Tribune d’Eric Delbecque – Nietzsche : un fondement philosophique de la synthèse entre la droite et la gauche (14)

Publié le 13 avril 2017 à  23h10 - Dernière mise à  jour le 29 novembre 2022 à  12h30

Nietzsche a fondé philosophiquement la possibilité d’une action et d’une syntaxe politiques par-delà droite et gauche. Le surhomme est le seul descendant d’Icare en ces temps où pullulent les fils illégitimes et les imposteurs : il est l’astre qui rayonne à l’horizon démocratique, le but à atteindre, la figure libertaire régulant l’ambition égalitaire, et aussi le modèle d’authentiques politiques, statures héroïques lorsqu’ils conçoivent leur mission avec quelque hauteur de vues.

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http://io9.gizmodo.com/who-would-win-in-a-fight-between-superman-and-nietzsche-502784089?utm_source=feedly José Quintero's Allegorical Superheroes series
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Les chemins de la démocratie passent par le surhomme

Car l’homme d’État de la démocratie libertaire ne peut avoir d’autre idéal que le surhumain, ne peut agir autrement que comme son héraut, et ne peut faire de sa personne autre chose qu’une exhortation à surmonter les trop humaines limites. Il devrait être tout à la fois le guide vers les sommets et leur préfiguration, le modèle à imiter pour se trouver soi-même, la préparation à la glorification de chacun des moi. L’existence des grands hommes, des héros, est un appel lancé à chaque âme : elle suscite le désir de ressembler, non pour s’abolir mais pour atteindre à la souveraineté sur soi, à l’accomplissement de l’individualité. Le salut viendra toujours de ces hommes qui ressuscitent, contre l’entropie politique fatale, la figure du héros, le mythe du grand homme, guerrier, législateur et philosophe, prophète de l’âge nouveau – éternellement à construire – des Prométhées assemblés sur l’agora de la liberté et de la puissance. Autant dire que les chemins du futur passent par le surhomme. Que n’a-t-on dit sur lui et son père, dans quelles caricatures navrantes ne l’a-t-on pas enfermé … Ce soleil noir, en même temps une aurore de l’humanité, ne tient nullement du nazi. Il n’est pas le songe du Führer, entrevu par Nietzsche dans un tremblement messianique et pathologique. La brute blonde dont il aimait à parler n’est pas un petit fonctionnaire national-socialiste cachant le bourreau aux runes d’argent, fils des envahisseurs terribles qui déferlèrent sur Rome. Zarathoustra aime les constructeurs, les créateurs d’empires, les êtres dans lesquels règne l’effrayant ego de l’artiste au regard d’airain, pas les petits-bourgeois complexés en mal de domination.

Celui qui soutient le contraire n’a jamais lu Nietzsche, ou refuse de fréquenter ses textes comme son génie aphoristique l’exige. On ne l’aborde pas lové dans ses certitudes, cuirassé de confortables préjugés, avachi dans les délices du conformisme moral : dès l’abord il inquiète, dévaste, incendie, ruine et désespère. Sa philosophie n’est pas une barricade brisant l’assaut, un abri contre la tempête. C’est un glaive, une charge de cavalerie à découvert, un coup de main de corps franc : quand il frappe, c’est pour abattre l’adversaire, et non pour se défendre. Il paie la victoire de son sang. Lire Nietzsche, c’est se mettre en révolution, se déchirer soi-même, faire tomber ses citadelles pour mieux éprouver sa force en révélant ses faiblesses, en remuant la dague de la volonté dans la plaie, jusqu’à rire de la souffrance, ne s’arrêtant que lorsque la douleur ne tue plus, mais rend plus fort, lorsque l’on se délivre de tout, surtout de la passion de la sécurité.
p2et3_copie_.jpgC’est un flibustier de la philosophie, écrivait Zweig, qui bat pavillon noir, couleur des corsaires, pirates et libertaires… Pour épouser le rythme de sa pensée, il faut accepter l’orage, aimer l’éclair et la foudre, prendre patience et endurer, avoir le goût de la rumination. On lit Nietzsche en marchant, une marche forcée dans le vent et le froid, sous la pluie des insultes et la grêle des prêt-à-penser. Avec lui, impossible de somnoler en digérant des poncifs grégairement acquis… Suivre son chemin ne souffre ni tiédeur ni servilité. Extravagant navigateur de l’esprit, continûment en quête de périlleuses traversées, il est de la race des guerriers ; c’est un génie cuirassé, armé pour les plus durs et les plus désespérés des combats. Création, indépendance et liberté, sont pour lui force, opposition et lutte. La guerre, écrit-il, est une école de liberté, car elle traduit la volonté d’être responsable de soi-même, de maintenir la distance qui nous isole des autres, de devenir plus indifférent aux peines, aux épreuves, aux privations, et même à la vie. Il est tout à la fois le fils des destructeurs magnifiques qui renversent les statues, et le descendant des explorateurs de continents, des maîtres d’empires. A ceci près qu’il n’y plante jamais l’étendard de Dieu ou la bannière de l’esprit : Nietzsche ne se reconnaît aucun souverain, et ne s’attarde pas une fois la conquête achevée. Il ne cherche ni repos, ni paix, ni stabilité. Rien ne lui résiste, ni les forteresses de la morale, ni les remparts de la loi : tout se consume au contact brûlant de sa pensée.

Sa force, il la puise dans la vision, le pressentiment du surhomme, dans cette conviction, renversant toutes les idoles, que la mort de Dieu annonce la naissance de nouveaux Dieux, des esprits créateurs se tenant par-delà bien et mal, des êtres divins qui sont seuls d’authentiques grands hommes. Cependant, le regard de ces Dieux ne darde plus de l’iris de l’Idéal, où se réfugie l’Un, le Monde Vrai selon Platon. Le Dieu des frileux avait à jamais refermé sa main sur le glaive de la morale, prêt à l’abattre sur celui dont le souverain rire dionysiaque illumine la face. Le visage glacé du Suprême Sujet, Un, Parfait et Dominateur, fixait les hommes en maître dédaigneux et capricieux. Le surhomme ramasse le sceptre, peut-être illusoire, tombé de ces cieux ouverts où éclate le tonnerre d’une assourdissante marche funèbre, et c’est Dionysos en lui que l’on reconnaît, pas seulement un dieu d’ivresse, désindividualisant, mais le jumeau indispensable d’Apollon, maître de la lumière, de la mesure, de l’individuation… Le surhumain vient par le nihilisme : il est le fruit mûr de cet arbre pourri ; fatal ou contingent, nul le sait. Le nihilisme, c’est le nom de la misère existentielle et philosophique de l’homme contemporain. Pour ce dernier, les valeurs suprêmes, absolues, non conditionnées, qu’elles soient religieuses ou laïques, sont vidées de leur substance, dorénavant illégitimes, rejetées dans le vaste magma des possibles éthiques, royaume où le relatif règne en maître et nourrit la guerre des dieux.

http://greg-leon.tumblr.com/post/68359308615/nietzsche
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Le nihilisme n’est pas la fin mais le commencement

Cette crise de foi a plongé l’homme dans le grand dégoût, une lassitude sans bords ni fond. Rien ne vaut plus puisque tout se vaut et naît déjà usé, vieilli, mourant. Le Dernier Homme vit désormais une agonie indéfinie du sens, un interminable crépuscule, un permanent naufrage qui pourtant le satisfait, qu’il appelle impatiemment de ses vœux. Il ne s’en inquiète pas, il le réclame, l’exige, se délectant du vide, de l’absence de question et de réponse. Il rétrécit l’univers et le fait tourner autour de son propre néant, de son petit bonheur, de son répugnant confort. Sa volonté est morte…

