Saint-Jacques de Compostelle : après la tragédie, la catastrophe économique ?

La tragédie de ce mercredi 24 juillet à Saint-Jacques de Compostelle où 79 personnes ont péri dans le déraillement d’un train est survenue alors que l’Espagne s’apprêtait à conquérir le monde en exportant son réseau à grande vitesse. Selon la teneur des causes de l’accident, que l’enquête devra établir, ce sont des contrats de plusieurs milliards d’euros qui pourraient s’envoler. Il s’agirait d’un rude coup pour l’industrie d’un pays qui détient déjà le record du chômage en Europe. Des éléments qui éclairent aussi sur la volonté des autorités espagnoles de mettre en avant la responsabilité du conducteur dans l’accident de mercredi dernier.

Sans présumer du résultat des investigations de la justice espagnole, on peut d’ores et déjà affirmer que le sort de Francisco José Garzón, âgé de 52 ans, le conducteur aux commandes du train qui a déraillé ce mercredi 24 juillet à 20h41 à Saint-Jacques de Compostelle, est au cœur d’intérêts économiques gigantesques dépassant le simple cadre de la catastrophe dans laquelle ont péri, selon un ultime bilan, 79 personnes. Comment peut-on être aussi affirmatif ? En se basant simplement sur les propos tenus sur les lieux de la catastrophe, ce samedi 27 juillet, par le président de la Xunta, le gouvernement régional de la communauté autonome de Galice, Alberto Núñez Feijóo. « L’Espagne, en grande vitesse et en sécurité de la grande vitesse est un des meilleurs pays du monde, même si certains pays peuvent ne pas être intéressés par ce fait », a-t-il affirmé.
Des mots qui témoignent de l’angoisse qui a envahi toute l’industrie ferroviaire d’un pays qui déteint déjà le triste record du chômage en Europe. Car comme le souligne « El Mundo », la tragédie – le premier accident mortel impliquant un train à grande vitesse en Espagne et le plus grave accident ferroviaire depuis 40 ans dans le pays – est survenue alors que le pays s’apprêtait à conquérir la planète en tentant de vendre ses trains à grande vitesse dans le monde, notamment au Brésil. Et le président galicien de suggérer ainsi qu’il y aurait « des intérêts économiques de la part d’entreprises déterminées ou de prestataires de la haute vitesse » qui voudraient discréditer le système ferroviaire espagnol pour éliminer la concurrence. « L’Espagne est présente dans des compétitions internationales de construction de lignes à haute vitesse et c’est un fait », assène Alberto Núñez Feijóo.
Alejandro Lago, professeur de logistique dans la IESE Business School de Madrid a récemment expliqué au quotidien « El Mundo » que « technologiquement, l’Espagne fut pionnière dans la grande vitesse » en prenant l’exemple de la décennie des années 1960 où les trains Talgo circulaient dans la péninsule à 200 km/h. Du temps de sa forte croissance, l’Espagne a construit un réseau de grande vitesse avec une première ligne entre Madrid et Séville qui a été inaugurée en 1992, suivie, entre autres, de Madrid-Barcelone, Valence-Madrid et, en décembre 2011, la ligne jusqu’en Galice où s’est produit l’accident.

Les yeux tournés vers le Brésil

Actuellement, l’Espagne occupe ainsi le deuxième rang mondial dans ce domaine, derrière la Chine, avec 3 100 km de lignes à grande vitesse, auxquels s’ajoutent quelques 3 000 supplémentaires en projet ou en construction. « L’Espagne a fait, durant les 10 ou 15 dernières années, des progrès très significatifs, tant dans la construction que la technologie, et enfin, le pays dispose de l’expertise et des ressources, en termes d’ingénierie, consultants et fabricants », explique Alejandro Lago.
Or, en ces temps de crise qui frappe durement le pays, « le secteur ferroviaire contrebalance avec son action extérieure, ses exportations », car l’Espagne « a l’expérience qui peut être transférée à d’autres pays », souligne, touj,ours auprès d’« El Mundo » Pedro Fortea, directeur général de la Associación Mafex Railway, qui promeut 73 entreprises à l’étranger. Un travail de conquête de l’international qui a débuté avec son premier grand contrat signé en Turquie en 2009 pour la ligne Ankara-Istanbul. Sa plus prestigieuse victoire date cependant de 2011 avec le « TGV du désert de La Mecque à Médine ». Un pactole de 6,7 Mds€ qui constitue le plus grand contrat international de l’histoire.
L’Espagne a désormais les yeux tournés vers le Brésil, où se situe le plus grand et le plus proche des mégaprojets à l’arbitrage, d’ici la fin de l’année 2013, le corridor à grande vitesse entre Sao Paulo et Rio de Janeiro, le premier d’Amérique du Sud. Un contrat qui peut s’élever à 12 Mds€ d’euros dans lequel l’Espagne s’appuie sur un consortium de 11 entreprises publiques et privées. Le contrat « est important car il porte sur la grande vitesse et nous voulons démontrer que nous sommes les leaders mondiaux dans ce domaine », a signalé dans une récente interview Rafael Catalá, secrétaire d’Etat aux Transports.
Cependant, selon des informations parues dans la presse brésilienne jeudi dernier, l’accident de Saint-Jacques met en danger la participation espagnole à l’appel d’offres pour la construction de ce train à grande vitesse. Une clause du document de candidature stipule que ne pourront pas participer au processus des opérateurs responsables d’accidents mortels au cours des 5 dernières années. L’Entreprise de la planification et de la logistique (EPL) prévoit en effet que « chaque participant présente dans la prestation des propositions une déclaration selon laquelle il n’a pas participé à un système de grande vitesse avec accident mortel dans les dernières années ».

