Théâtre du Gymnase de Marseille: traverser l’Histoire le temps d’une « Nuit américaine »

Publié le 6 février 2019 à  19h25 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  20h47

Western (Photo Jean-Louis Fernandez)
Western (Photo Jean-Louis Fernandez)
Destimed shock corridor 2018 photo jean louis fernandezOn retiendra en priorité de cette soirée au Gymnase (3 heures de théâtre et 30 minutes d’entracte), la beauté visuelle de l’ensemble. On soulignera ensuite l’intelligence du propos, l’audace de la mise en scène et la performance des acteurs. On résumera donc en un mot : « splendide ». D’autant plus que rien n’était gagné d’avance, ce n’était en effet pas évident de porter au théâtre deux films mythiques, américains de surcroît, sans trahir l’esprit ni proposer un copier-coller des plus sommaires. Mais présentons d’abord les intentions de travail du metteur en scène Mathias Bauer qui a aussi conçu ce spectacle: «En m’inspirant de l’ouvrage de Lee Wells, « La Chevauchée des bannis », qui fut magistralement porté à l’écran par André de Toth en 1959, -rebaptisé ici  » Western », je saisis l’occasion de continuer à creuser un peu plus encore la question de la transposition de la grammaire cinématographique à l’endroit du théâtre. L’ensemble des sujets que le cinéma soulève, la nature du jeu qu’il induit, l’image et l’imaginaire qu’il suggère, l’utilisation de la musique qui l’habite ou la question du montage qui le caractérise sont autant de codes passionnants à décortiquer avec lesquels, et depuis des années, j’ai toujours profondément aimé jouer. J’ai le sentiment que ces deux scénarios, qui ont donné naissance à deux films de genre, issus de l’âge d’or du cinéma américain, se répondent et se complètent à bien des égards. Ils nous offrent presque soixante ans plus tard, et chacun à leur endroit, une vision historique, sociologique et politique d’un même pays : les États-Unis. D’un côté le mythe fondateur de la nation américaine et de l’ensemble des règles qui vont la régir, sujet inhérent au western ; de l’autre, une radiographie sans concession des névroses et des maux qui habitent cette même société dans les années 60, dans le film noir de Samuel Fuller « Shock Corridor », réalisé quatre ans plus tard. Ce sont deux pans passionnants de l’histoire américaine, deux scénarios traversés par la violence, la peur, la folie, la question de l’individu face au groupe et dans lesquels le huis clos joue un rôle déterminant. Autant de sujets et de réflexions à mettre en perspective sur un plateau de théâtre. L’idée est aussi de travailler à nouveau avec la talentueuse et jeune équipe de Shock Corridor, dans un même décor qui se transforme, pour éprouver avec eux le plaisir de la troupe et de l’alternance du répertoire. Une soirée pour traverser l’histoire du cinéma et des États-Unis. J’imagine une représentation qui inclurait les deux spectacles à la façon des séances de cinéma d’antan, quand celles-ci présentaient deux films dans la même soirée, ponctuées d’attractions entre les deux. Le « premier film » serait Western et le second Shock Corridor ; entre les deux, en guise d’entracte, nous créerons un intermède, sur le modèle du concert-cabaret. Au-delà de cette référence, c’est aussi l’idée de mettre en scène ce passage entre les deux spectacles – en tirant le fil de ce que cela nous raconte sur l’Histoire des États Unis – qui m’intéresse, et qui a du sens du point de vue de la dramaturgie de la soirée. Un bond de soixante ans que je veux traverser sous la forme d’un cabaret composé de morceaux de musique, tout en proposant comme il se doit, esquimaux, chocolats glacés et boissons fraîches.» On ne saurait être plus explicite, et le résultat est d’une esthétique puissante. Le pitch du film en est simple : « Dans un village montagneux du Wyoming, enfoncé dans la neige et coupé du monde, l’éleveur Blaise Starret s’oppose farouchement à des fermiers qui prévoient d’installer des barbelés autour de leurs terres, consacrant ainsi la naissance, au pays des grands espaces, de la propriété privée. L’arrivée soudaine de sept hors-la-loi pourchassés par les autorités, commandés par un certain Jack Bruhn, fait taire les hostilités et contraint fermiers et éleveurs à s’unir contre le danger. Blaise Starret imagine un piège susceptible d’égarer Jack Bruhn et ses hors-la-loi…». Pour montrer tout cela, Mathias Bauer crée un décor de Far-West, en utilisant tous les éléments habituels du western qu’il détourne et enrichit avec de la musique jouée sur scène. Des thèmes comme l’opposition entre individu et collectivité, la description de la naissance de la propriété privée et de la loi, l’usage de la violence, l’omniprésence d’un certain ordre moral, la place des femmes dans des rapports dictés par la virilité, la conquête de nouveaux territoires, ou encore à la construction d’une ville et par extension, l’organisation de nos sociétés sont développés ici par l’image et le geste et pas par le discours. La neige qui tombe et annonce le froid intérieur des fuyards de la fin de la pièce, et qui souligne la glaciation des corps qui va s’en suivre, l’affrontement des regards des protagonistes, nous sommes saisis, en nous disant que décidément Mathias Bauer est un peintre des situations, et des sentiments. Même impression de creuser au cœur de la souffrance humaine avec «Shock Corridor», le film de Samuel Fuller. Là encore résumer l’intrigue est chose aisée : Un journaliste se fait interner incognito dans un asile psychiatrique pour enquêter sur un meurtre. Trois aliénés, témoins du crime, vont l’aider à faire éclater la vérité… ». Réalisant une radiographie sans concession de l’Amérique des années 60, Samuel Fuller dézingue les idées reçues, les ostracismes, et selon Mathias Bauer lui-même «passe l’homme au scalpel de son cinéma tranchant.» Belle formule en l’occurrence et on ajoutera que ce long métrage politique et social, sorte de thriller psychologique, qui toujours du point de vue judicieux du metteur en scène s’impose comme «un réquisitoire contre la guerre, la haine raciste et le délire nucléaire qui ravagent les États-Unis des années 1960», annonce «Vol au-dessus d’un nid de coucou». On y trouvera la même radicalité du propos, la même dénonciation de ce que l’on fait subir aux êtres fragiles et marginalisés par leurs propres handicaps psychiques.