Tocqueville avait vu juste : les hommes ne sont plus qu’une foule d’individus privés d’horizons, anonymes, égaux en servilité et en inconscience, accaparés par la recherche obsessionnelle et quotidienne de leurs petits plaisirs, vulgaires et sans éclats, égoïstes car désertés par l’orgueil, l’individualisme. Le Dernier Homme se résume à un chaos narcissique, à un moi pulvérisé, incapable de se concentrer, de se recentrer, de projeter toute sa volonté d’un point focal vers un grand dessein. Il se réduit à une fluidité involontaire de velléités, d’affects et d’envies tout aussi éphémères qu’imposées. Il n’a plus rien d’une subjectivité ambitionnée comme volonté autonome. Déstructuré, réifié, il se dissout, s’abolit à chaque instant dans le désordre du monde, le silence servile de l’objet qui ne peut dire mot, de l’esclave qui toujours consent. La tentation de l’abandon, l’aspiration à la fusion déresponsabilisante, hante l’individu. Éternelle faiblesse du pour-soi qui cherche à s’assoupir dans l’en-soi… L’homme ne veut pas accepter l’absence du sens, c’est-à-dire, en même temps que son abandon, sa liberté irréductible. Cette tendance naturelle de l’homme, qui le pousse à refuser d’assumer son pouvoir de négation, c’est-à-dire la révélation de sa liberté, constitue l’essence profonde du nihilisme, et forme le cœur de la pensée de droite. Elle est à proprement parler volonté de néant ou, ce qui revient au même, désir d’absorption dans le Tout, d’intégration sécurisante dans une structure ontologique immuable.

Alexis de Tocqueville
Alexis de Tocqueville
Le nihilisme, c’est le désespoir, la prise de conscience qu’il est vain de vouloir assigner un horizon de sens à l’histoire, tenter d’y découvrir une téléologie. C’est un sentiment d’abandon et d’incompréhension, le bouleversement de toutes nos certitudes, déclenchant à l’infini des séismes intellectuels, et ne laissant plus à la pensée aucune base ferme sur laquelle s’appuyer pour apprivoiser le réel. C’est le désarroi d’être jeté dans un monde labyrinthique et incompréhensible, où s’effondrent les repères du passé et de l’avenir. Et une fois admis que le devenir n’a aucun sens, que nulle main peu ou prou visible ne l’ordonne, qu’il n’est pas dirigé par quelque force suprême à laquelle l’individu puisse se consacrer, dans laquelle il puisse s’abolir, il reste une seule échappatoire aux apeurés : condamner le devenir, juger ce monde illusoire, et bâtir de toutes pièces un au-delà, institué le Monde Vrai. Puis quand l’homme prend conscience que ce monde n’est que l’expression de ses besoins psychologiques, et qu’il cesse d’y croire, lorsqu’il admet que le devenir est la seule réalité, la dernière forme du nihilisme s’accomplit : l’individu ne souffre plus ce monde qu’il n’a pourtant plus la force de nier. Il dépose les armes et abdique…

Pour Nietzsche, cette caricature de l’homme se préparait depuis longtemps : le nihilisme croît dans les souterrains de l’histoire européenne. Il fut d’abord volonté de puissance décadente qui s’est altérée progressivement, s’est faite volonté de néant, ennemie de la vie, autrement dit du monde comme pluralité, devenir, contradiction, ambivalence, souffrance, illusion et mort. A la place de la réalité, sommairement jugée illusoire, accusée de n’être qu’une apparence trompeuse, la théologie puis la philosophie ont édifié un au-delà du monde, royaume du Vrai, du Bien et du Beau, parfait car Un, stable, identique, seule source possible de béatitude. La métaphysique était née, et du même coup les catégories intelligibles, dont les grands principes de la logique : identité, causalité, raison suffisante, et autres instruments d’ordre, nécessaires mais piégés.

Depuis des temps immémoriaux, la philosophie a pensé la différence qui gît et envahit tout l’Être, la multiplicité de l’étant, comme fondamentalement imprégnée de néant et, de ce fait, inacceptable. Le problème de l’Être était posé comme un problème de valeurs : est négatif, mauvais, tout ce qui relève du multiple. Il y a un Être authentique, pur de tout néant, fixe, constant, confondu avec l’Un, le Bien, la Vérité, négateur du temps, et un être inauthentique, où le néant habite l’être. L’authentique et le Vrai sera désormais l’Un, immuable et infini, l’inauthentique le domaine des étants, multiples et finis. Mais nous vivons en permanence dans l’apparence, l’illusion, l’éphémère, le règne de l’inauthentique, car l’Un ne nous est jamais donné : Il recule impassiblement, à jamais dissimulé dans l’au-delà des Idées éternelles. Parfaite et originelle formulation de ce que Nietzsche appellerait l’usurpation philosophique, aube de la métaphysique – c’est-à-dire du dualisme -, le platonisme, puisque c’est bien de lui qu’il s’agit, devait inscrire au cœur même de la pensée occidentale la différence cosmologique entre le monde Un, infini, transcendant, et l’intramondain, fini, multiple, et par essence illusoire. Distinction inséparable, dès l’origine, d’un jugement de valeurs : tandis que l’univers des Idées impérissables, intemporelles, stables, pures de toute incarnation spatio-temporelle, étaient irréductiblement associé au Bien, au Vrai et au Beau, celui des choses sensibles, mortelles, individuelles, en situation au sens sartrien, exprimait la corruption, au sens aristotélicien. D’où l’atrophie, précisera Nietzsche, du sens historique des philosophes, et leur haine du devenir. Il ne restera plus au christianisme qu’à faire de cette transcendance le Sujet absolu, en le nommant Dieu, et en le dotant de tous les attributs du je. Ontologie et métaphysique devinrent ainsi théologie.

Puis la fable se décomposa, le Paradis dégringola des cieux. Aucun prétendant ne parvint à s’emparer du trône céleste. Pâles succédanés du Dieu chrétien et platonicien, l’Homme, la Raison et le Progrès, dont la morale kantienne constitua le plus beau fleuron, furent bientôt ruinés par la science et l’Histoire. Le nihilisme repose sur l’alliance originelle de la volonté de néant et des forces réactives. La première fait triompher les secondes parce qu’un instrument de négation lui est nécessaire pour développer complètement son essence. Cependant, la victoire acquise, ces dernières n’ont de cesse que de s’émanciper d’une tutelle encombrante. Brisant son alliance avec la volonté négative, la vie réactive la supplante, inaugurant le règne du néant de volonté, et l’attente de l’extinction passive. Au nihilisme négatif de la complicité, succède le nihilisme réactif, puis le nihilisme passif de la mort attendue. Absence de volonté qui n’est que le dernier avatar fatal de la volonté de néant, et qui exprime toujours la dépréciation de la vie, le règne du nihilisme, l’empire du négatif.

