Parvis du cœur à Marseille : dense débat sur « humanismes et religions »

Publié le 10 juin 2013 à  11h00 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  15h40

(PHOTO PHILIPPE MAILLÉ )
(PHOTO PHILIPPE MAILLÉ )

Dans le cadre de Marseille Provence 2013, l’Église catholique a proposé, une semaine de manifestations, de débats, d’expositions ainsi que de temps de prières : le « Parvis du cœur ». C’est ainsi que s’est déroulée, le 6 juin, à la Bibliothèque de l’Alcazar, une conférence organisée par l’Institut Catholique de la Méditerranée en partenariat avec l’Académie des Lettres des Sciences et Arts de Marseille et le soutien de Marseille-Espérance, sur « Humanismes et révolutions », avec la philosophe, psychanalyste Julia Kristeva, le professeur de philosophie Jean-François Mattéi et Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture.
Monseigneur Ravasi prend la parole. Avec brio, il donne un cours magistral sur Camus « J’ai rencontré son œuvre, au-delà de mes lectures de jeunesse, lorsque, dans le cadre de l’exégèse biblique, je préparais un commentaire sur ce qui est un des chefs-d’œuvres de la littérature mondiale : le livre de Job. J’ai alors mis en confrontation le personnage biblique et l’auteur de « La Peste ». Camus avançait, en 1951 : « Si on admet que rien n’a de sens on en vient à conclure que le monde est absurde, mais je n’ai jamais pensé que l’on pouvait rester sur une telle position ». Fort de cette citation, l’homme d’Église considère : « Il y a du pessimisme chez Camus, mais cela ne le conduit pas au nihilisme. Et, d’ailleurs, il révolte le « Cogito ergo sum » en « Je me révolte, donc nous sommes ». Comment ne pas être aussi sensible au fait que selon Camus : « Pour qu’une pensée change le monde, il faut d’abord qu’elle change la vie de celui qui la porte ». Alors, pour le Prélat : « L’incrédulité de Camus n’est pas le positivisme froid d’Auguste Comte ni celui exacerbé de Nietzsche et il est légitime qu’un croyant se rapproche d’un auteur aussi saisissant, sincère et authentique dans sa recherche ». D’autant que Camus lançait : « Le monde, aujourd’hui, réclame des Chrétiens qu’ils restent des Chrétiens », avant de signifier : « Comment être des Saints sans Dieu ? C’est le seul problème concret que je connais », lui qui avouait : « n’essayez pas de me faire devenir chrétien, je ne partage pas votre espoir ». Et de citer un autre propos de l’auteur, de ce pessimiste en action : « L’Homme doit réparer dans la création tout ce qui doit l’être, après quoi les enfants mourront toujours injustement même dans une société parfaite. L’injustice et la souffrance demeureront et ne cesseront d’être le scandale ».

« Je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer, à tout le reste je dis non »

Puis de rappeler « Le malentendu ». « Dans cette pièce Maria appelle Dieu symbolisé par un serviteur sourd, elle appelle Dieu à l’aide, le serviteur entre et lance : Non ».
Pour le Cardinal Ravasi, Camus ouvre trois voies, celle de la révolte morale premièrement, deuxièmement celle de la beauté. « Camus écrit dans « L’homme révolté » : la beauté, sans doute, ne fait pas les révolutions, mais un jour vient où les révolutions ont besoin d’elle ». Enfin, la troisième voie qu’ouvre Camus aux yeux du Cardinal : « C’est celle de l’amour. Camus déclarait en 1937 : Si je devais écrire un traité de morale il aurait cent pages dont 99 blanches. Sur la dernière il y aurait : Je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer, à tout le reste je dis non ». Il ajoutait : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé, il y a du malheur à ne pas aimer ». Et le Cardinal Ravasi de conclure : « On peut opposer à Camus un autre auteur culte, Robert Musil : « Et si être libre de Dieu n’était pas autre chose que la voie moderne vers Dieu ? ».
Le professeur Mattéi se situera lui du côté de la norme, la règle, du Deus Irae. Il cite en premier lieu le sociologue polonais Zygmunt Bauman qui décrit la société comme liquide « qui se décompose, sans poteaux indicateurs. Nous sommes, dit Bauman, dans une société du jetable et l’Homme sera jeté dans les ténèbres du passé ».

