Tribune d’Eric Delbecque. L’intelligence territoriale : une urgence pour la France périphérique !

Publié le 11 décembre 2018 à  9h20 - Dernière mise à  jour le 29 novembre 2022 à  12h23

L’intelligence territoriale (IT) forme indéniablement un dérivé essentiel de l’intelligence économique. Pour être même parfaitement exact, elle n’en est pas une déclinaison au sens strict mais une application à l’échelon local. Soyons parfaitement clairs et rigoureux. L’intelligence économique fait l’objet d’une politique publique au niveau central, mais doit par ailleurs irriguer l’ensemble des territoires de la nation. A l’heure où l’on s’interroge beaucoup sur la «France périphérique» (Christophe Guilluy) en regard du mouvement des Gilets jaunes, il est crucial de comprendre l’importance de l’IT.

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© Eric Delbecque
© Eric Delbecque

L’intelligence territoriale doit donc plutôt être qualifiée, si l’on souhaite être totalement précis, d’intelligence économique territorialisée. D’une certaine manière, elle constitue la version contemporaine d’une politique astucieuse d’aménagement du territoire combiné à une intention de politique industrielle. L’intelligence territoriale fait écho à la théorie de l’avantage concurrentiel de Michael Porter et au modèle du «cluster». L’époque favorise abusivement une conception pour le moins abstraite du développement économique. Pour être précis, c’est d’ailleurs l’idée même de développement qui fait aujourd’hui souvent défaut à l’analyse des questions économiques. Rentabilité, actionnaires, opérations boursières, prises de participation : voilà les mots ou les formules dont sont familiers les analystes et la plupart des observateurs de l’activité commerciale et financière.

La mondialisation a besoin de territoires !

Mais l’on perd sans doute de vue le mécanisme élémentaire de la production de richesses. La mondialisation nous a accoutumés au vocabulaire de l’immatériel, du « désincarné ». L’habitude de penser en termes de flux et d’accélération permanente, de dynamisme capitalistique -indispensable au financement de l’activité productive-, nous a fait collectivement négliger le fait que produire c’est d’abord se localiser. Et se localiser, c’est sélectionner un territoire. Il faut bien établir une hiérarchie entre un ensemble de possibilités géographiques et leurs capacités respectives d’attraction : équipements, compétences et savoir-faire locaux, infrastructures éducatives, etc. Michaël Porter a publié il y a quelques années un ouvrage volumineux pour expliquer ce phénomène de simple bon sens : que l’avantage concurrentiel des nations (le titre même du livre) est directement fonction de l’attractivité de leurs multiples conditions productives territoriales. On constate ainsi que la politique publique d’intelligence territoriale bénéficie donc d’un socle théorique en sciences de gestion. Porter a même défini la place des pouvoirs publics : il appartient à l’État d’encourager les entreprises à viser plus haut et à renforcer leurs performances concurrentielles.

Mais il faut souvent plus d’une décennie pour qu’une entreprise construise un avantage concurrentiel. L’achèvement du modèle de l’avantage concurrentiel se trouve dans le « cluster » (l’équivalent -en anglais- du pôle de compétitivité), qui se traduit littéralement par « grappe ». Il s’agit de rassembler et de faire coopérer sur un territoire des entreprises d’un même secteur, des services publics, des universités et des centres de recherche. Michaël Porter consacra plusieurs chapitres de L’avantage concurrentiel des nations à démontrer la pertinence du modèle cluster pour développer les entreprises et favoriser la croissance. L’intelligence territoriale ne fait pas seulement écho à la problématique des clusters. Elle traduit aussi les exigences des nouvelles formes de management : notamment celle du management par projet, articulé sur les notions de compétence et de réseau. Loin du culte des organisations pyramidales assises sur la préservation du pouvoir par la rétention de l’information, l’intelligence territoriale promeut la construction de réseaux opérationnels rassemblant les compétences et fonctionnant de manière transversale, horizontale.

