Tribune de Gérald Attali: Les enjeux mémoriels de la crise ukrainienne

Publié le 21 février 2022 à  21h01 - Dernière mise à  jour le 29 novembre 2022 à  12h28

Pour l’historien Gérald Attali, responsable de la commission mémoire du Crif Marseille-Provence, «la gestion du passé est pour l’Ukraine une nécessité vitale», il insiste sur le fait que, dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine, l’attention des opinions publiques est focalisée sur les dimensions géopolitique et économique de la crise ; les menaces que cette dernière fait planer sur la paix en Europe tout entière n’y sont pas étrangères. Cependant, on ne peut guère comprendre la gravité de la situation de l’Ukraine si l’on omet d’y ajouter les questions mémorielles qu’affronte ce pays depuis l’époque où il était encore sous la coupe de l’URSS.

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Les enjeux mémoriels de la crise ukrainienne

Dans le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine, l’attention des opinions publiques est focalisée sur les dimensions géopolitique et économique de la crise ; les menaces que cette dernière fait planer sur la paix en Europe tout entière n’y sont pas étrangères. Cependant, on ne peut guère comprendre la gravité de la situation de l’Ukraine si l’on omet d’y ajouter les questions mémorielles qu’affronte ce pays depuis l’époque où il était encore sous la coupe de l’URSS. Il a été le théâtre d’événements particulièrement douloureux qui sont à l’origine de récits mémoriels très divers et bien souvent antagonistes.

Comment ce pays avait-il jusqu’à présent géré son passé soviétique ? Quels sont les obstacles à la construction d’une mémoire partagée de ce même passé ? Si l’on tient pour acquise l’idée qu’une communauté nationale a besoin de fonder son avenir sur la transmission de souvenirs communs, la gestion du passé est pour l’Ukraine une nécessité vitale.

Un pays fracturé

Aujourd’hui, l’Ukraine donne l’image d’un pays fracturé par des divisions anciennes que le voisin russe instrumentaliserait dans le cadre de sa politique de puissance. C’est oublier que l’Ukraine est un pays jeune dont la formation territoriale fut douloureuse.

Après avoir connu une brève période d’indépendance de 1917 à 1922, l’Ukraine devient l’une des Républiques socialistes soviétiques à la naissance de l’URSS, le 30 décembre 1922. Dans les années 1930, son territoire actuel était partagé entre l’Union soviétique -qui le considère comme un des berceaux de la Russie-, la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie. Cette situation est loin d’avoir éteint tout sentiment national ukrainien ; il reste vivace et donc inquiétant pour Staline qui n’a eu de cesse de l’étouffer par crainte d’une menace sur l’intégrité du territoire soviétique.

Si l’indépendance est proclamée en 1991, il faut attendre la révolution orange qui embrase le pays pour que les Européens découvrent combien l’Ukraine est divisée. Les élections de 2004 révèlent un pays coupé en deux dont la ligne de fracture épouse par moment le cours du Dniepr. L’Ouest et le Nord sont profondément occidentalisés. L’ukrainien y est la langue dominante et les effectifs de la minorité russophone y sont faibles. Par contre, l’Est et le Sud sont plus nettement attachés au monde russe ; la minorité russophone représente des effectifs élevés, notamment dans la puissante région industrielle du Donbass et plus encore en Crimée.

À la suite de la révolution de Maïdan, en février 2014, la Russie annexe la Crimée ; quelques semaines plus tard dans le Donbass, les oblasts de Donetsk et de Lougansk font sécession. Depuis cette date, des séparatistes mènent une guerre larvée contre le pouvoir central avec le soutien de la Russie. La crainte d’une intervention militaire russe entérinant une partition de l’Ukraine, d’un côté, et les menaces de riposte de l’UE et de l’Otan ont donné à cette crise régionale la dimension d’une crise internationale.

La présentation de ce cadre spatio-temporel est indispensable pour comprendre la résurgence de récits mémoriels longtemps refoulés et aujourd’hui décrits comme des facteurs de division à l’heure où l’Ukraine fait de la construction d’un récit national partagé le moyen de forger une identité.

