Off d’Avignon 2021. Rencontre avec Franck Borde: ‘un grand metteur en scène est celui qui laisse croire aux comédiens qu’ils ont une grande liberté’

Publié le 19 juillet 2021 à  11h19 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  19h20

Franck Borde fabuleux interprète dans « Le chemin des passes dangereuses » de Michel Marc Bouchard au Théâtre des Corps Saints dans le cadre du Off d’Avignon jusqu’au 31 juillet.

Franck Borde, comédien et citoyen engagé. ©DR
Franck Borde, comédien et citoyen engagé. ©DR

Interprète singulier, mais pas que, Franck Borde est un citoyen du monde, à l’écoute des fêlures de ses semblables. Pour preuve son engagement au sein du Théâtre de l’Estrade fondé et dirigé par Benoît Weiler, un artiste-médecin ayant travaillé avec Ariane Mnouchkine. Compagnie s’interrogeant sur l’homme et son fonctionnement, elle explore les rouages de la psyché humaine et la sublimation de ses pulsions. « Un rêve sans limite et une réalité qui l’infléchit » précisent ses membres.

La compagnie travaille sur le long terme, par cycle de plusieurs années, et centre ses créations sur les œuvres d’auteurs contemporains en s’intéressant à leur processus d’écriture et à leurs œuvres dramatiques, souvent mal connues. Parmi les créations de l’Estrade on trouve « Morphine» d’après Boulgakov avec pour porter le projet deux actions conjointes : Intervention au centre pénitentiaire du Reau (situé dans le 77), et des ateliers en collèges soutenus par l’ARS (Agence Régional de Santé), et le Mildeca (Mission International luttes contre les conduites addictives). Fort et intense «Morphine» est de l’aveu même de Franck Borde: «Un texte clinique, authentique et autobiographique qui raconte, décrit et dissèque les mécanismes de l’addiction et de ses effets.»

L’écriture témoigne et le théâtre incarne, ainsi, la compagnie propose ce spectacle vivant aux allures de transmission et questionne nos addictions. De par sa problématique Morphine s’adresse à tous les publics. La réflexion qu’il suscite s’avère d’utilité publique. «Nous sommes tous confrontés de près ou de loin à l’addiction durant notre vie. La compagnie est intervenue en milieu scolaire, carcéral et rural, et tous sont unanimes : Morphine doit être vu de tous ! », insiste Franck Borde qui précise avoir été très impressionné et ému par ces rencontres dans ces deux milieux. Par la mise en espace scénique également.

Franck Borde présente le contenu de la pièce : «Interviewé par une journaliste, le Docteur Bomgard raconte aux spectateurs comment la mort de son ami, la découverte de sa morphinomanie et surtout la description que celui-ci fait de sa maladie, ont été un choc pour lui. Le récit s’anime, s’incarne progressivement : C’est l’histoire d’un jeune médecin. Le jeune Docteur Poliakov est nommé dans un dispensaire en milieu rural. Nous assistons d’abord au quotidien du jeune praticien confronté au sordide et à l’imprévu, qui travaille sans compter et qui s’épuise à la tâche. La douleur tant physique que morale l’entraîne à goûter aux cristaux de morphine, puis à la cocaïne. On apprend très vite que la douleur du Docteur vient d’ailleurs : un amour trahi, une incapacité à dire sa souffrance, une incompréhension d’un monde en transformation…Son journal intime, ses vidéos, ses enregistrements, nous renseignent sur ses contradictions, ses appels sans écho, son amour déçu, sa recherche d’amitié, sa complaisance aussi. L’amour d’Ana, l’aide-soignante du dispensaire, suffira-t-il à sauver Poliakov ? Poliakov sait parfaitement où le conduira son addiction : à la mort. Il dissèque à la loupe et décrit de manière extrêmement détaillée son dernier objet d’étude médical : sa propre personne»

Et Franck Borde de conclure en montrant les deux questions centrales du dénouement : «Ses connaissances médicales pourront-elles le sauver ? Pourra-t-il échapper à son destin ?» Investi scéniquement, l’acteur qui a fait de la philo et de la photo est également très attaché à bien définir les concepts de la pièce.

