Rencontres d’Averroès: Ouvrir le grand chantier de la pensée

Publié le 12 novembre 2016 à  10h27 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  15h41

La première table ronde des Rencontres d'Averroès a réuni François Burgat, politologue, directeur de recherche au CNRS/Iremam - Ali Benmakhlouf, philosophe, professeur à l’université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, à Sciences Po Paris et à l’Université libre de Bruxelles - Pauline Koetschet, philosophe, chercheur au CNRS - Fethi Benslama, psychanalyste, professeur à l’université Paris-Diderot - Thierry Fabre, fondateur des Rencontres (Photo M.C.)
La première table ronde des Rencontres d’Averroès a réuni François Burgat, politologue, directeur de recherche au CNRS/Iremam – Ali Benmakhlouf, philosophe, professeur à l’université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, à Sciences Po Paris et à l’Université libre de Bruxelles – Pauline Koetschet, philosophe, chercheur au CNRS – Fethi Benslama, psychanalyste, professeur à l’université Paris-Diderot – Thierry Fabre, fondateur des Rencontres (Photo M.C.)

La première table ronde de l’édition 2016 des Rencontres d’Averroès a été riche, parfois vive, il s’agissait, comme devait l’expliquer Thierry Fabre, le fondateur et le concepteur des Rencontres: «de prendre du recul, de s’inscrire dans le temps long et de « penser l’événement pour ne pas succomber à l’actualité », comme le recommandait Annah Arendt». Avant de rappeler les enjeux, en citant Camus: «Il ne s’agit pas de crever séparément mais de vivre ensemble». Ce débat va interroger l’ensemble des sociétés du pourtour méditerranéen, toucher là où cela fait mal, confronter les points de vue. «De regarder bien en face les ténèbres pour ne pas succomber à la guerre du tous contre tous», insistera Thierry Fabre
Le philosophe Ali Benmakhlouf, invite à se mettre sous l’égide de l’intellect «pour éviter toutes les limites que peuvent donner une perception immédiate de notre monde». Il déplore que «nous compartimentions les gens pour mieux les séparer, créer une faille insurmontable». Face à cela il invite «à ouvrir le grand chantier de la pensée».

«L’humanisme se conjugue au pluriel»

Il avance en premier lieu: «l’humanisme se conjugue au pluriel» et ne se réduit pas «au seul humanisme occidental». «Les philosophes arabes, explique-t-il, ne se sont jamais pensés comme isolés, leur pensée était interconnectée, notamment avec les philosophes grecs. Les philosophes arabes se sont d’autre part posés la question de savoir: comment importer la philosophie alors que le mot n’est pas présent dans le texte sacré? En revanche, il y a celui de sagesse, alors ils intègrent la philosophie à travers la sagesse. La philosophie est donc cette sagesse dont parle le Coran et, ainsi, il n’y a pas d’un côté les gens qui ont la foi et de l’autre ceux qui ont la raison». D’autant, ajoute-t-il, «que la foi n’a pas besoin de la religion pour exister». Pour le philosophe Ali Benmakhlouf : «Cette histoire s’est brisée au XIXe siècle avec la colonisation, avec un Ernest Renan, au Collège de France avançant que « l’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est Dieu ». Avec ces propos il induit une faille dont nous payons encore aujourd’hui nombre d’effets». Et cela d’autant plus que la philosophie arabe a été peu traduite, Averroès a eu bien des successeurs mais peu ou pas connus de ce seul fait. Ali Benmakhlouf ne manque pas de signaler : «Il n’y a pas de monde musulman, il y a un seul monde, une seule humanité». Puis, Il en à l’histoire contemporaine pour déplorer: «Depuis les indépendances les pays ne se sont pas construits sur l’éducation et la santé».

