On redonne à La Criée jusqu’au 13 décembre « La fuite » de Boulgakov dans une adaptation et mise en scène de Macha Makeïeff

Publié le 2 décembre 2018 à  12h36 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  19h23

C’est un choc et c’est incontournable. A la Criée jusqu’au 13 décembre on pourra revoir ce chef-d’œuvre russe qu’est «La fuite» dans une adaptation et une mise en scène inouïe d’inventivité signées Macha Makeïeff. Signalons tout d’abord un travail sur le son confié à Sébastien Trouvé qui contribue par des bruits profonds, inquiétants et sourds à rendre l’atmosphère de cette plongée en enfer particulièrement oppressante. Ensuite une performance à la lumière de Jean Bellorini (metteur en scène lui aussi qui avait enchanté La Criée avec son spectacle «Tempête sous un crâne» tiré des Misérables de Victor Hugo), où chaque scène semble un tableau à elle toute seule, et, où, jouant sur les ombres, il permet au spectateur avec la complicité d’Angelin Preljocaj venu lui prêter main forte sur le projet, de mieux entrer dans la psychologie trouble des différents personnages. Si l’on ajoute que les décors inventifs et les costumes d’époque de Macha Makeïeff sont de purs bijoux, on comprendra que tous les éléments sont réunis pour faire de «La fuite» un immense moment de théâtre.

Destimed la fuite a la criee photo pascal victorDestimed la fuite a la criee 2 photo pascal victorUn long moment aussi (3h30 avec entracte) qui raconte en huit songes l’épopée tragique des russes blancs fuyant vers l’exil -destination la Crimée, Sébastopol, Constantinople et Paris- la persécution déclenchée contre eux par les bolchéviques. Nous sommes en 1920 et l’action se centre autour d’un couple formé par un parieur russe et une jeune femme étranglée de douleur, persécutée, et sauvagement humiliée. Autour d’eux dans une noria rappelant tour à tour l’art du cirque, le théâtre burlesque, la tragédie antique, le roman noir, le récit d’espionnage ou le thriller politique, -«La fuite» en effet mêle tous les genres- on trouve des généraux, des évêques, des moines, des comtes, une prostituée, un ex-ministre du commerce, un planton, un valet et son maître, des parieurs, des musiciens saltimbanques, un chef de gare et même le roi des cafards interprété par l’exceptionnel Pierre Hancisse inquiétant à souhait, au charisme et à la présence incroyables. On devrait d’ailleurs citer tous les acteurs de ce drame écrit par Boulgakov (1891-1940) dès 1926, retravaillé jusqu’en 1928, corrigé en 1934 et 1937 et qui ne sera jamais joué du vivant de l’auteur. L’esprit de troupe habite le travail de Macha Makaïeff qui leur confie à chacun le soin de faire écho à la voix de l’autre, contribuant ainsi à l’excellence de la mise en scène.

Boulgakov fou de Molière

Mais auparavant précisons que l’écrivain russe qui se définissait comme acteur vénérait Molière dont il a tout lu, au point d’avoir écrit «Le roman de monsieur de Molière» ou des pièces telles que «L’extravagant monsieur Jourdain», et «Molière ou la Cabale des dévots». Boulgakov fut aussi fasciné par les rapports que Molière entretint avec Louis XIV et le pouvoir royal, l’auteur russe ayant eu tendance à chercher la reconnaissance morale de Staline, ce dernier s’étant néanmoins empressé d’interdire très vite toutes ses pièces.

Fabuleux acteurs

L’acteur marseillais Pascal Rénéric connaît parfaitement l’œuvre de Poquelin et a incarné sur cette même scène de La Criée le Jourdain/Gentilhomme si cher au cœur de Boulgakov. Fantastique comédien s’étant souvent immergé dans le théâtre russe en général et de Tchékhov en particulier, -sa «Mouette» était un chef d’œuvre- Pascal Rénéric invente, crée sans jamais tomber dans le burlesque, le trop plein de signifiants et de métaphores, ce qui aurait alourdi le propos de son personnage et sa densité humaine. Geoffroy Rondeau déjà grand Trissotin chez Makeïeff, et subtil chez le Bellorini des Misérables incarne un Général Khloudov proche de la folie qui fait froid dans le dos. Vincent Winterhalter, autre Général, Thomas Morris en chef du contre-espionnage, Sylvain Levitte, Samuel Glaumé, Emile Pictet, Alain Fromager (stupéfiant ex-ministre du Commerce), ainsi que Karyll Elgrichi (Liouska et Vanessa Fonte en Sérafina, sont au diapason et on ne saurait les départager tant ils impressionnent à chaque instant. Bien sûr, on peut trouver certains tableaux -notamment le deuxième situé en 1920 dans une gare quelque part au Nord de La Crimée- un peu longs, mais que l’on passe d’une chapelle perdue en Tauride au local de contre-espionnage, à un palais dévasté à Sébastopol, la première partie de la pièce a le mérite de camper personnages et actions sur un rythme soutenu. Après l’entracte les quatre autres tableaux sont de purs chefs d’œuvre, et alors que les quatre précédents décrivaient plutôt la situation politique de la Russie de 1920, les derniers plus légers sur la forme s‘attachent plutôt à narrer des destins individuels et sont des manières non déguisées pour Macha Makeïeff de rendre hommage au théâtre, à la musique -on joue beaucoup et notamment de l’accordéon-, et à l’art de résister par les forces du langage. Le Songe 5 à Constantinople, avec la célèbre course de cafards, (on rappellera la présence magique de Pierre Hancisse), le Songe 6 à Constantinople, le Songe 7 dans un hôtel particulier de Paris, et le Songe 8 dans une gare de transit à l’automne 1921 s’enchaînent dans une sorte d’allégresse de jeu, et de folie dans le geste. Et puis chose originale, tout ici est vu du côté des Russes blancs dont on entend guère souvent la voix dans le récit des événements des années 1920, la parole étant par principe confisquée par les vainqueurs. Beau travail que celui de la metteure en scène qui a, n’en doutons pas, puisé dans son histoire personnelle afin d’enrichir celle des différents personnages, où, comme toujours chez elles -la beauté et la finesse d’interprétation des comédiennes y contribuent largement- il y a en filigrane un hommage au courage des femmes. C’est beau, à voir, intelligent à entendre, ça frappe au cœur et à l’âme, et «La fuite», proche de la pièce «Le maître et la marguerite» est de fait un spectacle qui fait aimer le théâtre et toutes les autres formes d’expression s’y rattachant.
Jean-Rémi BARLAND

« La Fuite » jusqu’au 15 décembre Théâtre de La Criée de Marseille. Les mardis, jeudis, vendredis et samedis à 19h. Le dimanche à 16h. Réservations au 04 91 54 70 54. Plus d’infos : theatre-lacriee.com

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