Rencontre avec Eliott Lerner, comédien funambule.

Publié le 11 août 2020 à  21h50 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  11h53

Eliott Lerner :
Eliott Lerner :

Un homme jouant de la flûte, assis en tailleur au milieu d’une avenue, filmé de dos. Plus loin un autre court à perdre haleine. Des images d’une beauté à couper le souffle. C’est «Cattle» (en français «Bétail») un court métrage puissant, fort et inquiétant, dérangeant, et magnifique, réalisé en 2019 par Dumas Haddad, un cinéaste anglais qui développe ici une sorte de métaphore quant à notre condition d’êtres humains asservis et pas décideurs de leurs choix. Celui qui s’enfuit c’est Eliott Lerner, acteur surdoué et au pouvoir d’expression quasi magnétique. «Quand j’ai été contacté par l’assistant de Dumas, je ne savais pas trop ce que j’allais jouer, explique-t-il, je suis parti à l’aventure sans connaître véritablement le thème de ce court-métrage très expérimental car on ne m’avait pas donné le synopsis, et c’est par le retour images que j’ai saisi la force de ce film». Né le 1er juillet 1990 à Paris, rien ne prédestinait pourtant Eliott Lerner à devenir acteur. Ayant appris le piano dès l’âge de cinq ans au Conservatoire classique de Paris, il découvre le jazz à quinze ans, auprès de pianistes tels que Yaron Herman, et Franck Avitabile. A quinze ans un professeur de français Eric Blaisse lui conseille de faire du théâtre. Mais il n’en fait rien ! Pourtant, trois ans plus tard, le bac en poche, il intègre la formation professionnelle des Cours Simon. « Je me suis dit tant que ça me plaît, je continue ! Il entre ensuite au Conservatoire du 5e arrondissement de Paris, de 2011 à 2014 avec Bruno Wacrenier puis Stéphanie Farison puis la Classe Libre du Cours Florent, où il travaille avec Jean-Pierre Garnier, sur «Les frères Karamazov » pendant cinq mois. «Il se plaçait entre pédagogue et metteur en scène, précise Eliott Lerner, pas en tant que prof regardant un élève. J’ai beaucoup appris avec lui».

Création de la Compagnie Charles Filant

Mais l’envie de partage fut si forte que l’acteur créa une compagnie appelée Charles Filant qui développait le concept de jouer dans des lieux publics, dans des cours d’immeuble, à la gare Montparnasse, multipliant les scènes dans des endroits inhabituels. « La Compagnie m’a appris à travailler en groupe, à monter des projets ensemble, en développant l’idée d’autonomie», confie-t-il.

Sur un fil… l’idée de vertige

Un jour qu’il répétait «Œdipe» de Sénèque avec sa compagnie, il s’est vu marcher sur un fil. «Si je tombe je meurs», se rappelle-t-il. «C’est à cet instant que je me suis dit que je voulais faire du théâtre, marcher sur ce fil, me mettre en jeu, me mettre en risque, me risquer.» Il aurait d’ailleurs pu reprendre à son compte la magnifique chanson d’Anne Sylvestre «Sur un fil » qu’il n’a jamais écoutée. «Je suis le funambule et j’aborde mon fil. (…) Mais je marche, pourtant, je marche lentement. Je ne veux pas penser qu’on me ferait tomber. Pour rien, pour voir, sans méchanceté. Ce n’est pas méchant de souffler, de s’amuser à balancer le fil de ma vie. Le fil de ma vie.»

Le fil, frontière entre le monde réel et le monde de tous les possibles

On ne saurait mieux dire en parlant d’Eliott Lerner qu’il est un comédien funambule, un acteur exceptionnel de densité, dont le travail passe d’abord par le corps et ensuite par un esprit en éveil qui entre en communion avec le corps. D’une force qui s’impose jusque dans ses silences, inoubliable par sa seule présence, dont chaque apparition est un choc pour celui qui la reçoit, précis dans ses gestes, et dans son positionnement sur scène ou face à la caméra, Eliott Lerner tient beaucoup à cette notion de fil pour un comédien. «Le fil symbolise à mes yeux, un endroit sur lequel je marche et la frontière entre deux mondes : le monde réel et le monde d’à côté ; le monde de tous les possibles». Et par son parcours d’illustrer sa pensée avec une constance rare.