«Nous pouvons être l’héritier de beaucoup de chose»

Pour Fethi Benslama, professeur de psychopathologie clinique: «La question qui se pose est celle de l’héritage car nous pouvons être l’héritier de beaucoup de choses. Ainsi se pose la question: de qui sommes-nous l’héritier? Beaucoup de musulmans, malgré la violence du colonialisme, vont devenir partisans des Lumières de l’Occident, pensant que cela va rappeler leurs propres Lumières. Et cela va se poursuivre après le colonialisme. les pays se sont sentis héritiers de certains aspects du colonialisme et notamment de l’État. Le nationalisme et le socialisme arabe font que la faille avec l’Occident est tout proche de se refermer. Mais advient l’échec de ces États à répondre aux besoins de leur peuple ce qui permet le retour des anti-Lumières, les mouvements religieux». Et de prévenir: «Ce clivage, cette faille, passe à l’intérieur des individus. Le « surmusulman » c’est cette lutte entre l’héritage de l’Islam et celui du monde contemporain. Il pousse à devenir encore plus musulman avec des modes d’être très souvent artificiels. Et lorsque les conditions de la dignité ne sont pas réunies l’affrontement intérieur peut devenir terrifiant».

«Des mondes s’ouvrent devant nous»

Pauline Koetschet, philosophe, évoque à son tour le fait que les textes philosophiques et scientifiques arabes ont été peu traduits. «Mais une fois que l’on plonge dans ces sources on se rend compte que des mondes s’ouvrent devant nous». Il en est en Occident, et ce fut notamment là encore le cas de Renan pour réduire les philosophes arabes à de simples traducteurs du grec: «On n’a pas cherché à voir les tensions qui existent. traduire ce n’est pas seulement traduire et il faut mesurer à quel point ce travail a été le fruit d’une volonté politique d’appropriation de la connaissance. Et, lorsque Razi traduit les travaux de Galien, il écrit des résumés ainsi qu’un livre sur les doutes sur Galien. C’est symptomatique du travail des intellectuels arabes qui creusent des brèches, des failles nécessaires pour en combler d’autres».
Pour François Burgat, qui indique ne pas être un islamologue, juge: «Il existe une diversité d’appropriation de l’Islam en politique. Ce qui compte c’est de savoir pourquoi un individu jeune ou moins jeune, lorsqu’il entre dans un monde d’appropriation choisi la forme clivante. Et, la réponse n’est pas dans l’islamologie. Il faut bien mesurer que nous sommes face à une incapacité à penser la responsabilité des non musulmans». Et de considérer que la réponse à la violence est loin d’être à la hauteur: «On a parlé de fous de Dieu, mais cela fait longtemps que je ne l’entends plus, puis de fous tout court et le fou qui est fou parce qu’il a un rapport avec sa religion. le problème n’est pas de combattre les djihadistes mais d’arrêter d’en fabriquer ». Et de lancer à Fethi Benslama: «après un ouvrage sur le surmusulman, j’attends les tomes 2 et 3 sur le surchrétien et le surjuif». Ce à quoi ce dernier rétorque:«Vous généralisez sur un point, la colonisation comme explication du choix de la « radicalisation », pour utiliser ce mot fourre-tout. Mais, nous sommes dans une société où des jeunes connaissent un type de désespoir, dû à une individualisation telle qu’elle isole l’individu. Nous sommes dans un monde post colonial avec des effet plus graves que le colonialisme…». Il précise: «La jeunesse, parce qu’elle est à l’abandon, devient un danger dans le monde arabe et il va de même dans nos quartiers. Si on laisse la jeunesse à l’abandon elle détruira tout ce qu’elle peut détruire».

«La faille est entre la surabondance et la pauvreté»

Tandis que pour Ali Benmakhlouf:«La faille est entre la surabondance et la pauvreté. L’austérité a profité aux riches et les perdants ont à désigner des bouc-émissaires, d’où le vote FN». «500 millions d’européens, ajoute-t-il, sont effrayés par un million de réfugiés. Ce n’est pas une crise des migrants c’est une crise de l’accueil que nous connaissons».
Lorsque la question de la femme dans le monde musulman est posée, François Burgat affirme: «Je vais dire une chose horrible, mais dans 99% des cas la femme du monde musulman vote comme son mari, son cousin…». Avant de dénoncer ceux et celles qui veulent imposer une façon d’être à la femme musulmane: «Elle a un adversaire, le machisme, mais le religieux ne joue pas le même rôle qu’en Occident». Ali Benmakhlouf de répondre : «La question n’est pas celle de la discrimination de la femme dans le monde musulman, c’est celle de la discrimination universelle à l’égard de la femme». Pauline Koetschet met pour sa part en avant «le courage de la femme arabe qui, voilée ou pas, occupe l’espace public».
Michel CAIRE

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