On a vu à Aix-en-Provence et Paris : Lambert Wilson, Loïc Corbery, Gilles Privat : trois « Misanthrope » ou « Le tour de France d’Alceste »

Publié le 16 avril 2019 à  9h21 - Dernière mise à  jour le 29 octobre 2022 à  13h47

Photos Sven Andersen - Michel Badiou - La Comédie-française
Photos Sven Andersen – Michel Badiou – La Comédie-française

Il y avait le film de Philippe Le Guay «Alceste à bicyclette», où l’on évoquait le personnage de Molière au travers d’une comédie moderne interprétée par Fabrice Luchini et Lambert Wilson. Il y a désormais ce qu’on pourrait appeler «Le tour de France d’Alceste » tant on ne compte plus les productions proposant des lectures théâtrales différentes de cette pièce qui demeure la plus représentative de la pensée de l’auteur. Trois se détachent en ce moment que nous avons pu voir au Jeu de Paume d’Aix-en-Provence, à Paris au Théâtre libre dirigée par Jean-Marc Dumontet, et au cinéma le Cézanne d’Aix qui diffusait sur grand écran la captation de la comédie française avec Loïc Corbery dans le rôle titre. Force est de constater qu’aucune ne ressemble à l’autre, elles se font face parfois, s’opposent et se complètent tenues en cela par des comédiens d’exception dans des mises en scène qui prennent des risques et secouent le cocotier du classicisme ronronnant.

Lambert Wilson tonitruant et drôle

Lambert Wilson mis en scène par Peter Stein. (Photo Sven Andersen)
Lambert Wilson mis en scène par Peter Stein. (Photo Sven Andersen)

Lambert Wilson justement qui tout droit sorti du film de Le Guay et qui n’avait curieusement jamais interprété Molière sur les planches donne à voir et à entendre un Misanthrope tonitruant, révolté, touchant dans sa démesure et de fait de son agitation colérique permanente un rien clown au sens artistique du terme. Ce n’est pas la moindre des surprises de la mise en scène de l’Allemand Peter Stein de tirer au maximum la pièce du côté de la farce. Les spectateurs rient beaucoup tout au long de cette représentation très festive donnée au Théâtre libre de Paris, la salle dirigée par Jean-Marc Dumontet située boulevard de Strasbourg. (Notons d’ailleurs que cette production se joue jusqu’au 18 mai avant des représentations au théâtre Montensier de Versailles du 21 au 26 mai). Lambert Wilson qui en fait manifestement des tonnes (c’est voulu, senti, assumé et très efficace) nous montre dans cet Alceste-là un être fougueux, énergique, bondissant, en guerre contre l’hypocrisie, la trahison, l’infidélité de sa belle Célimène, prêt à en découdre avec la terre entière. Jamais le sous-titre du Misanthrope « L’atrabilaire amoureux » n’avait mieux justifié son nom. Dans des décors grand-siècle tirant sur le jaune, le marron, le rouge, et pour certains costumes (celui de Clitandre notamment) le vert (ce qui est rare au théâtre), le metteur en scène qui avait l’an dernier déjà monté «Le Misanthrope» au Théâtre de la Porte Saint-Martin avec Arditi et Weber) propose une version très lisible par tous. On retiendra de ce spectacle familial en la personne de Pauline Cheviller, une Célimène éblouissante de beauté et d’intelligence, qui n’oubliant pas de nous rappeler qu’elle incarne une jeune fille de vingt ans, souvent présentée à tort comme une idiote, tire son rôle vers une certaine forme de féminisme innocent. Nous sommes loin de la Célimène très cérébrale incarnée de manière magnifique aussi par Clotilde de Bayser aux côtés de Denis Podalydès que nous avions vu à la Comédie-Française dans une mise en scène de Jean-Pierre Miquel optant pour la sobriété. On y avait applaudi aussi Alberte Aveline qui campait une Arsinoé d’exception, inquiétante et revêche. L’Arsinoé voulue par Peter Stein est tout simplement l’une des plus fascinantes qu’il m’a été donnée d’applaudir. Forte de son expérience théâtrale des plus aguerrie, Brigitte Catillon est absolument inoubliable. Voix posée calmement comme c’était le cas chez Maria Mauban dans l’enregistrement proposée avec Henri Virlogeux en octobre 1968, l’actrice offre dans son affrontement avec Célimène un instant artistique de haute volée. (Rien que pour la scène 4 de l’Acte III portée à son paroxysme dramatique qui voit Arsinoé et Célimène s’affronter à fleurets mouchetés, les deux femmes s’envoyant leurs âges respectifs à la figure dans des alexandrins troussés avec élégance ne ratez-pas cette production). Très cohérente la distribution propose dans son côté commedia dell’arte, de pousser chaque figure à son point d’excès absolu. Ce qui se conçoit d’autant mieux que les acteurs y excellent. Si l’on peut être fort peu convaincu par le Philinte d’Hervé Briaux, l’Oronte de Jean-Pierre Malo, et les deux marquis Acaste (Paul Minthe) et Clitandre (Léo Dussollier) perruqués à souhait, demeurent désopilants dans leur aspect très Jean Le Poulain. La palme revenant à Léo Dussollier (qui n’est autre que le fils d’André) et que nous avons applaudi le temps du Off d’Avignon 2018 dans la pièce «L’adieu à la scène» de Jacques Forgeas où il interprétait Molière tentant de convaincre Racine (phénoménal Baptiste Caillaud) de ne pas abandonner le théâtre. Léo Dussollier est un Clitandre burlesque, limite «Monthy python» et on sent qu’il a pris un bonheur fou à interpréter son personnage ainsi. Manon Combes qui joua au théâtre des Béliers en Avignon durant l’été 2017 «Les petites Reines» de Justine Heynemann, nous bouleverse en une Eliante qu’il est difficile d’oublier. Et redisons combien Lambert Wilson en Alceste agité demeure touchant et au final… très drôle dans ce spectacle populaire et jamais populeux où on ne privilégie tout de même jamais l’art du silence.

