Tribune de Bernard Valero: Entre l’Est et le Sud, les Européens doivent prendre garde au risque de strabisme divergent.

Publié le 19 juin 2022 à  10h31 - Dernière mise à  jour le 19 décembre 2022 à  11h24

Crucial pour l’avenir de l’Europe, ce qui se joue actuellement dans le Donbass ukrainien constitue un point de bascule géostratégique pour l’ensemble du continent européen de l’Atlantique à l’Oural. Pour autant, à force de concentrer toutes leurs énergies à l’Est, les Européens courent le risque de ne plus regarder ce qui se passe dans leur voisinage sud, en Méditerranée et, au-delà, en Afrique sahélienne…

Bernard Valero © Destimed
Bernard Valero © Destimed

1) En envahissant l’Ukraine le 24 février 2022, Vladimir Poutine a fait voler en éclats l’architecture européenne de sécurité qui, depuis 1945, au fil de la guerre froide puis de la disparition de l’URSS, avait permis aux Européens de se croire douillettement à l’abri du retour du tragique dans l’Histoire. Dès lors, l’agression de l’Ukraine par la Russie a provoqué un réveil brutal des Européens, les uns, comme la Finlande et la Suède, demandant à rejoindre l’Otan, les autres, comme l’Allemagne, s’engageant dans des programmes inédits de réarmement, d’autres encore, comme la France, se préparant à entrer dans «une économie de guerre» (Macron, le 13 juin 2022). En face, et tandis que son armée piétine face à la résistance ukrainienne, au rythme des condamnations et des sanctions, la Russie s’isole et s’enfonce dans une autarcie que le peuple russe va payer cher et pendant longtemps.

Ce réveil des Européens les amène, et c’est totalement logique, à concentrer aujourd’hui tous leurs efforts sur le voisinage oriental de l’UE: Aide économique et militaire à l’Ukraine, perspectives européennes de l’Ukraine, mais aussi de la Moldavie, montée en puissance des sanctions contre la Russie et gestion de leurs conséquences pour les économies européennes (énergie notamment). Il en va de même dans le domaine de la sécurité collective: Consolidation du lien transatlantique, adhésions à l’Otan de la Suède et de la Finlande, renforcement de la présence militaire de l’Otan en Roumanie, en Pologne et dans les États baltes face à la menace russe.

2) Cette mobilisation, inédite, des Européens sur l’Est de l’Europe est non seulement légitime mais indispensable face à un Vladimir Poutine qui exècre tout ce que représente la construction européenne, qui déteste les valeurs européennes au premier rang desquelles la démocratie, et qui est hanté par le rêve du retour à la grandeur de l’empire des tsars.

Pour autant, à force de concentrer toutes leurs énergies à l’Est, les Européens courent le risque de ne plus regarder ce qui se passe dans leur voisinage sud, en Méditerranée et, au-delà, en Afrique sahélienne. De sombres nuées s’accumulent en effet sur cet espace stratégique ou des puissances -Russie, Chine, Turquie- mènent des stratégies prédatrices et de puissance aux dépens des peuples concernés.

De la Somalie à l’Afrique de l’Ouest, les terroristes islamistes de toutes obédiences sont en train de faire plonger le Sahel (le sud stratégique de la Méditerranée) dans le chaos, au fur et à mesure que s’effilochent toutes les structures de sécurité régionales qui avaient été mises en place depuis plus de dix ans afin de contrebattre le fléau du terrorisme et d’empêcher la dislocation des États concernés. Comme si cela ne suffisait pas, la Russie intervient désormais directement sur le terrain, avec des mercenaires qui jouent le sinistre rôle d’accélérateurs de chaos.