Lutte contre l’antisémitisme

Puis avec la Compagnie de L’Estrade, Franck Borde a participé à la création de la pièce «Le problème Spinoza». Si l’addiction à la drogue était au centre de «Morphine» c’est la radicalisation qui est au centre pour Le Problème Spinoza. Cette pièce, adaptation du roman d’Irvin Yalom, écrivain et psychothérapeute reconnu aux États-Unis, met en relief deux trajectoires : celle de Spinoza qui, au XVIIe siècle, a choisi la raison s’opposant ainsi à sa famille et à l’autorité religieuse et celle d’Alfred Rosenberg qui, mal dans sa peau, va choisir le juif comme bouc-émissaire, ce qui le conduira à élaborer l’idéologie nazie. Deux vies complètement opposées que Benoît Weiler, dévoile dans une mise en scène symbolique qui associe la danse, la vidéo et la musique au théâtre proprement dit. Un spectacle profond, esthétique et original dans lequel Franck Borde s’est là encore investi avec panache.

« Notre rôle est d’éveiller les consciences »

Cours Simon, durant deux ans, Formation au Studio Théâtre d’Asnières, -ce fut dit-il une expérience exceptionnelle avec danse, travail d’écriture, notamment sur l’Alexandrin- rencontre avec Claude Crétient, -cours de théâtre dans le XVe arrondissement de Paris-, travail avec Jérémy Fabre dans un Festival en Aveyron, Franck Borde, né le 6 septembre 1979 à Trèves, en Allemagne, de parents militaires s’est retrouvé à 27 ans sur le casting de «Plus belle la vie». « J’ai été engagé sur la série dans un rôle qui devait durer deux mois, et je suis resté trois ans. J’ai appris énormément. Je jouais un rôle de serveur qui tombait amoureux d’un serveur. On montrait un couple homo, ce qui était assez rare à la télévision à l’époque, notre rôle étant d’éveiller les consciences», explique Franck Borde qui aime le théâtre du doute, lui qui a également travailler en doublage, (voix off), et qui estime qu’un grand metteur en scène «est celui qui laisse croire aux comédiens qu’ils ont une grande liberté».

Un miroir à nos propres fêlures

Et pour le coup Claude Chrétient répond parfaitement à cette définition, lui qui a mis en scène Franck Borde, Willy Liechty, et Mikaël Alhawi, (trio d’acteurs d’exception) dans la nouvelle production de la pièce de Michel Marc Bouchard « Le chemin des passes dangereuses ». Un chef d’oeuvre (un de plus) du dramaturge québécois auteur également de «Tom à la ferme ». Trois frères sont réunis pour le mariage du benjamin, (Carl, incarné par Willy Liechty), trois frères que tout sépare sont victimes d’un terrible accident de la route, sur le lieu même où leur père est mort des années auparavant. Un drame qu’ils ont vécu en silence et qui sous l’impulsion du deuxième (Ambroise joué par Franck Borde) va se retrouver évoqué en phrases larges, où les mots sont autant de balles que des expressions d’une douleur et d’un appel au secours. «C’est pas l’éducation qui fait le bon sens», nous dit l’auteur qui fera du troisième personnage (Victor, l’aîné porté par un Mikaël Alhawi sobre et puissant) une sorte d’antihéros chargé de représenter ce que voit et perçoit le spectateur. Trois frères habillés de blanc, sortes d’anges du malheur, une mise en scène où les déplacements se font en arcs de cercles, de manière très musicale, nous sommes dans une sorte de « Voyage d’hiver» de Schubert, version théâtrale. « Le chemin des passes dangereuses», secoue, bouleverse, scintille aussi par des sourires présente selon les concepteurs du projet «un miroir à nos propres fêlures». La détresse du jeune fiancé qui s’inquiète de l’inquiétude de sa promise qui doit l’attendre pour la cérémonie est un moment de théâtre inoubliable et d’autant plus déchirant que Willy Liechty gagne de minute en minute en intensité visuelle et psychologique. Ses dialogues avec Franck Borde, le frère en quête comme lui de réconciliation, sont déchirants d’humanité, et servis comme l’exige le texte par une interprétation en touches impressionnistes. Et si l’on devait citer encore une œuvre de Schubert pour définir les contours de ce que Michel Marc Bouchard appelle une «tragédie routière» ce serait «L’Arpeggione» où le violoncelle répond au piano dans un moment de grâce douloureuse. Un chef d’oeuvre en somme.
Jean-Rémi BARLAND

-«Le chemin des passes dangereuses» au Théâtre des Corps Saints au 76, place des Corps Saints. Jusqu’au 31 juillet à à 20h50. Relâches les 19 et 26 juillet. 25 € et 16 €. Réservations au 04 90 16 07 50. Plus d’info: theatre-corps-saints-avignon.com
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-«Le chemin des passes dangereuses» de Michel Marc Bouchard. Éditions théâtrales, 56 pages, 12 €.

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