Loïc Corbery bondissant et tempétueux

Loïc Corbery mis en scène Clément Hervieu-Léger (Photo La Comédie-française)
Loïc Corbery mis en scène Clément Hervieu-Léger (Photo La Comédie-française)

Projeté donc sur les écrans de France dans une captation de Don Kent destinée à fixer l’événement et proposer au cinéma pour ceux qui n’auraient pas vu ce spectacle donné à la Comédie-Française. Le «Misanthrope» mis en scène par Clément Hervieu-Léger bénéficie avant tout d’une magnifique scénographie signée Eric Ruf, le patron de la maison de Molière. Intelligente, et parfois très recherchée, elle incite le spectateur à remplir les blancs laissés par les nombreux silences distillés tout au long de la pièce. On retiendra par exemple les deux moments admirables de poésie où l’on voit Alceste (Loïc Corbery de dos) se mettre au piano aux côtés de Philinte (Eric Génovèse) et Arsinoé (Florence Viala). Les notes qui s’échappent, le regard compatissant des deux personnages en direction d’Alceste sont des moments de poésie pure que l’on déguste en s’interrogeant sur la douleur de cet atrabilaire malheureux et ici très romantique. Dans le rôle titre Loïc Corbery sautant, bondissant lui aussi, montant des escaliers, les redescendant aussi sec (ce n’est pas le meilleur aspect de la mis en scène), incarne un Alceste tempétueux prêt à en découdre également avec ceux qui l’ont trahi. Le problème majeur ici est que l’œil est attiré par des éléments rajoutés, parasitaires. On se souvient que Peter Brook signalait que lorsqu’on fait traverser la scène d’un théâtre à un chien tout le monde regardait le chien, et plus du tout les acteurs. C’est un peu le cas ici avec d’incessants déplacements de meubles, des volets en bois fermés et ouverts, et surtout cette table dressée pour un repas pris par les protagonistes illustrant ce qu’on peut appeler la scène des portraits. Si cela demeure d’ailleurs un peu systématique on apprécie en Loïc Corbery, ainsi mis en scène, sa force, son allant et le fait qu’ainsi donné son Alceste croise souvent nos propres sentiments. On a tous été un jour saisis par l’impression de ne plus supporter personne, et de vouloir le crier haut et fort. Ce que fait la pièce aidée en cela par l’interprétation tout en nuances de Serge Bagdassarian en inquiétant Oronte que l’on aime… détester. Nous sommes aussi un peu tous par instants Philinte qui incarne une certaine forme de raison, explique qu’il «est bon parfois de cacher ce qu’on a dans le cœur». Eric Génovèse y est poignant, jamais sévère, avec une douceur mélangée à de la fermeté, prêt à défendre son ami, mais pas n’importe comment. Nous serons très partagés sur le jeu d’Adeline d’Hermy, qui en Célimène à la voix perchée propose une version très apprêtée de son rôle. Belle, et d’une élégance très Christian Dior dans son costume signé comme tous les autres Caroline de Vivaise, la grande Florence Viala (à tous le sens du terme) peine à nous faire croire à une Arsinoé d’habitude austère et privée des plaisirs du monde. On retiendra là encore le jeu intéressant des deux marquis : Acaste (Christophe Montenez, parfait et c’est un pléonasme), et surtout Clitandre sous les traits de Pierre Hancisse. Cet acteur assez magique que nous venons d’applaudir à La Criée dans «La fuite » de Boulgakov mis en scène par Macha Makëieff où il jouait «le roi des cafards», donne à entendre un marquis très mondain, mais jamais ridicule, et très loin de l’image parfois grotesque jusqu’à la caricature dont certaines productions l’habillent sans vergogne. Un beau spectacle donc, avec malgré ces réserves exprimées, une lecture puissante de l’œuvre à laquelle s’ajoute une diction parfaite des comédiens.