L’homme réactif, tournant vers Dieu le bras que ce dernier a lui-même armé des glaives du ressentiment et de la mauvaise conscience, baigna ceux-ci du sang divin : le nihilisme se fit athée mais demeura l’alliance du ressentiment et de la mauvaise conscience. L’Homme Supérieur n’était pas encore assez fort pour graver dans le marbre de la souveraineté humaine une nouvelle table des valeurs, libérée de toutes les transcendances : il ne fut plus bientôt que le Dernier Homme. N’ayant même plus la force de désirer le néant, il attend passivement la mort. Sur ce champ de ruines, le surhomme pourra planter sa bannière : il achèvera le nihilisme, l’accomplissant en l’anéantissant, et en le transfigurant. Héraut de la mort, le nihilisme se métamorphosera en pierre de vie, matière dans laquelle sera sculpté le surhumain.
p8-5.jpgRévélation inéluctable d’une décadence qu’il faut reconnaître rigoureusement, démasquer comme volonté de néant, force de négation, et – dans le même temps – nouvelle origine – moment fondateur d’une ère débarrassée du trop humain -, le nihilisme disperse les illusions tout autant qu’il crée d’autres valeurs. C’est à partir de l’avènement du nihilisme achevé que l’univers redevient infini. Enthousiasme d’un nouveau commencement qui fera renaître de ses cendres la joie absolue de la création, le nihilisme est une origine, non un terme. A son point paroxystique, il se transfigure et devient source de jouvence. Il permet de retrouver l’univers comme innocence, devenir créateur, et, conséquemment, comme jeu infini des interprétations, tissu de perspectives indéfiniment multipliables, dont l’addition ne saurait jamais nous restituer intégralement le visage du monde. Il faut faire face au nihilisme. Ce dernier est le visage spirituel de notre époque. L’humanité doit affronter le tragique consubstantiel à sa condition, et envisager le nihilisme, ainsi que nous y invite Nietzsche, comme une crise de croissance de l’esprit, l’accès à une autre manière de penser, divine, c’est-à-dire souveraine, solaire. Le monde est l’empire de l’incertain, du changeant, du variable et de l’équivoque. Il ne s’accommode guère des articulations conceptuelles univoques de la logique classique. Le principe de non-contradiction, d’identité, celui de raison suffisante ou de causalité, sont des erreurs utiles, non la traduction littérale du génome de l’Être. Concepts, catégories, liens de cause à effet, figent le flux du devenir en formes immobiles, pour l’adapter aux nécessités de la maîtrise de l’étant par les hommes. Mais l’être, en fait l’immense mer du devenir, jamais en repos, submerge tous les rivages, enlaçant dans ses flots les fleuves de larmes vaines et d’espérances incessamment déçues.

Conviction riche d’une nouvelle aurore de l’esprit et simultanément porteuse du plus grand vertige pour la conscience humaine et son audacieuse prétention à la connaissance de l’être, ce dernier étant désormais vécu et appréhendé comme devenir, et ronde infinie des interprétations … Si la perspective est effectivement loi de régulation et contrainte de perception du réel, au nom de quelle vérité condamner légitimement telle ou telle opinion et, plus loin, la négation ontologique du changement ? Nietzsche n’est pas dupe, et bien qu’il parie sur l’effet libérateur du renversement du platonisme pour éviter le retour du Monde Vrai, de la chose en soi à jamais inaccessible aux hommes, il perçoit clairement que cette révolution, au sens cosmologique et donc circulaire du terme, demeure virtualité toujours prête à s’actualiser. Car l’homme veut toujours ramener l’inconnu au connu, substituer l’Un au multiple, afin de se rassurer. La peur de l’inédit, du nouveau, du jamais vu, de l’incertitude et de l’ignorance, c’est la peur de la liberté, parce que cette dernière exige d’assumer tous les risques, imaginables ou non. La souveraineté sur soi se paye de l’acquiescement aux ténèbres de l’incertitude et de l’ignorance, de la soumission au temps, c’est-à-dire à l’histoire, au mouvement.
p9copie-3.jpgCime absolue de la crise du monde chrétien, Nietzsche va rejoindre les Lumières, – matérialistes ou tièdement déistes -, Feuerbach, Marx et toute la pensée socialiste, dans l’inépuisable cortège généalogique et l’intimidant panthéon, maudit ou sanctifié, de l’athéisme. L’annonce de la mort de Dieu traverse et domine l’œuvre nietzschéenne. De portée essentiellement ontologique, ce faire-part de décès est une affirmation d’orgueil, l’acte de naissance de la gauche mythique et métaphysique. Elle pose l’homme comme puissance infinie et radicale de négation, comme volonté de se surmonter, comme insatisfaction sans limites, désir d’être plus, aspiration à la souveraineté, au pouvoir absolu, contestation perpétuelle, révolte systémique.

La négation de Dieu est l’expression même de la liberté de l’homme, cette prédisposition ontologique de la race de Caïn. L’homme, bien qu’en situation, est réappropriation perpétuelle de son passé et invention de son futur, acquiescement ou refus de chaque instant à une histoire de l’ego, ressaisissement perpétuel de son être toujours au bord du gouffre de l’en-soi. Il est liberté parce que son essence est le néant, l’absence précisément de toute essence, de toute détermination. Cette révélation à nous-mêmes de notre propre liberté, galvanisée par Sartre dans L’Être et le Néant, se traduit en langage nietzschéen par la mort de Dieu, dans laquelle l’athéisme compte effectivement moins que l’expérience que l’homme fait de lui-même comme liberté. L’auteur d’Humain trop humain, dédié à Voltaire, figure symbolique des Lumières s’il en est, s’impose comme un esprit prométhéen, mais en un sens beaucoup plus complexe que celui qu’accorde ordinairement à ce mot l’humanisme classique. Le panégyriste de l’instinct appelle de ses vœux le progrès des sciences, par définition prométhéennes, parce qu’il désire la mort de Dieu et la fin du pouvoir sacerdotal. Et il exige la mort de Dieu de toutes ses forces parce qu’il est un homme, et que l’homme est voué par nature à la science, voué par nature à rivaliser avec Dieu dans un titanesque face à face, et voué à le mettre à mort. L’homme est l’être-pour-la-mort… de Dieu. Mais le libre esprit, l’homme délivré du maître céleste, ne s’émancipe nullement du divin en appliquant à sa vie les réflexes épistémologiques qui guident et permettent la connaissance scientifique. C’est uniquement en usant de la science comme d’une arme tournée contre les idéaux de l’humanité, l’esclavage métaphysique, les dogmes religieux et moraux, qu’il pourra véritablement s’affranchir.