«Iliade» d’Alessandro Baricco mis en scène par Luca Giacomoni créé avec des prisonniers

«En 2016, raconte-t-il, je reçois un coup de fil de Luca Giacomoni, un metteur en scène que je ne connais pas et qui me dit: « Je monte Iliade de Baricco en milieu carcéral, ça vous intéresse ? » Immédiatement emballé, je passe l’audition et j’ai le rôle de Ménélas qui est la cause de la guerre de Troie. Nous répétons en prison, et à l’extérieur et dix épisodes d’une heure sont joués au Théâtre Paris-Vilette, en 2017 et 2018. L’intégrale au Théâtre Monfort en 2018. Les prisonniers pouvaient sortir de prison pour jouer et ils y retournaient le soir. C’était incroyable. La mise en scène se voulait très sobre, comme en prison. Pas de décors, pas de lumières, pas de costumes. Des chaises placées en arc de cercle d’où nous racontions cette guerre, et à certains moments nous nous levions pour l’incarner, pour la jouer. Ces mêmes chaises devenaient alors des armes, des corps, des murailles, et pour finir le cheval de Troie. On racontait ici une histoire très ample avec une économie de moyens et l’accompagnement de la magnifique chanteuse iranienne Sara Hamidi.»

Amoureux des mots

Amoureux des mots, Eliott Lerner accorde une grande place dans son travail à leur signification, à leur force et à l’importance de trouver l’expression juste. «Lors du dixième et dernier épisode, je me suis vu confier le rôle de l’aède, la voix du poète, « la mémoire des gloires humaines ». Ce rôle reste à ce jour l’un de ceux qui m’a le plus marqué.» Pas étonnant donc de découvrir que le comédien s’emploie à écrire lui-même, qu’il est un grand lecteur de Dostoïevski, (là encore des romans d’une chute annoncée), et qu’il aime travailler avec des metteurs en scène qui développent des mondes imaginaires. Ainsi Eric Bouvron, avec sa pièce «Marco Polo et l’hirondelle du Khan» dans laquelle Eliott Lerner joua en alternance le rôle titre avec Kamel Isker, un des comédiens fétiches du metteur en scène Jean-Philippe Daguerre. Fort de son succès et de son Molière obtenu en 2016 pour «Les cavaliers» d’après Kessel, Eric Bouvron engagea Eliott Lerner qui se trouva sur la même longueur d’ondes que lui. «Sa façon de mettre en scène m’a particulièrement intéressé , explique le comédien, il était dans l’accompagnement, dans la création et l’imagination d’un monde commun. Ce fut une belle rencontre.»

Le fleuve de larmes d’un auteur congolais

A la suite de l’Iliade Carine Piazzi contacta Eliott Lerner afin de l’embarquer dans l’aventure de sa mise en scène du texte «J’ai remonté le fleuve pour vous !» du Congolais Ulrich N’toyo. «D’où je viens ? Congo-Brazzaville. Je te regarde en ce jour ô mon pays bien aimé et mon cœur hurle. Toi, posé sur l’équateur, tu avais tout pour devenir un Eden. Le soleil, l’eau et cette terre qui m’a vu naître… Qu’avons-nous fait de toi ? Qu’avons-nous laissé faire ? Alors que l’Eden est fleuri d’ordures, le Congolais lui boit sa bière chassant d’un geste agacé les moustiques qui le dérangent», dit en substance la pièce qui retrace une partie de la jeunesse d’Ulrich N’toyo. «Il raconte l’histoire d’un jeune qui grandit au Congo-Brazzaville avec l’amour de la langue française, avec des rêves, des espoirs qui vont être anéantis par le chaos de la guerre. Des années de colonisation, un pouvoir aujourd’hui gangrené par la dictature et les bakchichs, des arrestations arbitraires, des artistes appelés à se taire… Comment faire pour panser les blessures ? Passer à autre chose ? », précisent les notes d’intention de la production. Porté par trois comédiens à savoir, Eliott Lerner, Claudia Mongumu, Josué Ndofusu qui incarnent tous le narrateur et les différents personnages : les habitants, les mafieux, les professeurs, la mère, les amis etc, la pièce qui bénéficie de la dramaturgie tout en nuances d’Alice Carré, détaille le contexte historique, et géopolitique précis, et vient dessiner l’évolution de jeunes adultes dans ce pays instable.