« Ce n’est pas le système de grande vitesse »

Peu après ces publications dans la presse brésilienne, l’ambassade d’Espagne au Brésil s’est empressée de préciser « que le service de Madrid à Ferrol, opéré par la Renfe, n’appartient pas aux système espagnol de grande vitesse, même s’il tire profit de quelques trains à grande vitesse pour réduire des temps de voyage. Adif (NDLR : Administrador de infraestructuras ferroviarias, l’administrateur public espagnol chargé de gérer le réseau ferroviaire national), gestionnaire de l’infrastructure, a déclaré ce tronçon comme appartenant au réseau conventionnel. »
Insistant sur ce point, elle a affirmé que la machine « est substantiellement différente des trains à grande vitesse qui circulent dans nos voies ». Il a rappelé que « dans les tronçons qui appartiennent au système de grande vitesse espagnol, il existe une limitation de la vitesse, temporaire ou permanente, de sorte que les systèmes interviennent dans le freinage du train de manière automatique en évitant ainsi toute possibilité de circuler à une vitesse supérieure à celle spécifiée dans le cadre des vitesses maximales de la ligne ».
Cet effort pour éloigner les soupçons pesant sur la grande vitesse espagnole au Brésil coïncide avec la candidature du consortium espagnol formé par Adif, Ineco et la Renfe pour ce projet de plus de 12 Mds€. S’il y avait un accident mortel dans l’histoire des cinq dernières années du système de grande vitesse espagnole, le consortium devrait substituer la Renfe par une autre entreprise ferroviaire.
C’est pour cette même règle qu’a été repoussée l’offre de China de Communications Construction Company, en raison d’un accident datant de juin 2011 dans lequel sont mortes 33 personnes. Cependant, la norme requiert que les causes soient dues « à des raisons opérationnelles ».

Des projets à moyen terme aux Etats-Unis, en Russie, au Kazakhstan et aux Emirats Arabes Unis

A la lumière de ces éléments, on ne peut toutefois que s’interroger sur l’insistance des autorités espagnoles à mettre en avant « des indices rationnels » incriminant le conducteur. Ce jeudi, 24 heures après l’accident, le président de la Renfe, Julio González Pomar, s’était empressé de dire que le train n’avait eu « aucun problème opérationnel » et qu’il avait passé l’examen technique du matin.
Pour autant, les investigations des enquêteurs espagnols se centrent d’une part sur le conducteur qui pourrait avoir circulé à 190 km/h sur un tronçon limité à 80, et d’autre part, sur les possibles failles dans le système de freinage.
Il convient d’observer qu’au moins la moitié des entreprises du consortium sont directement touchées par l’accident : Renfe, Adif, le Talgo espagnol et le Bombardier du Canada en tant que fabricants, ou encore Dimetronic comme filiale du gestionnaire allemand Siemens et créateur du système de sécurité ASFA, en vigueur sur le lieu de l’accident.
Outre le Brésil, les Etats-Unis sont un autre marché que l’Espagne prétend couvrir dans un futur immédiat. Les entreprises espagnoles sont notamment attentives au couloir californien de 1 330 km entre Sacramento et San Diego, dont le budget total s’élève à 60 Mds€. Il y a également de nombreuses possibilités dans le réseau de grande vitesse du Kazakhstan, entre la capitale Astana et Almaty, la deuxième ville du pays. Il y a déjà une présence espagnole dans le pays (Talgo) et les relations diplomatiques sont excellentes. Dasn cette optique, le Roi Juan Carlos en personnes s’est impliqué dans l’obtention du réseau à grande vitesse qui unira Moscou et Saint-Petersbourg en deux heures et demie, évalué à 14 Mds€. « Il y a aussi des projets à moyen terme aux Emirats Arabes Unis », a déclaré le secrétaire d’Etat aux Transports espagnol.
Au final, le sort du conducteur espagnol Francisco José Garzón est bel et bien lié à une enquête à plusieurs milliards d’euros.

Andoni CARVALHO

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