Rencontre avec Macha Makeïeff: Paroles et Musique à la Criée

Publié le 19 février 2014 à  10h40 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  17h18

Dès son arrivée à la tête du Théâtre National de Marseille La Criée, Macha Makeïeff a montré dans sa programmation une volonté affirmée d’établir des passerelles. Destimed s’est donc intéressé à ces nouvelles pistes, et notamment à l’implantation de la musique.

(Photo Patricia Maillé-Caire)
(Photo Patricia Maillé-Caire)
Macha Makeïeff, en décidant d’agréger au théâtre proprement dit d’autres disciplines artistiques qui proportionnellement étaient peu ou pas représentées à la Criée, avez-vous rencontré des difficultés ou des blocages ?
A la tête d’un Centre Dramatique National, je suis tenue dans ma mission à une marge artistique très précise de 90% destinée au théâtre. C’est une contrainte, mais en même temps, dans mon projet, la musique est très présente, par des liens d’amitié et de confiance que j’ai tissés. Dès que j’ai été candidate, j’ai ainsi rencontré à Marseille des gens artistiquement de premier plan qui y faisaient des choses passionnantes. Je savais que si on me confiait ce théâtre, il serait ainsi la caisse de résonance de ce qu’il y a de plus beau dans notre ville et dans notre région.

Quelle est votre approche personnelle du rapport entre musique et théâtre ?
Il est important de savoir que la musique contient encore et souvent le théâtre. On a dissocié gens de musique et gens de théâtre dans les écoles, au conservatoire. C’est une erreur historique. Et ce dommage-là, il faut le combler en essayant de faire en sorte que les deux approches, les deux disciplines se frôlent, se mêlent, le plus souvent possible. Je pense qu’il faut multiplier les expériences esthétiques et artistiques en ce sens pour le public. Serions-nous condamnés à ne pas faire entrer les musiciens chez nous ?… mais si la porte était fermée, les musiciens entreraient par la fenêtre ! Personnellement, je ne peux pas concevoir le début d’un travail artistique quel qu’il soit sans écouter de la musique, beaucoup de musique. Même si je sais qu’elle ne fera pas partie du spectacle, elle va m’accompagner comme la littérature, la peinture, de la même façon, comme des couleurs.

Mais n’y a-t-il pas parfois des résistances du côté des artistes eux-mêmes ?
En fait, il y a une intimidation réciproque. Je le sais bien, moi qui fais des troupes où il y a toujours des musiciens, des chanteurs d’opéra et des acteurs. Par exemple, si les acteurs sont rigoureux, ils ne le seront jamais autant dans leur pratique quotidienne que des musiciens. Au début des répétitions, ils ont tendance à un peu se regarder en chiens de faïence. Et puis, petit à petit, le travail commun se fait, l’apprivoisement … J’ai rarement vu des acteurs n’admirant pas les musiciens, et vice-versa. Parce que forcément, l’autre est une énigme, l’autre a un talent que je n’ai pas, et quelque chose de très fort se tisse. La séduction réciproque est une machine artistique formidable.

Comment concevez-vous la musique qui sert spécifiquement l’action théâtrale, à savoir la « musique de scène »?
La musique enregistrée nous donne des possibilités incroyables. Maintenant, on arrive à une plasticité du travail sonore formidable. Dans tous les spectacles que je fais, il y a une dramaturgie par le son, qui est pour moi aussi importante que celle du texte. Mais, avec la musique vivante, la présence de musiciens sur le plateau est une vraie force poétique. Dans la troupe, quand il y a des musiciens, les acteurs se tiennent à carreau parce qu’ils viennent deux heures avant la représentation, on les entend travailler leur instrument dans la loge, ils sont très concentrés sur le plateau. En ce moment, je rêve de faire un spectacle avec la musique d’Oscar Strasnoy, avec l’Opéra ou le Gmem …

Dans le cadre de ces partenariats, quels sont les moments qui vous ont marquée ?
Il y a déjà eu tant de concerts magnifiques à La Criée ! Prenez la firme Lyrinx qui enregistre ici. Quelle émotion pour un spectateur d’arriver et d’assister à l’enregistrement d’une œuvre ! C’est une émotion irremplaçable ; je pense que cela a toute sa place dans un théâtre. Un tel moment crée aussi un auditoire attentif, attentionné, bienveillant, qui ressent la fragilité de la chose artistique. Cela donne un public qui, après, venant voir un spectacle, sera plus intelligent, plus sensible, plus fin, en empathie avec les artistes.