L’Être inconditionné, Dieu si l’on préfère, n’est aux yeux de Nietzsche qu’une sorte d’allégorie qui subsume, sous la forme d’un être mythique et imaginaire, le besoin humain de sécurité, mais également, puisque il y conduit inévitablement, la tentation perpétuelle de l’aliénation volontaire. Cette dernière prend la forme d’un refus implacable du réel, d’une aversion quasi pathologique pour la lucidité, d’une horreur du tragique et du pessimisme de la force. Car ce qui terrorise les hommes, c’est l’authentique puissance, la liberté intégrale qui se confond avec le pur défi, la volonté dépouillée de toute attente d’achèvement, de réussite. Acceptation subvertie du fatum, acte gratuit, cette liberté adéquate à la radicalité de son propre concept n’est pas adhésion conformiste, paresseuse et lâche, au déterminisme, ou à la fatalité. Certains voudront à toute force s’enfermer dans la perception d’un Nietzsche fataliste, héraut de la nécessité, et inscriront au cœur de sa philosophie l’intuition de l’Éternel Retour. C’est un peu court … Il est sans doute plus fécond de reconnaître une authentique audace, un sublime jaillissement libertaire dans le détachement grandiose et gai, fait de lucidité et d’élégante désinvolture, qui s’accouple – fidèle à la danse des paradoxes – au plus grand sérieux, à l’acceptation totale du cours de la vie, de l’invincibilité du fatum. Dans cette robuste aptitude à l’acceptation, à l’acquiescement éternel au Destin – tel que le concevait l’Antiquité-, Nietzsche soupçonne une sorte d’hygiène élémentaire du caractère, un souci de propreté : c’est le signe de la plus grande force que d’endurer dans la grande santé et la joie profonde. Le prophète du surhumain veut nous enseigner à ne pas craindre ce qui est terrible et incertain. C’est en partie cette exigence que satisfait une subtile interprétation de l’Éternel Retour : j’y reviendrai…
p10copie-5.jpgLe tort commun des interprétations biologiques de la pensée nietzschéenne est de croire discerner dans le surhomme une nouvelle espèce qui supplantera l’humanité. Nietzsche n’appelle nullement de ses vœux un démiurgisme naturaliste et eugéniste mais un type d’homme supérieur considéré du point de vue ontologique, un être apte à toujours se surmonter. Il est cependant risqué d’esquisser le portrait d’un être transcendant l’humain tel que nous le connaissons, malgré les liens qui l’attachent encore, et le lieront toujours, aux grandes individualités engendrées par l’espèce tout au long de l’histoire, de César à Napoléon en passant par Frédéric II de Hohenstaufen. Il faut pourtant s’y atteler sans relâche… Le surhomme recherche ses buts en lui-même, et non plus dans un ailleurs transcendant: il tend à la maîtrise et à la puissance ; il s’approprie, s’empare, crée, impose des formes, subjugue. L’épuisement du sens que provoque l’ébranlement du Monde Vrai, de l’au-delà métaphysique, laisse désormais l’être humain, devenu créateur, face à face avec sa propre image. Dieu est mort, et ses avatars aussi : tout est permis… A l’ancienne table chrétienne des valeurs, à l’absolu du Bien et du Mal, le surhomme devra substituer cette nouvelle définition du bon et du mauvais : est bon tout ce qui exalte le sentiment et la volonté de puissance de l’individu, ce désir de mouvement et d’accroissement ; est mauvais ce qui nourrit sa faiblesse. Bien et mal ne sont pas des Idées transcendantes, immuables. Le généalogiste dévastateur de la morale ne cessera de le répéter : la tradition, la moralité, est une autorité supérieure à laquelle on obéit non parce qu’elle ordonne l’utile, mais simplement parce qu’elle ordonne.
p11copie-2.jpgLe surhumain est un but, un horizon, non pas un idéal au sens kantien, c’est-à-dire un principe régulateur de l’action, inaccessible, et tyrannisant les singularités. Il ne serait être question de remplacer le Vrai, le Bien et le Beau, Dieu pour le chrétien, par une nouvelle idole. Il n’y a pas un surhomme, essence platonicienne dont les multiples incarnations individuelles ne seraient que des accidents, mais bien des surhommes, exprimant chacun une conjugaison différente du surhumain. Tout ce qui s’affirme comme une norme, qui tend et incite à l’homogénéisation, tout ce qui relève de l’espèce, répugne au goût nietzschéen, viscéralement individualiste, aristocratique et libertaire. L’homme est un pont, un passage, une transition, et par conséquent un déclin qui mène à la surhumanité, forme de vie plus complexe, désir de l’homme total, intégral, formidable synthèse, disait le prophète du Grand Midi, des hommes fragmentaires. Si le surhomme désigne la fin de l’humanité, ce n’est nullement un terme chronologique mais une acmé, un sommet, une plénitude : le surhumain est à la fois la fin et l’accomplissement de l’humanité. Par lui, figure de l’homme post-nihiliste, elle renaîtra de ses cendres, tel le phénix. Le surhomme est à la fois quelque chose d’autre que l’homme, une étape supérieure du développement de l’être conscient, et aussi le simple déploiement des possibilités humaines.

Affirmation dionysiaque de l’être, fidélité à la terre, il est la grande santé, la plénitude vitale. Le surhomme s’impose comme créateur de formes et de valeurs, volonté législatrice, et fait de lui-même le premier objet de sa souffrance. La créature et le créateur s’unissent en lui, car il est à la fois le sculpteur, le ciseau, la matière et la sculpture. La liberté du surhomme n’est pas pure et vulgaire révolte, absence de discipline personnelle. Elle est la marque de l’être souverain qui se surmonte, crée sa propre loi, et n’obéit qu’à la règle qu’il s’est lui-même donnée. Il est enfin l’homme de la lucidité, le véridique. Il est l’être du dévoilement, celui qui refuse la dissimulation, et voit les choses, les vivants et le monde, tels qu’ils sont. La race d’hommes qu’appelle Zarathoustra affronte la réalité telle qu’elle est. Elle porte en elle tout ce que cette réalité a de terrible, pour atteindre la grandeur.

Le surhomme est la synthèse de la spiritualité et de la volonté de puissance. Le surhomme, c’est le noble barbare qui a insufflé l’esprit au dynamisme créateur des instincts, le puissant qui se maîtrise, le profond dont l’ampleur de vue traduit l’envergure. Car Nietzsche n’en appelle pas à l’anéantissement de la conscience dans le grand épanchement naturel et bienfaisant des instincts : il sait leur puissance dévastatrice. C’est tout au contraire à une hiérarchisation des forces qu’il invite, loin de tout déchaînement barbare. Au surhumain incombe la lourde et grandiose tâche de dominer les extrêmes qui s’opposent brutalement. Ce n’est pas de la bête qu’il fait l’apologie, mais de l’individu souverain, de celui qui dispose de l’empire sur lui-même, et peut promettre. Il ne dénonce pas la spiritualisation des instincts, leur affinement et leur hiérarchisation, mais l’abaissement sans discernement du corps.

Par-delà Dieu : le surhomme ?

Le surhomme est parent du Dieu cartésien tel que le décrivait Sartre, absolument libre et créateur, hors-la-loi ontologique : il est la troisième métamorphose prophétisée par Zarathoustra. L’esprit, écrivait Nietzsche, se change en chameau, le chameau en lion, et le lion en enfant. Le chameau, transposition de l’esprit qui aime à porter les fardeaux, est le symbole de la volonté de néant, du platonisme, en un mot du nihilisme, en tant qu’il n’est pas encore achevé, et donc non transfiguré dans l’acte créateur, dans le jaillissement de nouvelles tables de valeurs. Celui-ci se presse vers le désert, cette terre promise du Dernier Homme, Eden de toutes les servitudes, marais ou s’embourbe la lucidité et se noie le pessimisme de la force, paradis du petit bonheur égoïste et plat. Incarnation parfaite de l’obéissance aveugle à l’instinct grégaire du troupeau, à la fois figure du chrétien et de l’homme supérieur, cet esclave de l’ombre de Dieu, le chameau, pour avancer le long de la corde tendue entre la bête et le surhomme, doit se métamorphoser en lion. Cependant, s’il n’observe plus la loi de Dieu ou celle, morale et majuscule, de Kant, le lion ne peut créer des valeurs neuves. Il est le héraut magnifique et puissant d’une liberté négative, qui détruit et fait disparaître les fardeaux du passé. Pour donner le jour au créateur, le lion s’abolit dans l’enfant, encadré par l’aigle et le serpent de Zarathoustra, symboles de liberté et de fidélité à la terre. L’enfant est innocence, martèle le prophète, oubli et recommencement, jeu, acceptation créatrice de la roue de l’existence.

Le Dieu cartésien est né au quatorzième siècle, lorsque les théologiens franciscains rejetèrent l’idée thomiste d’un ordre naturel rationnel. L’accepter serait revenu à limiter la totale souveraineté de Dieu. L’absolue liberté divine ne souffre qu’une vision purement contingente de l’ordre du monde. Pour Duns Scot ou Guillaume d’Occam, c’est la volonté de Dieu, et elle seule, qui élit les possibles.