Équipe artistique au diapason

Mais tout cela ne constituerait qu’un long catalogue d’intentions si Mathias Bauer ne l’incarnait pas dans le jeu subtil des comédiens. Dans les deux pièces Éléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Joseph Dahan, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, et Adrien Serre, citons-les tous, (il manque Youssouf Abi-Ayad dont nous parlerons bientôt qui était présent à la création de « Shock Corridor », et qui, embarqué dans l’aventure des «Idoles » de Christophe Honoré n’a pas fait la tournée à Marseille), sont magnifiques d’intensité, de justesse et surtout rendent à la pièce l’esprit de troupe qu’a voulu installer Mathias Bauer. Citons aussi toute l’équipe technique sans qui cette «Nuit américaine» entrecoupée d’un entracte de 30 minutes destiné changer les décors, (entracte qui est à lui seul un spectacle), n’aurait pas cet éclat . Sylvain Cartigny à la collaboration artistique et composition musicale, Chantal De La Coste à la scénographie et aux costumes, Thomas Pondevie à la dramaturgie, Alexis Pawlak à la création sonore, Xavier Lescat à la création lumière et régie générale, méritent éloges et respect. Et puis comme dans un saloon il y a les musiciens Mathieu Bauer, (en personne), Sylvain Cartigny et Joseph Dahan qui orchestrent ces deux histoires de bruit et de fureur en gardant l’esprit et les notes des partitions originales, en y ajoutant celles d’Arvo Part, pour au final offrir des digressions touchant au mystique. C’est beau, puissant, à voir et à entendre. « Une nuit américaine » inoubliable qui a fait frissonner le Théâtre du Gymnase.
Jean-Rémi BARLAND

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