Sur les rivages de la Méditerranée, les signaux d’inquiétude se multiplient. Ainsi assiste-t-on aujourd’hui à une poussée de fièvre entre le Liban et Israël autour de la délimitation de leur frontière maritime et du partage des champs offshore (les gisements de Karish et de Cana) d’hydrocarbures. A proximité, la Syrie reste le champ clos d’affrontements obscurs entre protagonistes extérieurs (Iran, Turquie, Israël, Russie, Daesh). Un peu plus au Nord, les tensions entre Athènes et Ankara reprennent de la vigueur autour des îles grecques proches des côtes turques en mer Égée. En Méditerranée occidentale, après avoir rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc, l’Algérie vient de suspendre le traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération qu’elle avait signé avec l’Espagne vingt ans auparavant, une nouvelle initiative qui révèle, si besoin en était, combien la question du Sahara occidental mine la stabilité de l’Ouest méditerranéen.

Ces quelques illustrations, prises parmi beaucoup d’autres, soulignent que les foyers de tension sur le voisinage sud de l’Europe sont actifs et chargés de périls. Ils peuvent l’être encore davantage alors qu’ils prospèrent sur des pays profondément affaiblis par la crise du Covid des deux dernières années et alors que se profile le risque d’une crise alimentaire violente provoquée par la guerre en Ukraine. Pour sa part, et si elle ne fait pas la une de l’actualité, la crise environnementale et climatique continue, sourdement mais plus que jamais, à l’érosion de la stabilité du sud de l’Europe, la crise de l’eau n’en étant que l’un des trop nombreux symptômes.

3) Dans ce contexte, la moindre des choses est de ne pas baisser la garde sur le voisinage sud, aussi impérieux et vital soit l’engagement aujourd’hui sur leur flanc Est.

Le 9 février 2021, la Commission européenne présentait un «nouvel agenda pour la Méditerranée» reposant notamment sur un engagement financier de 7 milliards d’euros sur la période 2021-2027. Il importait pour les Européens de réagir à leur perte d’influence dans une région profondément déstabilisée et de faire en sorte que les 20,5 milliards d’euros qu’ils avaient engagés depuis 2007 en faveur de la coopération avec le Sud ne passent pas par pertes et profits. Plus que jamais, cet engagement des Européens doit être réaffirmé et ne pas souffrir d’attrition, ni politique ni budgétaire, sous l’effet de la crise ukrainienne.

En ce qui concerne le Sud de la sécurité collective des Européens, inscrite dans le Traité de l’Atlantique nord, c’est le Roi d’Espagne qui a pointé le bout du nez, le 30 mai dernier a l’occasion du 40e anniversaire de l’adhésion de l’Espagne à l’Otan. En présence du Secrétaire général de l’Otan, Felipe VI a soulevé le lièvre du Sud: «l’Espagne partage sans réserve l’importance cruciale de maintenir une dissuasion et une défense solides sur notre flanc Est (…) mais notre sécurité collective exige aussi que l’Alliance prête une attention croissante aux défis qui se posent au Sud ou le terrorisme jihadiste menace directement nos sociétés et où d’autres acteurs, étatiques ou pas, qui ne partagent pas les valeurs de la Charte des Nations unies, s’emploient eux aussi à le faire de manière indirecte».

Deux échéances majeures attendent les Européens dans les prochains jours :
-23-24 juin, à Bruxelles, le Conseil européen, le dernier sous Présidence de la France,
-29-30 juin, à Madrid, le Sommet de l’Otan.
Bien sûr, et une nouvelle fois plus que légitimement, l’invasion de l’Ukraine par la Russie sera au centre des travaux dans chacune de ces deux enceintes. Les Européens gagneront toutefois à ne pas loucher sur leur voisinage Est et à garder en tête la nécessité d’un traitement global des défis qui se posent a eux, non seulement a l’Est mais aussi au Sud, un exercice de lucidité et d’équilibre visant a éviter tout risque de strabisme divergent./.

[(Bernard Valero: ancien consul général à Barcelone, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à Skopje, ambassadeur de France en Belgique, directeur général de l’Avitem (Agence des villes et territoires durables méditerranéens) et porte-parole du Quai d’Orsay)]

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