Trois siècles plus tard, Spinoza affirmera que l’Être premier et parfait n’est que le monde lui-même, c’est-à-dire la nature. Et si cet Être est premier, c’est au sens logique et ontologique. Il est le fondement et la condition de toute essence et de toute existence. Il n’y a chez Spinoza ni dualisme métaphysique ni causalité divine transcendante, mais immanentisme radical. Dieu, pour lui, n’est que l’autre nom de la Nature infinie, qui se confond avec la Substance. Le spinozisme est un panthéisme posant l’unité du monde et de Dieu, l’immanence de celui-ci à la réalité universelle. Nous voici donc bien loin du Dieu cartésien, tout compte fait plus chrétien que la Substance spinoziste, parce que personnel. Il est hors de doute que l’homme-Dieu est un paradoxe totalement étranger à Spinoza, et partant, le surhomme nietzschéen le serait tout autant. En outre, la Substance est une : il n’y a rien en dehors d’elle, son unité est identique à sa nécessité. D’où l’éviction dans le modèle spinoziste de toute conception finaliste de l’Être. Descartes attribuait à Dieu la liberté d’indifférence, en faisait l’Être absolument indéterminé. Spinoza, quant à lui, confond en Dieu la nécessité et la liberté. Car celle-ci est reconnaissance de la nécessité. Dieu n’agit qu’en vertu de la seule nécessité éternelle de son être. On ne trouve pas trace chez Spinoza de la liberté divine telle que la concevait Descartes, cette pure capacité législatrice qui pourrait tout changer à son gré, des lois de la nature aux relations mathématiques. Avec ce Dieu spinoziste, le surhomme n’a rien à voir.

La mystique surhumaine du dépassement est étroitement solidaire du perspectivisme nietzschéen. L’existence est-elle autre chose que perspectives, interprétations, imaginations ? La raison ne nous l’enseignera jamais, pas plus que les dieux. Mais qu’importe, puisque c’est dans le miroir des vérités innombrables que s’exhausse orgueilleusement l’esprit de l’homme. Le monde est à nouveau infini, généreux de son néant, prodigue de sens et d’absurde, de l’identique et du différent. Qui oserait encore diviniser l’univers inconnu à la manière des ancêtres, tel un monstre terrible et mystérieux ? Ils sont encore nombreux ceux qui veulent adorer, se prosterner, s’abandonner … Les dieux et les démons hantent leurs esprits, leurs cœurs, leurs mots et leurs peurs. Leur bêtise porte le masque de la servitude, la démence qui les soumet est une folie d’esclave. Au diable même le oui et le non, le réel et l’irréel ! Voici venu le temps de l’homme qui ne croit plus, du créateur sans Vérité ! Quiconque se cuirasse de convictions se prend pour le gardien et le héraut de l’Absolu. Mais existe-t-il seulement l’Absolu ? Des siècles entiers ont pourtant vénéré sans se révolter, combattu pour les idoles, et fait jaillir des profondeurs du mystère humain les forces les plus puissantes. Les guerriers innombrables de tous les dieux s’offrirent à la mort pour l’amour de la Vérité Absolue. Tous se trompaient sur ce point : jamais sans doute un homme ne s’est encore sacrifié pour elle, jamais du moins ne fut-elle autre chose qu’une croyance, un dogme. Mais ils voulaient que les êtres et le monde s’agenouillent, leur donnent raison, leur rendent justice, car ils devaient avoir raison : le troupeau et ses bergers ne pouvaient pas se tromper. Le bonheur éternel exigeait le respect muet. Celui qui refuse de croire, hurlaient-ils, n’est plus un homme, pas même une bête, plutôt le soldat de Satan, le laquais de la raison, qui calomnie le ciel et le Bien, le Vrai et le Juste. Ce n’est pas la guerre des opinions qui a nourri l’Histoire, enfanté sans repos la violence, mais bien l’impérialisme dévorant de la Foi dans le cœur de l’homme, l’arrogance des convictions.

Qu’importe la Vérité, cette vieille fille ridée qui se dérobe à tous les regards ? Le créateur de valeurs détient la souveraine puissance. Le besoin de certitudes absolues est l’ombre de la Foi, le dernier combat de la métaphysique. Et puisque l’homme ne saurait s’emparer avant longtemps de la forteresse de l’être, le croyant peut encore prospérer… Mais quel besoin avons-nous de connaître l’origine et la fin. Déchargeons-nous de tous les dogmes et des questions futiles. Laissons s’égorger les prêtres et les philosophes : leurs querelles ne nous concernent pas. L’homme doit vivre ce monde, cesser de le mépriser, fut-il chaos d’apparences et d’illusions. Que lui importe ce qu’il ne peut savoir, ce qui ne le fait croître, ni de rien, jamais, ne le délivre. Peut-être quelque dieu s’est-il réfugié dans les cieux ? Cependant, jusqu’à présent, ce furent surtout la passion, l’erreur, la peur et la duperie qui engendrèrent les hypothèses métaphysiques, et les rendirent si précieuses, séduisantes et redoutables… Les religions meurent de se nourrir de fumier. Le royaume divin pourrait néanmoins exister. Mais que nous apporte pareille possibilité ? Rien qui puisse servir aux hommes à bâtir. Si l’inaccessible différence, transcendante, incompréhensible, se dévoilait à nous dans la lumière de l’évidence, aucun homme libre ne saurait découvrir plus inutile connaissance…

Les grands esprits sont des sceptiques, Zarathoustra le premier. Le scepticisme témoigne de la force et de la liberté que met au monde la puissance de l’esprit. Les convictions sont d’insupportables chaînes, de malodorants cachots. Le regard de l’homme libre, la grande passion qui le fonde, magnifique et despotique, ne sauraient souffrir l’humiliation ou l’inopportune modestie. Le grand solitaire est un sacrilège. Le souverain utilise les convictions, les consomme, les consume, car seules ces flèches atteignent certaines cibles, mais il ne s’y soumet jamais. Le faible – l’homme dépendant – a besoin de croire, non le fort, parce qu’il s’appartient, et qu’il est à lui-même son propre but. Dès qu’un être se persuade qu’il doit être commandé, il devient soldat de l’armée des croyants, un authentique homme de droite en somme…
p12copie-4.jpgEt malgré l’ignorance, accueillons en nous-mêmes l’absurde, le désordre… Gardons-nous de penser que l’univers est un être vivant, ou même une machine. Posons qu’il ne poursuit aucun but, n’est l’œuvre d’aucun Démiurge, n’obéit à aucune Raison transcendante et universelle. L’ombre de Dieu obscurcit encore les cieux : il faut s’en délivrer. L’ordre est une exception, et la vie un accident. Le chaos est père du monde, sa loi et son destin, de toute éternité : il n’est point l’absence de la nécessité, mais un déficit d’ordre, de structure, de forme, de beauté, de sagesse. L’univers est, voilà tout. Il devient, certes, mais ne va nulle part. Voué à l’indifférence, il ne connaît pas le Bien, ou le Mal, et ne s’encombre guère de lois. La nature ne fait allégeance qu’à la nécessité : nul n’y commande, n’obéit, ou n’enfreint. Pas plus qu’il n’existe de fins, il n’y a de hasard. Rien autour de nous ne s’oppose à rien. La mort elle-même nourrit la vie, détruit pour mettre au monde. Rien ne dure, tout recommence, éternellement. Ce qui fut a péri, et sera créé de nouveau. Si même meurt le chaos, contemplons orgueilleusement le pire, nous dit Nietzsche : enlaçons notre insignifiance, et la nécessité… C’est l’élégance de la puissance que de descendre aux enfers en riant au nez de Lucifer. Nous sommes divins… à vouloir et à moquer, dans notre accablement !