« Dieu créa l’Homme et la Femme de façon duale »

Puis de considérer qu’il n’existe que trois voies possibles pour l’humanisme. L’humanisme classique, celui d’Erasmus « un humanisme implanté par le christianisme avant d’être relancé par les penseurs des lumières ». Puis vient la crise de l’humanisme selon l’intervenant avec Nietzsche notamment et son « Dieu est mort », or, pour le professeur Mattéi : « Comme l’Homme est à l’image de Dieu lui aussi se dissout, on le voit au 21e siècle ». Il dénonce le nihilisme, lance : « Dieu créa l’Homme et la Femme de façon duale ». Un jeu de tension existe, « mais, avec l’effondrement de l’humanisme aujourd’hui, toutes les oppositions se déconsidèrent et disparaissent, notamment l’opposition Homme/Femme ». Il cite également Nathanaël Dupré La Tour, décédé voilà peu, pour lequel nous vivrions aujourd’hui dans la passion du neutre. Il se fait l’écho d’une décision d’un tribunal australien qui reconnaît le droit à une personne d’être qualifié de neutre. « mais le neutre c’est la chose. Quand on neutralise l’opposition Homme/Femme, alors on ne peut que continuer à rejeter les oppositions et ne reste que le nihilisme, le possible lieu dans lequel tous les principes se dévalorisent, disparaissent. Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est mal ? On ne sait plus ». Pour lui, « Camus est un des rares, au XXe siècle à avoir voulu imposer les pensées de l’humanisme. Il voulait comprendre le sens que l’on donne à la vie ». Il y a, pour lui, trois temps chez Camus, le premier est celui de l’absurde : on n’a pas demandé à venir au monde, on n’a pas demandé d’en partir, puis vient le deuxième cycle : la révolte et le troisième, le partage de la révolte comme de l’amour.
Vient le temps pour Julia Kristeva de prendre la parole. Elle se présente comme athée afin de mieux avouer : « En écoutant le Cardinal Ravasi, le ministre de la culture du Vatican, je me suis demandée s’il existait beaucoup de ministres de la culture dans nos États laïques capables d’une telle performance ».

« Depuis deux siècles l’humanisme se confond avec la révolte »

Elle affirme croire en l’humanisme en précisant : « L’humanisme n’existera que s’il est une refondation permanente ». Et cela est possible « car, comme le disait Colette : renaître n’a jamais été au-dessus de nos forces ». Et de penser à Camus : « Je me révolte donc nous sommes », ou , plutôt, pour moi : Je me révolte donc nous sommes à venir ». Et d’évoquer les révoltes actuelles, les mouvements des Indignés et de s’interroger: « La révolte serait-elle en train de réveiller l’humanité ou ne serait-elle qu’une ruse du spectacle ». Avant de signaler : « Depuis deux siècles l’humanisme se confond avec la révolte. Révolter, c’est à dire retourner en arrière pour aller de l’avant et c’est ce sens de la révolte qu’il nous faut retrouver ».
Elle invite à se méfier des solutions qui se figent, deviennent des dogmes potentiellement totalitaires. Elle cite un président d’université argentine « qui voulait transformer les jeunes des quartiers populaires non en indignés mais en chercheurs. Avant de révolutionner la cité, il faut se révolutionner soi-même ». Et, pour cela, « la psychanalyse est un moyen mais l’expérience religieuse, même lorsque l’on est athé, offre des pistes pour des expériences intérieures. Sur le divan on va se remémorer le passé afin de l’analyser pour s’en détacher, construire sa propre singularité ».
Selon elle, Freud était un des esprits les plus révoltés de son temps, et la psychanalyse offre toujours de telle potentialité de révolte. Elle cite à ce propos une psychanalyste syrienne emprisonnée pour avoir mené un travail contre la peur « dans un pays où on ne peut pas dire non, où on ne peut pas dire je. Dans ce pays elle a décidé de traduire Freud en arabe. Elle propose ainsi un véritable acte de révolte».