Une mémoire fondée sur le déni

Nommer une réalité douloureuse est une tâche délicate ; elle l’est plus encore quand s’est installée une longue habitude de déni de cette même douleur. Il est aujourd’hui devenu coutumier de qualifier la situation alimentaire particulièrement dramatique qui fit six millions de morts [[On suit ici Nicolas Werth, Comment Staline décida d’affamer son peuple, L’Histoire n° 394, décembre 2013 : lhistoire.fr/comment-staline]] de 1932 à 1933 par le terme de famine.

Ce ne fut pas toujours le cas, tant cet événement a été dès l’origine occulté par le pouvoir stalinien et sa mémoire bâillonnée tout au long de l’ère soviétique. Même en Occident, il ne fut pas si facile d’admettre que la plus fertile région de l’URSS, grâce à ses terres noires, ait pu être le lieu d’une aussi désastreuse famine alors même que ses céréales continuaient d’être exportées dans le monde. Si aujourd’hui la réalité de cette famine ne peut plus être mise en doute, son explication continue de faire l’objet d’interprétations différentes.

La première fait de la collectivisation des terres, la cause première d’une disette qui coïncide avec un moment d’intense développement de l’économie socialiste et conforte le Donbass comme bastion industriel majeur. La famine ne serait qu’un effet collatéral d’un phénomène plus vaste d’essor économique ; ce dernier dédouanant, en partie, le pouvoir stalinien. Cette théorie passe sous silence un aspect très tôt mis en avant par les historiens, la résistance d’une paysannerie ukrainienne très anciennement attachée à la propriété privée et hostile à la collectivisation. Ces caractéristiques auraient nourri un très vif sentiment national, mal contrôlé par le parti communiste local, et d’emblée perçu comme une menace inacceptable pour la pérennisation de l’économie socialiste.

La riposte stalinienne va revêtir différents aspects : une mise au pas féroce des fonctionnaires locaux, une lutte sans merci menée à l’encontre des élites rurales -ce sera la dékoulakisation- et une rigoureuse politique de réquisitions confinant au pillage des récoltes et des semences ; la famine est alors un moyen de briser le nationalisme ukrainien. Sans remettre en cause l’importance de la question nationale, l’ouverture des archives, consécutive à l’effondrement du communisme, a conforté la thèse d’une opposition farouche de la paysannerie à la dékoulakisation, mais pas seulement en Ukraine ; on observe une situation analogue plus à l’Est, dans le Nord du Caucase, la région de la Volga et dans le Kazakhstan où la famine provoque trois millions de morts, soit la moitié des victimes de la grande famine.

La résistance des paysans -mais aussi des nomades au Kazakhstan- conduit Staline à ne plus leur laisser d’autre choix que la collectivisation ou la mort et à leur rendre impossible toute fuite vers les villes. Conçue comme un moyen de régler la question agraire, la famine frappe les campagnes de l’Est de l’Ukraine, tandis que les villes sont un peu moins touchées. Une manipulation des statistiques a permis de masquer l’ampleur du désastre démographique qu’elle a engendré ; le pouvoir n’a eu d’autre solution que de repeupler cette partie de l’Ukraine avec des populations venues de Russie.

Jusqu’à la fin de l’ère soviétique, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale a été confinée dans les limites étroites d’une mémoire sous influence, celle de «la Grande Guerre patriotique» [[ lhistoire.fr/le-mythe-de-la-grande-guerre-patriotique ]] . Celle-ci, toujours vivace, fait commencer la guerre en juin 1941, avec le début de l’opération Barbarossa, ce qui a pour conséquence d’éluder toute la période où l’URSS fut l’alliée de l’Allemagne nazie.

En effet, alors même que les Allemands venaient déjà de mettre la Pologne à genoux, l’URSS envahit à son tour ce pays le 17 septembre 1939. En application d’un protocole secret du pacte germano-soviétique qui prévoyait le partage de deux zones d’influence parmi les territoires conquis, l’URSS annexe les États baltes et étend les territoires des Républiques socialistes soviétiques, la Biélorussie et l’Ukraine. C’est à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, que cette dernière acquiert dès 1939 la Volhynie et la Galicie au détriment de la Pologne, puis en 1940, la Bucovine et le Boudjak enlevés à la Roumanie.