Les guerriers de Sisyphe

De l’hideuse lucidité qui lacère la chair du monde naîtront les surhommes, maîtres du futur, les créateurs qui détruiront pour préserver. Ils dompteront tous les contraires, les unissant par le feu de la beauté. La puissance se révèle où s’étend la calme simplicité, la clarté subtile, où les paradoxes se conservent et se transfigurent dans l’unité d’un joug. Les affranchis briseront les chaînes du devoir et renieront les morts avec un sourire mauvais. Plein de mépris et séditieux, curieux jusqu’au vice et moqueurs, errant dans le désert et défiant le néant, ils s’exileront pour se rafraîchir l’esprit, s’éloigneront pour se dégriser, glaceront leur sang pour éduquer leurs appétits. Mais leur amour du blasphème, l’explosion de force qui les consume, leur volonté féroce de se déterminer eux-mêmes, l’instinct de domination qui les possède, les exposent aux plus grands périls. Une insatiable avidité les dévore, et leur orgueil déchire dangereusement les voiles de l’illusion, jetant à terre les effigies des faux dieux. Chaque jour, chemin faisant, les questions les assaillent sans repos, les guettent, les guident et les égarent. Le bien ne peut-il être le mal, et Dieu une invention du diable ? Ne sommes-nous pas toujours trompés… et trompeurs ? La solitude les enlace de ses anneaux, les emportant sur les cimes, ou les abandonnant dans les abysses. Mais qui sait encore ce qu’est la solitude?

Eux seuls le savent, écrit le philosophe, ces esprits libres, ces héros tragiques. Comme ils savent aussi qu’ils seront davantage, quelque chose de plus grand, qui ne doit être méconnu, ou confondu, et qui jamais ne fut. Ils n’ont que faire de l’ordre et du bonheur. C’est le danger, la souffrance et la contrainte qui enfantèrent l’homme, qui développèrent son imagination et sa puissance de dissimulation, autant dire son esprit ou sa conscience, qui lui permirent de s’affiner et de s’enhardir, qui forgèrent sa volonté de vivre, l’intensifiant jusqu’à la transfigurer en une volonté absolue de souveraineté et de puissance. La dureté et les périls, dans les corps et dans les cœurs, la clandestinité et l’exil, le stoïcisme et l’ironie, tout ce qui dans l’homme est mauvais et terrible, tout ce qui rappelle le fauve et le serpent, le prédateur et le guerrier, font alliance en lui avec le respect et la clémence, la douceur et la bienveillance, pour porter l’espèce vers de plus hauts sommets. Indifférents aux séductions de la dépendance et de la lassitude, les sens aiguisés par delà le bien et le mal, avec une âme claire, limpide et rassurante, et une âme obscure, obstinément secrète – dont nul ne perce les plus profonds desseins -, effroyables audacieux dissimulés sous des masques de silence, conquérants sous leurs airs d’héritiers désinvoltes, jaloux de leur solitude, les fils de Zarathoustra réconcilieront en eux le Dieu et le diable, digéreront le plus indigeste, saisiront l’insaisissable et fixeront l’invisible de leur regard insolent.

Eux qui ont beaucoup souffert, dieu et maître par leur sang, sont plein d’orgueil intellectuel et de dégoût. Ils sont façonnés par la terrible certitude qu’ils en savent davantage que les plus habiles et les plus sages. Ils ont connu beaucoup de mondes lointains et effroyables, ignorés de tous, et dont ils firent leur patrie. Ces immolés sont des élus, des initiés qui ne souffrent pas l’indélicatesse des âmes indiscrètes et compatissantes. La profonde douleur rend noble : elle sépare et hiérarchise, dissimule subtilement et déguise. Elle porte souvent le masque de l’épicurisme, moquant vaillamment la souffrance et la profondeur. Certains esprits libres se couvrent du manteau de la science, mer de sérénité, pour qu’on les croit superficiels : ces effrontés exigent que nul n’aperçoive leur mal, fièrement incurable. C’est parfois même la bouffonnerie qui voile leur funeste savoir. Mais tous ces chevaliers du néant, la garde sacrée de Zarathoustra, l’aurore du surhumain, savent que seule la grande douleur, la longue et lente douleur, nous contraint à descendre dans nos dernières profondeurs. Il importe que nous lui opposions notre fierté et notre volonté, notre raillerie et notre mépris, sans nous abriter dans la résignation muette et l’oubli de soi : de ces exercices périlleux naît toujours un souverain, maître de lui-même, sceptique, mais résolu à interroger plus durement et plus profondément que jamais. S’il désire toujours la vie, il l’aime autrement.

Ces âmes des abysses, auréolées par les rayons empoisonnés de la lune noire, font trembler la terre sous les sabots d’airain de leurs licornes. Dans leurs fougueuses années, elles vénèrent et méprisent fiévreusement, ignorant l’art de la nuance, et payant cher leur goût de l’absolu. Mais ces jeunes loups se lassent vite de dénaturer, apprennent bientôt les charmes de l’artifice, et se font artistes. Martyrisés par une longue cohorte de déceptions, mais encore indomptés, ils s’en prennent alors à eux-mêmes avec colère, se vengeant impitoyablement de leur propre aveuglement, se punissant avec volupté, se suspectant à tout instant d’une impardonnable lourdeur. Se cuirassant de doutes, ils torturent leur enthousiasme et maudissent leur innocence. Au fil des années, ils comprennent que ce goût même de la flagellation n’était qu’une passion de jeunesse. Puis vient le temps où les jeunes loups deviennent des aigles. Hommes d’élite par nature et par volonté, ils aspirent instinctivement à se retirer dans le secret de leur tour d’ivoire, où ils seront délivrés de la foule, de la multitude, où ils pourront oublier l’homme, morne espèce dont ils sont l’exception. A moins qu’un instinct plus puissant ne les pousse vers cette règle, les métamorphosant en héros de la connaissance. Le troupeau ne peut d’abord que les écœurer, les remplir de dégoût, puis de compassion. Mais s’ils rejettent à jamais ce fardeau et cette misère, s’isolant obstinément dans leur citadelle, c’est qu’ils ne sont point destinés à la connaissance. Pour apprendre, ils devront se mêler à la foule, surmonter leur répugnance, observer patiemment le nauséeux médiocre, conscient de ce qu’exige une telle étude, sachant la dissimulation qu’elle impose, la familiarité qu’elle appelle, et les immondes fréquentations qu’elle nécessite. En s’éloignant de leurs pairs pour s’enrichir d’innombrables désillusions, ils deviendront, ils se dépasseront pour s’accomplir sans fin.

Mais jamais, quittant les cimes solitaires pour le marais des hommes, ils ne doivent oublier que leur destin est de se commander, de se prouver qu’ils sont voués à maîtriser, sachant que nul jeu n’est plus dangereux, et qu’ils sont leur propre juge, le plus implacable. Ces âmes prodigues se garderont de leurs propres vertus, et resteront indifférentes à leur propre détachement, à cette volupté des horizons lointains et des espaces étrangers qu’éprouve l’alcyon, s’envolant toujours plus haut pour contempler le monde.