« Les 3000» de Hakim Djaziri, la suite de «Désaxé» donné dans le Off d’Avignon 2019

Energie, sensibilité, émotion, présentes ici sur le plateau, sont également les maîtres-mots de ce qui nourrit le quotidien professionnel d’Eliott. Pour preuve sa participation à la pièce «Les 3000» de Hakim Djaziri (titre en rapport à un quartier de Seine-Saint-Denis), et qui est la suite de l’exceptionnel «Désaxé » qu’il nous fut donné de voir au théâtre du Train Bleu en juillet 2019 dans le cadre du Off d’Avignon. Réflexion sur le phénomène de radicalisation et sur le djihad, le propos de l’auteur, acteur, et metteur en scène secoue les consciences. Eliott Lerner qui n’était pas sur «Désaxé» apportera, à n’en pas douter un souffle neuf à l’univers très riche d’Hakim Djiaziri.

« Le théâtre est de l’ordre de l’éphémère »

Toujours en mouvement, sans cesse créatif dans sa manière d’appréhender le monde de l’art Eliott Lerner défend l’idée que «le théâtre est de l’ordre de l’éphémère», et aime qu’«il reste gravé dans le corps et le coeur des gens». Pour preuve ces deux créations de spectacles auxquelles il participera en 2021. Un monologue écrit par Mariette Navarro, intitulé «Impeccable» qui va se jouer en avril 2021 sur la scène nationale de Dunkerque dans une mise en scène de François Rancillac. «Un jeune gars qui vient d’ailleurs, et qui a quitté son chez lui car il trouvait qu’il se renfermait sur lui-même, une écriture imagée, et naïve au sens propre du terme…tout ça me parle » précise Eliott Lerner qui participera aussi à «Saint-Denis, Brazza, Lomé» d’Alice Carré -dramaturge sur «Le fleuve », auteure de «Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre » et «Et le coeur fume encore»- qui propose là une pièce sur les tirailleurs sénégalais.

Avec Eric Cantona et Guillaume Gallienne

De ses deux expériences télé-cinéma Eliott Lerner se souvient de sa rencontre avec Eric Cantona sur le tournage du téléfilm «Le voyageur » réalisé par Stéphanie Murat. «Eric est un être assez doux, calme, et même si je ne lui ai donné la réplique que sur une seule scène cela restera comme une belle expérience.» Quant à son rôle de Simon dans le film «Maryline » de Guillaume Gallienne il l’évoque avec enthousiasme. «J’y suis allé au culot…Je lui ai envoyé un mail pour tourner dans son film. La réponse est venue alors que je ne l’attendais plus. J’étais très heureux d’être pris et j’ai trouvé en Guillaume Gallienne un directeur d’acteurs très précis».

Une grande connaissance du théâtre avec des propos aussi intelligents que ceux de Laurent Terzieff

Impressionnant de culture, Eliott Lerner, un des jeunes acteurs prometteurs de l’Agence Rush, dans laquelle Marie Brand suit son travail avec un soin particulier, possède ce don pas si fréquent chez les comédiens d’avoir une vision d’ensemble du théâtre. On a loué déjà ici la prestance, l’allant, la force presque animale de son jeu, on saluera également son intelligence esthétique qui se reflète dans des propos sur le théâtre et l’art en général dignes de ceux de Laurent Terzieff, acteur et metteur en scène qui sut mettre comme Eliott beaucoup d’oeuvre dans sa vie et de vie dans son œuvre…
Jean-Rémi BARLAND

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