Ces acquisitions, qui ne devaient devenir effectives qu’au terme du conflit avec la défaite du nazisme, allaient être particulièrement disputées dans le cadre d’une guerre très meurtrière pour les soldats, mais aussi pour les civils, notamment les Juifs ; beaucoup d’entre eux allaient être pris comme dans une nasse. Avec l’annexion de la Galicie orientale et la Volhynie, jusque-là polonaises, l’Ukraine récupère une partie de la population juive qui avait fui cette région occupée par les nazis et qui souhaitait trouver un refuge plus sûr dans celles conquises par l’URSS. L’espoir fut de courte durée.

L’opération Barbarossa qui commença le 22 juin 1941 devait donner aux massacres de Juifs une ampleur sans précédent. Les premières tueries menées par les Einsatzgruppen à l’arrière de la Wehrmacht avaient un mobile idéologique. En application du Kommissarbefehl (« ordre des commissaires ») élaboré dans les semaines qui ont précédé l’invasion, cet ordre prévoyait l’exécution systématique des commissaires politiques de l’Armée rouge et des cadres du Parti communiste soviétique, au fur et à mesure de l’avance allemande en URSS. La propagande nazie opère une double assimilation, le communisme est une création des Juifs et, comme telle, l’exécution des commissaires politiques est un moyen de briser toute résistance du « judéo-bolchévisme ».

Dès l’été 1941, les Einsatzgruppen assassinent de manière systématique tous les Juifs et expérimentent des pratiques de tueries qui visent l’élimination de communautés entières. C’est notamment le cas à Kamenets-Podolski et à Babi Yar où les massacres, étendus aux femmes et aux enfants, préfigurent une amplification génocidaire. Acheminés par familles entières, les Juifs sont exécutés par balles au bord de fosses où ils sont ensuite ensevelis.

Le total des victimes de ce qu’il est convenu d’appeler la « Shoah par balles » n’a cessé d’être réévalué, passant de près d’un million sous la plume de Raul Hilberg au début des années 1960 à plus d’un million et demi, à la fin des années 1990 après l’ouverture des archives. Cependant, le génocide ne peut être tout à fait assimilé à une calamité imposée par l’étranger. Dans les territoires envahis, les Allemands ont trouvé auprès des populations locales, des alliés tout aussi convaincus qu’eux-mêmes de la nécessité d’éradiquer le « judéo-bolchévisme » ; ces derniers ont organisé des pogroms bien avant l’arrivée des Einsatzgruppen et ont apporté aux tueurs nazis une assistance qui leur a grandement facilité la traque et l’assassinat des Juifs. Ce fut tout particulièrement le cas dans la partie occidentale de l’Ukraine où l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) a appelé au soutien de l’occupant nazi, tandis que son bras armé, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) a participé à des massacres de Juifs et pratiqué un nettoyage ethnique à l’encontre des populations polonaises.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand se constitue le mythe de la «Grande Guerre patriotique », la mémoire de la Shoah fait l’objet d’un double déni. Le premier résulte de la volonté du pouvoir soviétique d’écarter du martyrologe russe la constitution d’une mémoire spécifiquement juive du génocide ; celui-ci rassemble sans distinction toutes les « victimes pacifiques soviétiques ». Par ailleurs, dans un État totalitaire rompu aux techniques de manipulation du passé, il ne pouvait être question d’écorner l’image d’un pays tout entier uni dans la lutte contre la barbarie nazie ; la célébration du sursaut national qui se dessine avant la fin même de l’année 1941 laisse dans l’ombre les résistants non communistes et les nationalistes qui ont servi la cause ennemie ; ils avaient bien souvent été déjà éliminés physiquement.

La fin de l’indistinction des victimes et ses conséquences

L’indépendance de l’Ukraine a entraîné une profonde remise en cause de la mémoire soviétique fondée jusque-là sur une conception de nationalités unies autour de la Russie et le refoulement des mémoires susceptibles de la menacer ; des pans entiers de l’histoire de l’Ukraine étaient absents des manuels scolaires. Avec l’établissement de la démocratie, l’Ukraine est confrontée à la nécessité de bâtir un récit mémoriel capable d’unir des populations dont le passé était jusqu’à présent sous scellé.
Il est devenu classique de qualifier la période qui suit immédiatement l’indépendance par le terme de « décommunisation ».