Faut-il voir dans cette volonté d’ouverture la projection de votre parcours personnel, dont on sait qu’il a été très pluridisciplinaire ?
Sur la table de mon grand-oncle, émigré italien et chef d’orchestre, il y avait un grand livre sur les Ballets russes. J’avais douze ans, je l’ai feuilleté et cela s’est gravé. J’ai compris l’art total : une poignée de russes émigrés qui arrivaient, qui inventaient quelque chose unissant la peinture, le ballet, le théâtre, les costumes, la musique, et qui révolutionnaient l’art français. J’ai toujours au fond de moi ce rêve de pouvoir rassembler. C’est pour cela aussi que j’aime tant l’opéra. Quelle émotion lorsque l’orchestre arrive ! Vous avez beau avoir travaillé votre mise en scène, tout d’un coup vous assistez aux répétitions d’orchestre, et c’est extraordinaire, une expérience dramatique fondamentale ; la musique contient tout. Au théâtre, nous avons des émotions plus incarnées, quotidiennes, plus au corps à corps, plus plastiques, et tellement humaines.

En retournant à Marseille, comment avez-vous vécu l’évolution des mentalités de cette ville ?
Quand je suis arrivée, il y eut une première année de grande solitude. On ne vous attend pas, on ne vous accueille pas forcément. J’ai fabriqué mon équipe, il a fallu convaincre. En fait, j’avais le sentiment d’une ville en forme d’archipel. Il me semblait bien que partout s’allumaient des petits feux de personnalités magnifiques. J’ai eu envie d’ouvrir les portes à toutes ces forces-là. Si je suis venue à Marseille, c’est pour et à cause de cette ville. J’ai fait des signes auxquels désormais on répond. Et nous inventons. Maintenant il existe des passerelles très fortes depuis La Criée, notamment avec de beaux partenaires musicaux.

… comme Marseille-Concerts, ou la Roque d’Anthéron ?
En ce qui concerne Marseille Concerts et Robert Fouchet, ce fut une estime et une confiance immédiates ; j’aime sa créativité qui rend tout possible. Pour La Roque, c’est l’histoire d’une longue amitié ! Avec Jérôme Deschamps, on a la chance de passer des vacances pas très loin de la Roque et d’aller aux concerts chaque été, presque chaque soir. C’est ainsi qu’avec mon ami exemplaire et généreux René Martin, j’ai intégré une collaboration dès l’écriture de mon projet, autour de la « Folle Criée »: pourquoi la Criée ne ferait-elle pas partie du festival international de piano ? On ne peut pas laisser Marseille à l’écart, et il y a des Marseillais qui ne se déplaceront jamais si loin …René a accepté sans hésiter.
Et puis, j’ai toujours imaginé la Criée dans le rayonnement régional. Je suis en train de tisser des liens forts avec le festival d’Avignon, avec le Festival d’Aix-en-Provence, la Roque restant mon partenaire aimé. Par exemple, ce qui s’est passé ici avec le concert de Grigory Sokolov était sublime, j’en ai encore la chair de poule.

De quelle manière allez-vous prolonger ces collaborations au cours des saisons suivantes ?
Nous allons poursuivre avec tous les organismes que nous avons évoqués, avec Marseille Concerts et Robert Fouchet, le GMEM et Christian Sébille, Raoul Lay, Musicatreize et Roland Hayrabedian … Mais la saison qui vient est un peu singulière, parce que nous allons embellir et transformer le hall du théâtre, qui va devenir un troisième lieu artistique, bien équipé. Là, dès la saison suivante, je vous promets des concerts formidables pour tous !…

Propos recueillis par Philippe GUEIT

A noter: Mardi 11 mars à 20 heures, Grand théâtre, récital de piano Boris Berezovski autour de l’école russe. Réservations : 04 91 54 70 54 ou La Criée

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