Le territoire, réseau de compétences : la logique des pôles de compétitivité

La politique des pôles de compétitivité, fruit de la logique d’intelligence territoriale et d’une volonté de rénover l’idée de politique industrielle, découla précisément du désir des pouvoirs publics d’acclimater en France ce système du cluster qui met en œuvre les logiques de réseaux et de management par projet, seules capables de porter l’innovation, donc de générer la croissance. Décidée en novembre 2004 par Jean-Pierre Raffarin (suite au Ciadt, Comité interministériel d’aménagement du territoire du 14 septembre 2004), la création des pôles rencontra un grand succès. Au 28 février 2005, date limite fixée pour le dépôt des dossiers dans les préfectures de région, 105 projets avaient été présentés. S’il faut se féliciter du dynamisme ainsi révélé, et de la capacité insoupçonnée des différents acteurs locaux à travailler ensemble, il n’en reste pas moins que ce succès peut être à double tranchant. En effet, dans un contexte budgétaire morose, l’enveloppe dédiée au financement des projets n’est pas extensible. En juillet 2005, le gouvernement avait évalué à 1,5 milliard d’euros sur trois ans le coût du soutien apporté par l’État aux pôles retenus. Pour sélectionner les dossiers le gouvernement avait mis sur pied un groupe de travail interministériel piloté par la direction générale des entreprises de Bercy et par la Datar (et comprenant également des experts de différents ministères : Défense, Santé et Agriculture).

Il s’est rapidement retrouvé confronté à un dilemme. Sélectionner un trop grand nombre de projets, c’était se condamner à diluer les aides disponibles et encourir la critique de saupoudrage. A l’inverse, ne retenir qu’une quinzaine de projets, comme prévu initialement, c’était ne pas tenir compte de la solidité de nombreux dossiers, difficiles à hiérarchiser, et courir le risque de casser l’élan qui s’était alors manifesté. Entre ces deux options, le gouvernement a tranché en faveur de la première (pour une critique argumentée et stimulante de l’option retenue, voir Christian Blanc, La croissance ou le chaos. Paris, Odile Jacob, 2006) puisqu’au mois de juillet 2007, on dénombra 71 pôles labellisés (pour approfondir, voir : competitivite.gouv.fr).

Les conditions actuelles de la compétitivité et de l’innovation démontrent que les logiques de coopération et le soutien aux PME-PMI constituent des conditions de fond de la croissance et du développement économique durable. Les sciences de gestion en rendent d’ailleurs compte régulièrement à travers de nombreux travaux de management et de stratégie. Dans ce contexte, l’implication des pouvoirs publics s’avère indispensable. L’État ne déborde en aucune manière de son rôle arbitral en mettant en œuvre des stratégies d’intelligence territoriale. Il ne fait que remplir sa mission fondamentale de pilotage stratégique global des destinées de la nation.

L’intelligence territoriale ou la réforme de l’État

Plus profondément encore, l’intelligence territoriale (et donc la politique et la stratégie publiques en la matière) se situe au point où se rencontrent la réforme impérative de l’action de l’État, la métamorphose nécessaire des relations entre les acteurs territoriaux (collectivités locales, services déconcentrés de l’État, entreprises, associations, universités, etc.) et l’intelligence économique proprement dite. Sur quoi doit se fonder l’évolution de dynamique étatique ? Sur trois principes:

• l’idée que seule la coopération entre la sphère publique et le secteur privé peut conduire à la production d’une stratégie collective de prospérité.

• Le constat que la conquête de marchés se réalise aujourd’hui en grande partie par la construction de logiques d’influence qui associe des pouvoirs publics et des entreprises.

• La conviction que la puissance, la sécurité nationale et le développement technologique, industriel et commercial sont des objectifs liés.

Quant aux nouvelles modalités relationnelles entre les acteurs territoriaux elles s’articulent sur l’ardente obligation d’un partenariat dépassant les clivages les plus habituels : séparation entre l’administration et les firmes, opposition entre les salariés et les dirigeants, cloisonnement du monde économique et de l’univers académique, absence de réelles connivences entre les grands groupes et les PME, etc. Ce que veut précisément apporter l’intelligence territoriale c’est une dynamique de coopération généralisée où l’État assume son rôle de stratège sans s’épuiser dans un rôle de sanction (parfois nécessaire, cependant insuffisant), ni de détenteur exclusif de l’élaboration de l’intérêt commun.