Comme beaucoup de pays du Bloc de l’Est, l’Ukraine s’engage dans la voie de l’effacement des traces de son passé soviétique. L’aspect le plus visible de cette politique, c’est le déboulonnage des statues de Lénine et de Staline très nombreuses dans l’espace public de la plupart des grandes villes et l’ukrainisation des noms de rues, de places et quelquefois de villages et de villes. Le phénomène reprend de la vigueur et se diversifie à chaque flambée révolutionnaire.

Après la révolution orange, l’Institut pour la mémoire nationale est créé en 2005. Comme son homologue polonais, né quelques années auparavant, il a pour mission première de régler la question des archives de l’ancien régime, mais il s’engage très vite dans une réécriture de l’histoire. Au lendemain de la révolution de Maïdan, le parlement adopte au printemps 2015 une série de lois mémorielles qui ont vocation à redéfinir la relation du peuple ukrainien à son passé soviétique.

Ces lois dites de «décommunisation» confortent la condamnation du communisme ; elles interdisent l’utilisation publique de la propagande et des symboles soviétiques et imposent de rebaptiser les villes et les rues jusque-là nommées en l’honneur des dirigeants soviétiques. Menée avec ardeur à l’Ouest, cette politique est accueillie de manière plus tiède à l’Est où la nostalgie pour le communisme est entretenue par le souvenir de la puissance passée d’un bassin minier en crise dans de nombreux secteurs.

À l’effacement des vestiges du passé soviétique, s’ajoute l’inclusion dans la mémoire officielle d’événements traumatiques qui avaient été jusque-là refoulés. Le souvenir de la grande famine acquiert une place majeure dans les mécanismes d’identification à la nouvelle Ukraine. Il offre l’intérêt de présenter le peuple ukrainien comme une victime du régime soviétique et, par voie de conséquence, fortifie la volonté de s’éloigner de la Russie. C’est dans ces années-là qu’est forgé le terme Holodomor pour qualifier la famine. Au lendemain de la révolution orange, une loi adoptée en 2006 fait de l’Holodomor « un génocide envers le peuple ukrainien » [[lhistoire.fr/comment-staline]] avec une journée dédiée à sa commémoration, le 25 novembre.

La recherche historique est plus nuancée, pointant certes l’intention d’affamer les paysans et le blocus des campagnes, mais aussi l’absence d’une volonté d’exterminer tous les Ukrainiens. Cependant comme le note Nicolas Werth si l’usage du terme est inadéquat, «par le nombre de ses victimes, le Holodomor est le seul événement européen du XXe siècle qui puisse être comparé aux deux autres génocides, le génocide arménien et la Shoah.» Un peu plus d’une vingtaine de pays ont aujourd’hui reconnu le caractère génocidaire (pas la France) de l’« Holodomor ». Cependant, celui-ci est devenu un enjeu supplémentaire dans la rivalité entre une Ukraine à l’Ouest et au Nord qui le commémore activement et une autre, à l’Est et au Sud, qui refuse toute célébration alors qu’elle compte parmi les régions qui ont été les plus touchées par la famine.

Une des lois de décommunisation adoptées en 2015 porte «Sur la perpétuation de la victoire sur le nazisme dans la Seconde Guerre mondiale de 1939-1945». Son intitulé signale d’emblée une double rupture avec le narratif de la guerre : l’expression «Grande Guerre patriotique» est abandonnée ainsi que la date du début de la guerre.

En retenant l’invasion de la Pologne comme point de départ du conflit, l’Ukraine indépendante inclut la période où l’URSS fut l’alliée de l’Allemagne nazie. Par ailleurs, cette loi ajoute à la commémoration de la victoire sur le nazisme instituée par l’URSS et traditionnellement célébrée le 9 mai, une « journée du souvenir et de la réconciliation », le 8 mai. Si la première continue d’avoir vocation à célébrer l’héroïsme des soldats de l’armée rouge -c’est d’ailleurs une déclinaison d’une journée nationale russe-, en revanche la seconde honore la mémoire de toutes « les victimes de la Seconde Guerre mondiale 1939-1945 » ; ouvrant ainsi la voie à une commémoration des souffrances infligées par l’Armée rouge.