Oui, le surhomme est le Dieu cartésien tout-puissant. Il est l’homme et Dieu, la bête et plus que l’homme, l’au-delà et la vérité de l’homme. Il est un Dieu incarné, l’absolu fait chair, la Toute-Puissance en devenir, en gestation dans la matière. Mais il n’est pas simplement le Dieu Esprit, car dans ce concept, Dieu est nié en tant que perfection. Le corps est l’achèvement, l’accomplissement de la Puissance, le visage même du Pouvoir. Il est l’Action, et donc le Verbe : la chair s’exprime, le corps danse et chante, dit son bonheur et sa joie, ses plaisirs, et aussi ses échecs. Les prêtres nous mentent et trahissent, qui condamnent Éros, Dionysos, Hermès et Apollon. Toute Église est la pierre roulée sur le sépulcre d’un homme-Dieu ; elle cherche, par la force, à l’empêcher de ressusciter… L’homme se trouvera en s’anéantissant, se rejoindra en se transcendant, atteindra à la divinité parfaite en s’abolissant dans l’aurore lumineuse et sacrée du surhomme, fils d’un Dieu caché, mort ou absent, aimant, silencieux ou satanique, peu importe… Alors, il réunira en lui le héros et le juste, le poète et le savant, le devin et le chef, dressant des colonnes sur lesquelles repose un ciel…

Oui, les surhommes seront chacun un Dieu. Mais éloignons du concept de Dieu la bonté suprême et la suprême sagesse : Dieu est la Puissance suprême, cela suffit… Le surhomme, l’homme divin, enivré des parfums de la puissance, qui sait pourtant la vanité de tout, désire et veut, conquiert et exige. Il faut estimer l’homme d’après la puissance et la plénitude de son vouloir, répétait Nietzsche, non pas d’après l’affaiblissement et l’extinction de ce vouloir ; une philosophie qui enseigne la négation du vouloir n’est qu’une doctrine de déchéance et de calomnie… La puissance d’un vouloir se mesure à la dose de résistance, de douleur, de torture qu’il tolère, et dont il sait tirer avantage. Ne faisons pas grief à l’existence de son caractère mauvais ou douloureux… Les souverains vivront puissants et sereins, orgueilleux et lucides, impénétrables et profanateurs, par-delà les prisons de l’esprit, du cœur ou de l’âme, usant de leurs passions en virtuoses, au gré de leur caprice, les bridant ou les exaspérant selon leur bon plaisir. Nul ne saura arracher leurs masques, et violer les palais qui se dressent en leurs abysses, gardés par une politesse exquise et martiale. La solitude restera leur invincible rempart, leur sublime propreté. Sans doute l’idée nietzschéenne de l’Éternel Retour traduit-elle aussi une exigence de propreté, c’est-à-dire de lucidité, et par conséquent de pessimisme, celui de la plus grande force. Accueillir l’inéluctable, l’implacable et le nécessaire, y consentir dionysiaquement ! L’amor fati est incontestablement la marque de la puissance intérieure la plus grandiose, l’accomplissement ultime de la liberté individuelle : renoncer à soi-même, s’émanciper de son obsession d’indépendance, d’autonomie, accorder sa volonté au grand désir du monde … Le refus à tout prix est encore une servitude. De surcroît, accepter tout – écrivait Camus -, la douleur et la suprême contradiction, c’est régner sur tout.
p13copie-5.jpgOn ne peut nier que Nietzsche se rapproche à certains égards des mystiques du romantisme allemand. Lui aussi exalte l’union avec la vie du monde, lui aussi trouve ses sources – observait Maulnier – dans la Grèce éleusinienne et présocratique, dans la Grèce hoelderlinienne d’Empédocle, dans cette Grèce des philosophes du flux universel, tel Héraclite, et des doctrines de l’orphisme et des mystères panthéistes. Mais il y ajoute l’allure héroïque, le culte exclusif et jaloux de l’humain : nulle apologie véritable d’un mythe fusionnel dissipant la personnalité dans le courant du monde. Si cette dernière s’unit au flux universel, c’est en son suprême instant de force, de conscience et d’égotisme. Loin que l’humain se disperse dans le monde, c’est le monde qui se resserre autour de l’humain. Le sens tragique chez Nietzsche est un faux mysticisme panthéiste. Il est davantage un culte du moi – agrandi, amplifié et acéré -, et le signe d’exubérance d’un pessimisme individuel de la force stoïque. Père spirituel de Camus, Sartre ou Malraux, Nietzsche sait l’absurde du monde et le sort de Sisyphe. Mais refusant la consolation des autres mondes – le refuge des transcendances -, il lui oppose imperturbablement le rire dionysiaque et le défi, en guise de forme d’âme.

C’est uniquement à notre nature, fille du fatum, que Nietzsche pourrait nous enchaîner. Mais dans cette adhésion du moi à lui-même, dans l’acceptation de sa propre nécessité, la liberté s’accomplit. Les artistes, affirmait Nietzsche, savent parfaitement que lorsqu’ils obéissent à la nécessité, leur sentiment de liberté, de délicatesse, de toute-puissance, atteint son apogée, qu’ils sont alors maîtres de créer et de modeler à leur gré, qu’à ce moment, la nécessité et le libre arbitre s’unissent en eux. C’est cette même conception de la liberté qu’adoptera et explicitera Bergson. Nous sommes libres, écrivait ce dernier, quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils expriment notre caractère, notre substrat. Que celui-ci se modifie chaque jour, insensiblement, n’a aucune importance, puisque ces acquisitions nouvelles se fondent dans notre moi. Ils ne le parasitent pas tel un corps étranger et nuisible. Le changement n’est que mutation, évolution du moi, non rupture de l’identité. Toutefois, loin s’en faut que nous agissions toujours poussés par notre fatum intérieur… Le Corps social nous l’interdit.

En tout état de cause, la conscience – le moi – est une durée dynamique. Celle-ci n’est pas un instant qui remplace un instant : il n’y aurait sinon que du présent. Prédatrice, elle ronge l’avenir, gonfle en avançant. Et puisque le passé s’accroît sans cesse, indéfiniment aussi il se conserve. Il nous suit tout entier à tout instant, se penche sur le présent qui va bientôt le rejoindre, martelant du poing contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Le mécanisme cérébral en refoule la presque totalité dans l’inconscient, et n’introduit dans la conscience que ce qui peut éclairer, informer, affiner l’action qui se prépare. Cependant, nous pressentons que notre passé nous demeure présent : que sommes-nous sinon la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre venue au monde, et avant même notre naissance, puisque une hérédité nous talonne ? Nous ne pensons certes qu’avec une infime partie de notre passé. Mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. C’est cette survivance du passé qui rend notre durée irréversible. Une conscience ne peut jamais traverser deux fois le même état. Même si les circonstances sont identiques, la personne sur laquelle s’exercent ces dernières se situe, elle, à un autre moment de son histoire individuelle. Notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l’expérience accumulée, change et mûrit sans cesse. De surcroît, elle mute de manière imprévisible, car prévoir consiste à projeter le passé dans l’avenir : or, ce qui n’a jamais été connu est nécessairement imprévisible. Ainsi, en même temps qu’il sort de nous, chacun de nos états, forme nouvelle que nous venons de nous donner, modifie notre personne. Ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes : mais il faut préciser que nous sommes dans une certaine mesure ce que nous faisons, et que nous nous créons donc continuellement nous-mêmes. Pour un être conscient, exister consiste à changer, changer à se mûrir, se mûrir à se créer indéfiniment soi-même. C’est ainsi que Nietzsche conçoit l’homme libre, comme un individu souverain, affranchi de toutes les tutelles sociales ou morales, qui s’est rendu maître de sa propre vie pour la sculpter telle une œuvre d’art, qui a eu l’audace et la force de devenir ce qu’il était, et avait décidé d’être. Peut-être ajouterait-il que peu nombreux sont les êtres capables de ce dépassement, et qu’ils y sont voués par nature, par un inévitable fatum… Condamnés à devenir libres…

