Off d’Avignon 2021. ‘Le visiteur’ ou comment Eric-Emmanuel Schmitt nous persuade que le monde n’est pas absurde mais mystérieux

Publié le 20 juillet 2021 à  10h57 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  19h20

Prenant le contre-pied de Camus qui affirmait que le monde est absurde, Eric-Emmanuel Schmitt lui répond dans chacune de ses pièces que le monde n’est pas absurde mais mystérieux et qu’il convient de creuser au fond des choses pour en découvrir le sens. Cette idée force on la trouve clairement exprimée dans « Le visiteur » qui créée le 23 septembre 1993 au Petit théâtre de Paris avec Maurice Garrel et Thierry Fortineau, puis reprise en 1998 au Théâtre Marigny avec Rufus et Tom Novembre revient en Avignon dans le cadre du Off dans une nouvelle mise en scène (admirable d’ailleurs) que l’on doit à Johanna Boyé.

Sam Karmann, (Freud), et Franck Desmedt (l’inconnu) dans
Sam Karmann, (Freud), et Franck Desmedt (l’inconnu) dans

L’action se déroule en un seul acte, et en temps réel le soir du 22 avril 1938, c’est à dire entre l’invasion de l’Autriche par les troupes hitlériennes (11 mars) et le départ de Freud pour Paris le 4 juin. Puisqu’il est ici question de philosophie et de politique signalons que le 22 avril a vu naître à des années d’intervalle Kant et Lénine. Nous sommes à Vienne et les nazis qui ont envahi l’Autriche persécutent les juifs. Ce qui n’empêche pas Sigmund Freud de demeurer dans la ville, affichant d’ailleurs un optimisme viscéral. Sauf qu’en ce soir du 22 avril il se retrouve totalement désespéré car la Gestapo vient d’emmener sa fille Anna pour l’interroger. C’est alors qu’il reçoit l’étrange visite d’un homme en frac, dandy léger et cynique qui déboule chez lui en entrant par la fenêtre pour lui tenir d’incroyables discours. Qui est-il ? Un fou ? Un magicien ? Un rêve de Freud ? Une projection de son inconscient ? Ou bien est-il vraiment celui qu’il prétend être ? A savoir Dieu lui-même en chair et en os . Si le spectateur décidera en cette folle nuit qui rappelle par moments «La nuit de Valognes» où une maison inoccupée depuis trente ans se retrouve à nouveau occupée, il est évident que pour l’auteur c’est ici Dieu et Freud qui discourent à bâtons rompus et qu’ils ont d’autant plus de choses à se dire qu’ils ne sont comme le précise Schmitt d’accord sur rien.

Dieu sur le divan de Freud et Freud sur le divan de Dieu

C’est devant les informations télévisées qu’un soir déprimé par ce que le monde lui renvoyait de violences, que Eric-Emmanuel Schmitt eut l’idée de cette pièce après s’être exclamé : «Comme Dieu doit être découragé en regardant le journal de 20 heures ! » Et d’ajouter : «J’avais de la compassion pour ce Dieu dont l’existence m’est incertaine. Songeant aussitôt : « Si Dieu a une dépression que peut-il faire?, Quel recours ? Qui peut-il aller voir ? » une image fondit sur moi : celle de Dieu sur le divan de Freud. Puis en contre-point celle de Freud sur le divan de Dieu.» Et l’écriture de ce «Visiteur» somptueusement habillé de concepts a surgi avec éclat et succès. L’écueil que l’auteur a su éviter c’est de proposer du théâtre d’idées avec thèse, antithèse, synthèse formule qui se résume en art par thèse antithèse…foutaise. Si la pièce est effectivement dialectique la pensée s’incarne ici dans de vrais personnages de chair et de sang. C’est d’ailleurs très émouvant du coup de les voir souffrir et débattre de leurs oppositions intellectuelles par amour de Freud pour sa fille interposé. Et puis il y a le nazi qui apparaît et disparaît et revient pour orchestrer une sorte de danse du mal. Il frappe les consciences et permet au final à Schmitt de revenir aux racines du mal.

Interprétation lumineuse

Et puis, il y a les quatre acteurs présents sur scène tous parfaits. Freud c’est Sam Karmann qui éclaire son personnage avec force et intériorité. Le visiteur c’est Franck Desmedt, un des comédiens fétiches de Jean-Philippe Daguerre, dont la nouvelle pièce «Le petit coiffeur », splendide et terrible est coproduite par Eric-Emmanuel Schmitt en personne. Possédant la part de mystère nécessaire pour déstabiliser et envoûter le spectateur Desmedt ne surligne rien, propose, suggère, et suscite le débat. Maxime De Toledo, chanteur d’opéra, et éblouissant comédien dans «Le portrait de Dorian Gray» donné au Théâtre Le Ranelagh, incarne un nazi bien sûr inquiétant qu’il tire du côté d’un conte avec ogre et princesse. Katia Genty en fille de Freud, est cette sorte de princesse inquiète et forte, chargée de rappeler comme à chaque fois chez Eric-Emmanuel Schmitt combien les femmes savent lutter, (comme le chante Francesca Solleville) et à quel point elles ont courage et détermination. La mise en scène de Johanna Boyé zoomant sur les caractères et les visages, aidée en cela par les lumières de Cyril Maneta, dans des décors très inspirants signés Camille Duchemin décrit le parcours de chaque personnage en touches impressionnistes. C’est beau, vrai, juste et cela confère au Visiteur son statut de pièce magique.
Jean-Rémi BARLAND
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A voir à 21h05 au théâtre actuel. 80, rue Guillaume Puy, 84 000 Avignon. Jusqu’au 31 juillet. Relâche les 20 et 27 juillet. 23 € ; 16 €. Réservations au 04 65 87 38 98 & au 07 89 74 54 00. «Le visiteur» de Eric-Emmanuel Schmitt – Théâtre de Schmitt, tome 3. Livre de poche, 245 pages, 6,70 €.

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