Ce changement de narratif n’est pas sans conséquence auprès d’une population qui a été si profondément touchée par la guerre. L’engagement de la population ukrainienne dans la lutte contre l’occupant nazi -dans des mouvements de résistance et plus encore au sein de l’Armée rouge- fut d’une telle ampleur qu’il lui est difficile de comprendre cette volte-face mémorielle. D’autant que cette dernière s’accompagne d’une revalorisation de la mémoire des nationalistes ukrainiens et d’un retour en grâce de figures qui, comme Stepan Bandera ou Roman Choukhevytch ont servi l’occupant nazi jusqu’à encourager les massacres de Juifs en Galicie et de Polonais en Volhynie.

Cette évolution n’est pas sans conséquence sur la mémoire ukrainienne de la Shoah.
Longtemps refoulée au prétexte que seul le souvenir des victimes du fascisme devait être honoré, la spécificité du génocide des Juifs n’a été officiellement reconnue par la toute jeune Ukraine indépendante qu’en 1991, à la faveur de la commémoration du massacre de Babi Yar. Ce lieu où furent aussi assassinés des prisonniers de guerre soviétiques, des communistes, des Roms, des nationalistes ukrainiens, des prêtres orthodoxes, etc. est devenu l’épicentre de la compétition mémorielle. Pas moins d’une trentaine de monuments y ont été érigés pour témoigner des exactions commises par les nazis sur ces différents groupes de victimes.

Enfin, le projet d’un vaste complexe dédié à la mémoire de la Shoah a été lancé en 2015, le Babi Yar est l’un des rares où la construction d’un mémorial s’est imposée comme une évidence. L’ambition de rompre avec l’indistinction des victimes propre à l’ère soviétique y fait ici consensus et il sera désormais difficile au jeune État ukrainien de fonder une identité sur l’oubli de la « Shoah par balles ».

Conclusion

Comme dans la plupart des pays de l’Est, l’indépendance et la démocratie ont incontestablement fait souffler en Ukraine un vent de liberté sur l’écriture de l’histoire, notamment grâce à l’ouverture des archives.

Confrontés à la nécessité d’unifier des populations diverses autour d’une mémoire nationale, les nouveaux dirigeants ont valorisé des événements traumatiques susceptibles à leurs yeux de susciter un sentiment victimaire. La démarche est cohérente si l’on rappelle que le voisin russe ne cesse d’affirmer l’unité indéfectible des peuples ukrainien et russe.

Lorsqu’un pays s’affranchit de la tutelle d’un autre pays et le perçoit désormais comme étranger, la construction de son identité nationale repose sur la sélection d’un certain nombre de représentations collectives destinées à légitimer un désir de liberté ; c’est un des rôles essentiels de la mémoire nationale. Dans le cas ukrainien, cette aspiration est nourrie par la volonté de rompre avec les manipulations du passé qui ont caractérisé le régime précédent, mais elle doit aussi composer avec des controverses mémorielles jusque-là étouffées sous le communisme. Depuis 1991, l’Ukraine fait donc l’expérience d’un mode de fonctionnement mémoriel classique en démocratie.

La méconnaissance des phénomènes mémoriels peut encourager une lecture morale de leurs conséquences. En fait, il vaut mieux parier sur le renforcement de la démocratie qui seul peut permettre au pays de surmonter les fractures qui menacent la construction de son identité ; à la condition toutefois que son indépendance soit préservée. Sur ce dernier point, il n’est pas sûr que la tension desserve la formation d’une conscience nationale ; elle donne, au contraire, un contenu tangible à l’orientation victimaire prise par la mémoire de l’Ukraine indépendante. Ce ne serait pas la première fois qu’une menace de guerre rende acceptable à des populations s’estimant jusque-là lésées l’intégration dans la maison commune qu’est la nation.

Gérald ATTALI, commission mémoire du CRIF Marseille-Provence

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