Relativement simple à expliquer, cette problématique s’affirme néanmoins complexe à traiter. Il faut inventer de nouveaux chemins s’éloignant radicalement de ce nous avons pratiqué durant des décennies. L’État actionnaire et interventionniste n’est plus à l’ordre du jour et ne pourrait pas, de toutes façons, faire face aux défis contemporains. Dans la mesure où il doit fabriquer de la cohésion sociale, faciliter la croissance et la santé de l’emploi, tout en assumant ses fonctions régaliennes séculaires et pourtant assez fortement métamorphosées, il ne peut réussir dans ces immenses ambitions sans le concours de l’ensemble des forces vives de la nation. Concrètement, comment avancer dans le déploiement de l’intelligence territoriale ? En mettant en œuvre des efforts coordonnés pour valoriser les points forts des territoires les plus variés et de leur galaxie de PME-PMI, dans le but de les hausser au rang d’atouts décisifs dans la compétition technologique et commerciale européenne et mondiale.

C’est de cette santé économique de notre espace national dans son ensemble que dépendra le positionnement de la France sur de nombreux enjeux stratégiques. Rajoutons, pour bien comprendre l’esprit de l’intelligence territoriale, que les petites et moyennes entreprises forment le tissu indispensable à notre performance. Ce sont ces acteurs qui sont à la fois les sous traitants indispensables de nos plus grands groupes ainsi que les arbitres de la santé de nos communes, départements et régions.

C’est ce schéma général et ces intentions qui fondèrent la démarche de l’Adit, société nationale d’intelligence stratégique, et du ministère de l’Intérieur, lorsque fut mise en place la politique publique d’intelligence économique en 2005. La première avait pour mission d’apporter aux acteurs territoriaux (entreprises, administration et collectivités publiques) un savoir faire et des capacités techniques leur permettant de mobiliser et de mutualiser les compétences d’acteurs régionaux variés. Le deuxième devait s’assurer de la cohérence et de l’engagement des têtes de réseaux de cette nouvelle politique publique : les préfectures de région. En priorité, l’ambition consistait à guider les régions dans le déploiement d’instruments d’anticipation et de maîtrise des flux d’informations, de les soutenir dans l’approfondissement d’une culture de projets, et de les conseiller dans la création et la structuration de réseaux d’influence nationaux et internationaux au profit du développement local.

Le carré d’or de l’intelligence territoriale

Depuis cette époque, l’action publique d’intelligence territoriale repose sur quatre grands piliers.

• Le premier est la définition et la préservation d’un périmètre stratégique prenant en compte les structures les plus modestes. Il repose sur l’actualisation régulière d’une cartographie des entreprises sensibles et doit aboutir bien évidement à accroître les dispositifs de formation des PME-PMI aux menaces principales contre lesquelles elles semblent souvent démunies (cyberattaques, vol d’informations, intrusions physiques, prédations technologiques, etc.)

• Le deuxième pilier se définit comme l’objectif d’accompagner les territoires dans la définition de projets stratégiques, se formalisant par excellence dans les pôles de compétitivité, où s’agrègent des énergies, des compétences et des connaissances.

• Le troisième pilier réside dans une dynamique généralisée de formation/sensibilisation aux enjeux de la compétitivité, de l’économie de la connaissance, de la guerre économique, au profit des dirigeants, cadres et salariés des entreprises, des représentants syndicaux, des universitaires, des élus et des fonctionnaires.

• Le quatrième et dernier pilier est la systématisation de la création et de l’animation de réseaux mêlant la sphère institutionnelle, le privé et l’espace académique, afin d’optimiser la circulation de l’information utile à la croissance et à l’emploi.

Cette dynamique avait été préparée par des initiatives territoriales. En fait, «l’intelligence économique territorialisée» visait depuis plusieurs années à encourager des dynamiques locales favorisant la création d’activités et d’emplois, et à gérer stratégiquement la diversité -et donc la richesse- des différentes identités régionales par la création de réseaux. Se défendre avec plus ou moins de bonheur contre la concurrence n’était plus suffisant. Les régions et leurs PME devaient désormais conquérir des positions internationales dans des secteurs nouveaux, sur des marchés émergents, investir les réseaux d’excellence, et mieux coopérer avec l’ensemble des acteurs du dynamisme régional (collectivités territoriales, services de l’État, universités, laboratoires, associations professionnelles, organismes consulaires, etc.).