Gilles Privat émouvant et intériorisé

Gilles Privat mis en scène par Alain Françon (Photo Michel Badiou)
Gilles Privat mis en scène par Alain Françon (Photo Michel Badiou)

Loin de ces deux productions la mise en scène d’Alain Françon choisit quant à elle le minimalisme, la retenue, l’intériorisation des sentiments. Donné au Jeu de paume d’Aix son Misanthrope brille par son manque d’effets faciles. Là encore ce sont en costumes modernes (comme chez Hervieu-Léger à la différence de Peter Stein) que se déplacent les comédiens. Choix qui s’explique par le présupposé que si Molière offrait des tenues de son temps et que s’il revenait aujourd’hui ce serait pour faire évoluer ses personnages en tenue de ville, costume trois pièces des grands couturiers parisiens. Et cela sied à merveille à l’Oronte puissant et très inquiétant de Régis Royer ainsi qu’aux deux marquis Acaste (le formidable Suisse Pierre-Antoine Dubey) et Clitandre (David Casada). Trois terrifiants personnages ici, non des gens de cour poudrés mais des sortes d’énarques en chemise blanche, que l’on croirait sortis d’un quelconque cabinet ministériel. Avide de pouvoir Oronte tentera de mettre à bas Alceste pour crime de lèse-non respect des codes en vigueur dans le Cac-40, et les assemblées générales des actionnaires de multinationales. Ce que dézingue Alain Françon dans ce parti-pris clairement affiché c’est également une dénonciation au vitriol de l’argent qui corrompt et qui rend fou. Une lecture toute personnelle qui en vaut beaucoup d’autres et qui trouve sa cohérence dans le fait de faire jouer tous les comédiens mezza-voce. Pas d’éclats de voix, on trucide l’adversaire avec le cynisme des riches nés avec une cuiller d’argent dans la bouche. Si bien que la douleur constamment exprimée par Gilles Privat dans le rôle titre saute à la gorge du spectateur pour ne plus le lâcher. C’est vers un Misanthrope très Henri Virlogeux ou Denis Podalydès que se tourne le jeu de cet acteur hors normes, absolument parfait et saisissant de justesse. Comprenant que ce n’est pas parce que l’on crie que l’on dit des choses importantes Alain Françon fait entendre derrière les mots de Molière la force des regards et des silences. Austère, un rien janséniste sa mise en scène joue sur les rapports marchands existant dans les relations de subordonnés à dominants. Loups contre faux-agneaux pour une fable sociale où le jeu des corps se fait jour et où Célimène (inoubliable Marie Vialle) incarne non une grande coquette perfide mais une jeune veuve éprise de cette soif de ne pas être enchaînée ce qui en fait la femme la plus libre de son époque. Comme à chacune de ses apparitions ou de ses enregistrements d’œuvres littéraires lues en intégralité disponibles en CD audio, Pierre-François Garel est un Philinte magnifique d’intensité et d’esprit de résilience. Ainsi présenté son personnage à qui il donne une dimension quasi mystique à chaque réplique permet à Françon de démontrer que si «Alceste a raison sans doute d’être misanthrope par sens moral, il a tort évidemment de l’être par excès de bile noire». Propos défendus par le metteur en scène illustrés dans un jeu d’ombres et de lumières des âmes que Joël Hourbeigt à la lumière justement magnifie comme le ferait un artiste-peintre. Et puis il y a Lola Riccaboni la plus bouleversante des Eliante que l’on puisse imaginer. Divine actrice, pour un rôle présenté ici de manière divine, où l’accomplissement de son amour pour Philinte se fera au grand jour après les refus d’Alceste. Un Misanthrope fascinant où répétons-le Gilles Privat dans le rôle titre fait tout simplement des prouesses qui sont d’autant plus éclatantes qu’elles ne se donnent pas pour telles. Retenue quand tu nous tiens !
Trois Misanthrope donc……et de haute volée. Vive le théâtre !
Jean-Rémi BARLAND

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