« Il est urgent d’établir une passerelle entre les humanismes laïques et religieux »

Puis d’indiquer avoir le plus grand intérêt pour les religions et d’estimer : « Il est urgent d’établir une passerelle entre les humanismes laïques et religieux ». Elle informe à ce propos : « J’ai créé un forum sur les religions à Jérusalem à partir du dialogue platonicien, de l’interprétation rabbinique qui, jamais, ne conclut et du questionnement rétrospectif chrétien ».
Puis d’interroger deux besoins, celui de croire et celui de savoir. « Le besoin de croire relève d’une union intime entre moi et le monde environnant, une certitude absolue du sacré aussi bien qu’une perte de soi au profit d’un contenant. Il s’agit d’un impartageable vécu au cœur de la croyance. Il s’agit d’une certitude inébranlable ». Il est là question du lien avec le père de la préhistoire individuelle. Mais, « aujourd’hui, nous sommes dans une crise de la croyance et de la créance ». Or poursuit-elle : « Pour parler il faut croire. Si on n’investit pas de la confiance, on ne peut pas traduire nos souffrances ».

« l’enfant est curieux, il veut savoir, il cherche, interroge »

Julia Kristeva poursuit : « L’enfant sommeille dans le cœur de chacun. Or l’enfant est curieux, il veut savoir, il cherche, interroge, c’est un déconstructeur. L’adolescent est par contre un croyant, passionné d’absolu qui trouve des raisons de se révolter dans l’incomplétude des réponses apportées. A chaque déception il est malade, potentiellement nihiliste ». Et ajoute-t-elle : « Nos sociétés sécularisées sont les seules à ne pas proposer de rites d’initiation. Avant il y avait Mao, Trotski, les arts, le roman et tout cela faisait rite, aujourd’hui nous en manquons. Il y a impossibilité à croire en quoi que ce soit. La révolte des banlieues, en ce sens, dit l’échec du système de sécularisation. Nous sommes face à une déliquescence et cela est plus grave que le nihilisme. Le gangstero-intégrisme fait apparaître que le traitement du besoin de croire ne dépend plus du religieux. Car les imams me disent : on ne peut rien faire, nous sommes là face à des personnes qui ne croient en rien. Ils ne sont pas des nôtres, même s’ils le disent. Nous sommes là face à une carence du besoin de croire, et cette crise concerne l’homo-sapiens lui-même. Aussi modestes que paraissent les acquis de l’humanisme et des sciences de l’Homme, nous nous faisons fort d’accompagner ces jeunes ». Labeur complexe « l’absence du moi entraîne une incapacité de suivre un enseignement, de travailler(…). Et la crise, quelque soit les milieux, nous confronte à une question plus radicale du mal ». Mais « être humain, c’est être capable d’aimer et en aimant on peut trouver des solutions. Aujourd’hui, il est vrai, la question d’aimer doit prendre des proportions nouvelles. Il faut approfondir l’héritage chrétien, pas seulement son moralisme, se proposer soi-même comme objet de l’amour et de la haine. Accompagner les jeunes, se réjouir du bien sans se fâcher du mal, accompagner un mouvement perpétuel ».

« L’espèce humaine c’est quelque chose de global »
Au préalable, Jean-Claude Gaudin, le sénateur-maire de Marseille, avait exprimé sa satisfaction de voir une telle manifestation se dérouler dans sa cité « qui est un pont entre l’Orient et l’Occident, un pont marchand bien sûr mais aussi un carrefour des grands courants spirituels qui ont construit notre histoire ». Et de conclure en citant la résistante et ethnologue Germaine Tillon : « L’espèce humaine c’est quelque chose de global. C’est un tout. Elle se tirera d’affaire toute entière ou elle se perdra toute entière ». Le pasteur Dodré, au nom de l’académie des sciences et des lettres de Marseille rappelle : « la philosophie, le droit, la science, les religions monothéistes sont nés sur ces rives ». Il revient sur Marseille Espérance : « Ce qui nous rassemble au-delà de nos différences c’est qu’il existe des valeurs universelles dont l’Homme doit être le gardien vigilant et obstiné ».

Michel CAIRE

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