L’Éternel Retour ou le comble du défi

Condamnés… Toujours l’ombre de l’Éternel Retour. Le passé, c’est la défaite de la volonté. Celle-ci, pour autant qu’on la juge une causalité efficace, détermine uniquement l’avenir. Le passé, lui, est à jamais immobile, hors d’atteinte. Toujours la liberté humaine se heurtera à l’invincible colosse. L’instant est le point de rencontre de deux longs chemins qui s’étendent à l’infini en arrière et en avant. Passé et futur buttent l’un contre l’autre. Ces deux frères ennemis, le royaume de l’irrévocable et l’empire du possible, se rencontrent dans l’instant présent, cette frontière commune. De ce limes éphémère, chacun s’écoule vers sa propre éternité. Éternité du temps passé, éternité du temps futur…
p14.jpgUne conclusion logique, bien qu’inattendue, ne s’impose-t-elle pas d’elle-même ? Si l’éternité se cache derrière ce maintenant, alors tout n’est-il pas déjà accompli ? Un passé infini suppose que tout ce qui peut arriver s’y serait déjà nécessairement produit. En effet, comment une éternité passée pourrait-elle être inachevée ? Elle implique tout au contraire que le temps dans sa totalité se soit déjà écoulé. De même un futur infini exige-t-il la présence en son sein de l’intégralité du passé. Chaque événement à venir doit avoir eu lieu au moins une fois. Passé et avenir ne peuvent être conçus comme des infinis, des éternités, que si chacun englobe tout l’espace temporel possible. D’où il résulte pour Nietzsche l’idée de l’éternel retour du même. Conception pour le moins problématique. Si l’on admet que tout événement n’est qu’une répétition de lui-même, l’avenir s’en trouve de ce fait totalement déterminé, ne faisant que répéter à l’identique le passé. A l’inverse, on peut considérer que de la même manière que notre vouloir détermine l’instant présent, il donnera encore sa forme au futur, toujours et nécessairement. Toutes les répétitions à venir seront ainsi marquées du sceau de la volonté humaine. A notre conception d’un temps linéaire et infini se substitue celle d’une éternité qui se confond avec la temporalité elle-même. Le temps devient dès lors une spirale en profondeur, sans origine ni fin, une éternelle répétition.

Peu importe que l’Éternel Retour soit un mythe, car même Nietzsche n’y croyait pas. Ce qui compte, c’est qu’il est la pensée la plus terrible, la pensée sélective par excellence. Rares sont ceux dont elle ne glace pas le sang. Cette indicible terreur est celle du berger dont Zarathoustra entend le cri. Un serpent lourd et noir, symbolisant l’Éternel Retour, s’est glissé dans sa gorge et l’étouffe. Il emplit sa bouche de dégoût et s’enfonce dans ses entrailles. Si tout est recommencement, l’absurdité plane sur les chemins périlleux qui conduisent au surhomme, car le nihilisme et le Dernier Homme eux aussi sont appelés à revenir éternellement. La terreur qui nous saisit à la pensée de l’Éternel Retour naît de l’angoisse de subir le même sort que Sisyphe, condamné pour l’éternité à rouler un énorme rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où elle redescend aussitôt. Zarathoustra tente en vain d’extraire le serpent qui emplit la bouche du jeune pâtre.

Puis soudain, il hurle au berger de mordre le serpent à la tête. Le jeune pâtre mordit le serpent et en recracha la tête loin de lui. Bondissant sur ses pieds, il se mit à rire : son visage s’était transfiguré. L’idée de l’Éternel Retour une fois surmonté, le sérieux, la lourdeur et la gravité de l’existence s’effacent, laissant la place à la surhumaine légèreté du rire, à la métamorphose dionysiaque de l’homme. Il faut vouloir chaque instant jusqu’à en accepter l’infinie répétition. L’Éternel Retour ne fait sens que comme méthode, outil de sélection, évaluation, ascèse intellectuelle et spirituelle. Cette idée est une hygiène mentale : elle détruit toute représentation consolante, elle brise tout finalisme, met à bas tout espoir de repos, de sens, de stabilité, de fixité, ces symptômes et symboles de faiblesse. C’est la forme la plus extrême du nihilisme actif et achevé, surmonté. Parce qu’elle est la pensée la plus désespérante, la représentation qui exige le plus de force personnelle et de discipline pour être assimilée, l’idée de l’Éternel Retour est un critère de sélection. La force est l’acceptation de la plus grande souffrance, du plus lourd fardeau, du plus terrible désespoir. Elle est lucidité en plus d’être dépassement, et c’est elle qui définit le surhomme. Le fatalisme nietzschéen est acceptation dionysiaque du monde parce qu’il est le suprême orgueil. Le surhomme, la figure de Dionysos, dit oui à l’éternité de la souffrance en disant oui à l’éternité d’un devenir à jamais répété à l’identique. L’amor fati, écrivait Nietzsche, c’est l’acquiescement dionysiaque au monde tel qu’il est, sans rien vouloir en ôter, en excepter, en sélectionner. Il est volonté du cycle éternel avec son absence de sens. Figure solidaire de l’Éternel Retour, le surhomme est celui qui veut, et qui connaît dans le même temps la vanité de tout vouloir, celui qui défie sans espoir, celui qui est absolument libre.

Le surhomme n’est pas une idée platonicienne, mais un individu ; il n’est pas un état mais un processus, un dépassement perpétuel, une négation, une liberté, une volonté. C’est un législateur, un créateur de valeurs par delà bien et mal, un souverain, un nihiliste qui détruit pour édifier, le jumeau du Créateur suprême, du Bâtisseur céleste, de l’Être absolu. Il n’est pas Dieu, il est encore plus que Dieu, par delà Dieu. Il est un Christ, l’homme-Dieu, l’individu-Dieu. Il est le héros : celui qui contemple sans trembler son propre visage, ne justifie ses décisions et ses fins que par sa propre force, celui qui crée sa propre vérité. Nietzsche veut l’homme solitaire, orphelin, privé de tous ses dieux, secours et maîtres : plus jamais il ne doit être faible. Faire face au terrible, à l’atroce et magnifique puissance du monde qui nous emporte : cette grandiose et fière lucidité dionysiaque est l’authentique gloire du héros, de la belle individualité. Le surhumain est sans aucun doute pouvoir créateur, volonté prométhéenne et législatrice, tangentiellement Dieu s’il est conçu comme la plus haute puissance, mais il est encore davantage. Il se dépasse dans une autre forme de liberté, non plus positive ou négative, mais littéralement inédite. L’Homme Supérieur s’était divinisé petitement. Le surhomme, lui, surmonte Dieu dans le savoir du vain et du fatum : par ses vertus brûlantes, douloureuses et dionysiaques, il surpasse en force et en courage toutes les transcendances passées et présentes, et devient l’être au-delà de l’homme, au-delà même des dieux, au-delà même de Dieu. Il est l’homme tragique, celui qui brave, défie, sans se soucier de combattre pour la victoire : il est le parangon de la liberté, le souverain, viscéralement…

Eric DELBECQUE, En cette période de campagne pour la présidentielle, il m’a paru indispensable de me livrer à un travail « archéologique » sur le clivage droite/gauche. Cette promenade conceptuelle s’étalera sur une série d’articles d’ici mai 2017. Voici la première étape de cette réflexion.Président de l’ACSE et membre du Comité Les Orwelliens (ex-Comité Orwell). Il vient de publier : Le Bluff sécuritaire Éditions du Cerf

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