Ces initiatives locales mises en place entre 1995 et 2003 furent essentiellement une affaire d’hommes et de convictions. La composante humaine prend ici tout son sens : la démarche d’intelligence économique repose avant tout sur l’attitude d’hommes et de femmes ayant clairement intégrés les enjeux en la matière. Plusieurs dynamiques locales méritent en particulier d’être mentionnés, à commencer par celle de l’Essonne au début des années 90, engagée par Rémy Pautrat, alors Préfet du département.

Cette démarche avait permis de proposer aux entreprises un Portail de l’Intelligence Économique (ce site permettait un accès direct et qualifié à de l’information publique territoriale et à des produits d’information personnalisés comme des études de veille, des produits d’alertes d’information technologique), une information réglementaire, l’actualité du commerce extérieur (accès, sur abonnement, à des informations pratiques sur la réglementation du commerce international telles que la liste complète des documents d’accompagnement des marchandises à l’exportation, sur plus de 160 pays, ou la présentation des formalités à effectuer en vue d’une implantation sur un marché étranger), une documentation thématique sur l’environnement, un service de veille sur abonnement (cyberveille) et la réalisation de prestations personnalisées (étude documentaire, étude de positionnement d’une technologie, veille technologique et concurrentielle, étude d’implantation à l’international…).

Il faut encore noter l’exemple de la Région Basse-Normandie ; à la suite des Assises Régionales de l’Intelligence Économique (décembre 1997), la Région avait lancé, là aussi à l’initiative de Rémy Pautrat, nombre d’actions de sensibilisation et d’accompagnement en direction des acteurs économiques, notamment des PME-PMI (Plateforme de veille régionale / Club d’IE de l’Ouest / Opération «maîtrise de l’information»/ Programme de formation / Sensibilisation des PME au bon usage du brevet / Veille sectorielle /…).

Citons enfin le cas de la Région Nord-Pas-de-Calais. Rémy Pautrat, Préfet en 1999, y créa, en partenariat avec des chefs d’entreprise de la région et l’université Lille 2, le CDIES, le Comité pour le Développement de l’Intelligence Économique et Stratégique. En 1986/1987, la rencontre de deux hommes -les présidents de la collectivité et de la CCI d’Arras- avait préparé le terrain à l’enracinement d’une démarche d’intelligence économique : ces derniers avaient en effet initié une transposition de la démarche de projet d’entreprise au niveau du territoire. A l’époque, cette décision avait davantage dérivé d’une réaction à une situation économique que de l’intention d’élaborer une véritable stratégie (l’industrie en général, et le textile en particulier, connaissait une situation difficile). D’un premier partenariat avec la CCI, la collectivité est arrivée progressivement à un partenariat plus ouvert sans être réellement formalisé.

En 2005, et après dix ans de relative inaction dans le domaine de l’intelligence économique, l’État reprit l’initiative. S’appuyant sur les conclusions du rapport Carayon et l’expérience acquise au cours des expérimentations des années 90, le Ministère de l’Intérieur lança neuf programmes expérimentaux d’intelligence territoriale (Aquitaine, Alsace, Basse-Normandie, Centre, Franche-Comté, Ile-de-France, Midi-Pyrénées, Poitou-Charentes, Provence-Alpes-Côte d’Azur). En pilotant leur action à partir d’un Comité Stratégique de l’Intelligence Territoriale, chacune des 9 régions devait développer des actions publiques sur les piliers précédemment mentionnés.

Aujourd’hui, nous en sommes au point où il faut que l’Etat, les régions, les entreprises et les universités trouvent leur rythme de croisière dans le travail collaboratif. Le défi reste encore en partie à relever. En tout état de cause, il est de plus en plus clair que cette fédération des talents, des ressources, des missions et des finalités des uns et des autres se situe au cœur de la réussite économique d’un pays. Il est patent que cette philosophie de coopération généralisée débute aux plus modestes des échelons territoriaux. Depuis la plus petite commune aux régions les plus riches, c’est en considérant la puissance économique comme un fruit des initiatives locales que la France s’affirmera comme l’une des nations gagnantes de la mondialisation. Contrairement aux clichés que l’on pourrait être tenté d’alimenter, le retour aux spécialisations territoriales constitue l’avenir d’une inscription réussie dans l’hypercompétition planétaire.

Eric Delbecque – Auteur de L’intelligence économique pour les nuls (First)
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