Rencontres d’Averroès : Conférence inaugurale d’Alain de Libéra sur « Athènes, Cordoue, Jérusalem, héritage partagé ou dénié ? »

Publié le 28 novembre 2013 à  23h30 - Dernière mise à  jour le 27 octobre 2022 à  16h40

Thierry Fabre, créateur et concepteur des Rencontres d'Averroès et l'universitaire Alain de Libéra (Photo Philippe Maillé)
Thierry Fabre, créateur et concepteur des Rencontres d’Averroès et l’universitaire Alain de Libéra (Photo Philippe Maillé)
La conférence inaugurale de la 20e édition des Rencontres d’Averroès, prononcée par Alain de Libéra, spécialiste de la philosophie médiévale, a invité le public à un voyage savant tout autant qu’humaniste, dans l’espace, le temps, la complexité des rapports entre Athènes, Jérusalem et Cordoue. Une complexité qui l’amène à passer par Alexandrie, Bagdad, avant de définir un autre trio : Jérusalem, Rome et Paris, ce qui le conduit jusqu’à Charlemagne. Et que nul ne se trompe, ce propos, riche de sens, éclaire un débat d’une actualité brûlante sur les deux rives de la Méditerranée.
Une conférence qui sera suivie ce vendredi 29 novembre par la première table ronde des Rencontres qui porte sur « Athènes, Cordoue, Jérusalem. Héritage partagé ou dénié ? » Les intervenants apporteront leurs réflexions, leur savoir, sur cette question de l’héritage européen. Est-il seulement gréco-latin ou peut-il s’élargir à l’héritage arabo-andalou, judéo-arabe.
Alain de Libéra ouvre largement des pistes de réflexion. Il considère, dans ce monde ou les replis ne manquent pas: «L’héritage d’Athènes, Jérusalem et Cordoue est célébré ici, à Marseille, pas seulement en paroles mais, dans les faits, dans Marseille elle-même. Il l’est avec Marseille-Provence 2013, le Mucem, la Villa Méditerranée, sans oublier Aix-Marseille Université. La translation Athènes, Jérusalem, Cordoue, s’est faite alors que ces langues n’avaient pas droit de cité dans l’université mais seulement le latin. Eh ! bien Marseille, elle, regarde vers la pluralité des langues. Marseille c’est la nouvelle Babel qui n’est plus un signe de division mais d’un vivre ensemble qui reste à inventer, ici et maintenant ».
Mais, au préalable, il se remémore la première édition des Rencontres à laquelle il participait. Il pense à Alexandre Dumas qui, dans le premier chapitre de « vingt ans après » parle du fantôme de Richelieu, écrit: « On pourrait croire que l’ombre du Cardinal était encore dans sa chambre ». Et bien « en 20 ans nous sommes passés de la rencontre avec Averroès, au mythe autour de ce dernier et aujourd’hui à la dette souveraine espagnole. Et c’est bien le fantôme, seul, faible, qui se tient la tête à deux mains. Et ce fantôme c’est nous ».

« Pour le christianisme, le couple Athènes/Jérusalem n’est pas une alliance d’amour »

Il constate que certains raillent aujourd’hui ceux qui se rassemblent autour d’Averroès. « Laissons les railleurs railler et regardons Athènes, Jérusalem, Cordoue, le trio dérange ». Un trio dont chaque composante est multiple, qui, entre-elles peuvent s’opposer comme Athènes, terre du logos et Jérusalem, terre trois fois Saintes. Comme une tension. Et alors, quid des racines arabes de l’Europe ? La complexité s’amplifie lorsque l’on sait, que suivant les positions, politiques, scientifiques, philosophiques, religieuses… le propos change. « Pour le christianisme, le couple Athènes/Jérusalem n’est pas une alliance d’amour, c’est même un couple qui naît divorcé au 3e siècle. Car, alors, pour l’Eglise, la philosophie, c’est le poison originel. Entre l’Académie et l’Eglise aucun accord n’est possible ».
Mais, à propos de Jérusalem aussi il est question de désaccord un auteur oppose ainsi la Foi qui, selon lui, serait inhérente au christianisme médiéval alors que le monde judéo-musulman serait celui de la Loi. « On peut s’interroger sur la pertinence du propos », note Alain de Libéra avant d’en venir à Chestov : « Pour lui la philosophie médiévale est l’héritière d’Adam, l’artisan de la chute. Alors que nul ne peut enfermer Dieu dans l’arbre de la logique ».
Décidément le catholicisme serait bien étranger à la philosophie, sauf que : « Le Cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI et Jean-Paul II dénonçaient la déshellénisation du christianisme ».
Pas simple. Et que dire de Cordoue, de cette source arabe de la culture européenne ? Il cite Jacques Berque qui lançait : « J’appelle à des Andalousie toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance ».

« C’est bien contre cette vision de l’histoire que se sont inventées les Rencontres d’Averroès »

Il rappelle alors que, jusqu’à la fin du XVIe siècle « c’est dans les commentaires d’Averroès sur Aristote que s’est nourrie, construite, une pensée philosophique et théologique ». Mais cela dérange. «Très vite il en est en Europe pour dire qu’il n’y a pas d’héritage arabe. Et, rien de neuf sous le soleil, on retrouve aujourd’hui sur la toile des propos qui reprennent, mot pour mot, ceux tenus en 1923 par André Servier pour lequel : « l’unique création des arabes serait leur religion qui est le principal obstacle entre eux et nous ». Alain de Libéra reprend : « C’est bien contre cette vision de l’histoire que ce sont inventées les Rencontres d’Averroès ».
Il souligne son opposition à l’historien Henri Pirenne selon lequel l’Islam a rompu l’identité méditerranéenne et que la conquête musulmane a séparé l’Orient de l’Occident. La Méditerranée occidentale n’est plus le lieu d’échange entre Europe, Afrique et Orient mais est devenue un lac musulman. L’Occident est alors obligé de vivre en vase clos, le pouvoir politique remonte vers le Nord de l’Europe occidentale, l’État franc se développant ainsi, Charlemagne étant , selon lui, une création musulmane. Une opposition qui a conduit Alain de Libéra à participer aux premières Rencontres d’Averroès.
L’universitaire poursuit son voyage, indique qu’une réalité nouvelle apparaît en Europe dans les années 1200 : l’université médiévale, « qui reste la matrice de nos modernes institutions d’enseignement supérieur; est le point d’aboutissement en Europe de l’Ouest du mouvement de translation opéré dans le monde méditerranéen, d’Alexandrie à Bagdad, de Bagdad à Damas, de damas à Cordoue, de Cordoue à Tolède, puis à Paris ou à Oxford ».
Mais le débat sur les racines de l’Europe demeure. « Le 17 mai 2012, l’actuel ministre fédéral allemand des finances reçoit le Prix Charlemagne. Il parle à cette occasion de l’héritage européen d’Athènes de Jérusalem et de Rome. La France et l’Espagne ont perdu leur triple A historique… Si ce n’est qu’il poursuit son propos et ajoute la France de la Révolution qui apporte les idées de liberté, égalité et fraternité ». Mais toujours pas d’Espagne. Athènes, Jérusalem, Cordoue, cette trinité du savoir qui a construit l’Europe reste décidément un mystère pour certains.
Michel CAIRE

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