lord Darlington : Un homme qui sait le prix de tout et ne connaît la valeur de rien.
Lord Augustus : Et un sentimental ?
Lord Windermere : Un homme qui accorde à tout une valeur absurde et ne sait le prix de rien.
Cette distinction entre deux attitudes ne permet pas de distinguer entre les personnes. Pour la grande majorité d’entre nous, nous sommes aux prises avec les deux attitudes, parfois cynique et parfois sentimental. Certains aspects de la vie sont mieux appréciés par l’approche de l’économie et d’autres par celle du religieux. Tout dépend des circonstances.

Margalit pense qu’en temps de guerre ou en temps de crise, le religieux prévaut. Les pouvoirs font alors appel au sens du sacrifice. Par contre, en temps normal, l’approche économique prend le dessus. La vision de l’honnête citoyen est «stéréoscopique». Dans ces conditions, un problème apparaît lorsqu’un individu ou un groupe n’accorde de crédit qu’à une des deux approches. La caractéristique d’une approche sectaire c’est de ne voir que d’un œil, d’être complétement investi d’une des deux approches : le politique ou le religieux. En termes définis par Oscar Wilde, c’est n’être de manière exclusive et permanente, soit cynique, soit sentimental. Pour Margalit, on peut être sectaire sans être religieux mais cela aide!

Se pose alors la question de savoir si l’activité religieuse affecte positivement ou non l’attitude envers l’adoption d’un compromis politique, en particulier lorsqu’il s’agit d’un conflit prolongé, comme celui qui oppose Israéliens et Palestiniens ?

En 2014 l’Institute for Economics & Peace avait tenté de répondre à cette question après avoir analysé 35 conflits majeurs survenus en 2013. Leur conclusion est «qu’il est important de reconnaître le potentiel positif de la religion dans la consolidation de la paix par le dialogue interreligieux (…) Les pays qui avaient le plus d’appartenance religieuse avaient tendance à être légèrement plus pacifiques. La religion peut être la motivation ou le catalyseur pour amener à la paix». Cette conclusion plutôt optimiste est, dans le même rapport, immédiatement rejetée lorsqu’il s’agit du Moyen-Orient. Pour les auteurs du rapport, les violences entre musulmans sunnites et musulmans chiites, le conflit arabo-israélien «sont, sans aucun doute, une caractéristique majeure et apparemment insoluble des conflits».

Il nous semble qu’à propos du conflit israélo-palestinien, la religion transforme le conflit en un absolu non négociable, rendant le compromis politique beaucoup plus difficile à atteindre. Lorsque les factions belligérantes formulent leurs revendications en termes religieux explicites, un règlement négocié est plus difficile à atteindre [[Does Religiosity Affect Support for Political Compromise? by Danny Cohen-Zada, Yotam Margalit and Oren Rigbi Discussion Paper No. 15.05 August 2015]]. De plus, pour Pierre Hassner, l’affrontement entre Israéliens et Palestiniens a relancé la solidarité islamique.

L’étude de Danny Cohen-Zada et alii (2015) montre que, concernant l’attitude des juifs israéliens, une augmentation de la pratique religieuse conduit à l’adoption de positions dures, se traduisant par l’opposition à la solution de l’échange de la terre contre la paix et à accepter des compromis. Les preuves montrent un scepticisme croissant à l’égard du compromis tant parmi ceux qui, à l’origine étaient en faveur d’un accord, que parmi ceux qui y étaient opposés. Leur conclusion est que «la relation observée entre l’intensification de l’activité religieuse et l’opposition au compromis politique est particulièrement pertinente compte tenu de l’importance croissante des forces religieuses en Israël et en Palestine. Cela reflète en partie une tendance régionale plus large, mais cela peut aussi être le résultat de la situation politique violente elle-même. Les conclusions de notre article suggèrent donc qu’à mesure que les forces religieuses jouent un rôle de plus en plus important dans la politique de la région, les tentatives de parvenir à un compromis israélo-palestinien risquent de se heurter à une plus grande opposition publique.»

*« Du compromis et des compromis pourris. Réflexion sur les paix justes et injustes » de Avishai Margalit – Éditions Denoël – 2010

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