Tribune de Jean-Paul de Gaudemar. Retour à l’école : « Un conte du lundi »

Publié le 21 juin 2020 à  11h22 - Dernière mise à  jour le 4 novembre 2022 à  12h47

Jean-Paul de Gaudemar est l’ancien recteur de l’académie d’Aix-Marseille de 2004 à 2012. Il est depuis le début de la campagne municipale à Marseille le référent et conseiller Éducation auprès d’Yvon Berland. Il a été recteur de l’Agence universitaire de la francophonie (décembre 2015 – décembre 2019). Professeur agrégé de sciences économiques, il fut encore conseiller spécial auprès de la secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et la Recherche en France, Geneviève Fioraso, puis de Najat Vallaud-Belkacem et de Thierry Mandon, après avoir été de 2012 à 2014, le conseiller Éducation du Premier ministre, Jean-Marc Ayrault.

Jean-Paul de Gaudemar  (Photo D.R.)
Jean-Paul de Gaudemar (Photo D.R.)

Dès lundi 22 juin, l’école redeviendra obligatoire. Le Président de la République en a donc décidé, tardivement mais si heureusement. Nous venons en effet de traverser quatre mois sans équivalent dans l’histoire de la République sinon aux heures les plus sombres de son histoire. Quatre mois sans école, de la maternelle au bac. Sans universités non plus, frileusement repliées sur elles-mêmes, à l’abri de l’alibi du numérique.

Comment ne pas avoir en tête, en Provence même si la scène se passe en Alsace, «la dernière classe», ce célèbre Conte du Lundi d’Alphonse Daudet que les enfants de ma génération étudiaient à l’école primaire. Ce jour-là « toute la classe avait quelque chose d’extraordinaire et de solennel (… ) au fond de la salle, sur les bancs qui restaient vides d’habitude, des gens du village assis et silencieux comme nous, le vieux Hauser avec son tricorne, l’ancien maire, l’ancien facteur, et puis d’autres personnes encore (…) Tout ce monde-là paraissait triste (…) M. Hamel était monté en chaire … et nous dit : « Mes enfants, c’est la dernière fois que je vous fais la classe. L’ordre est venu de Berlin(…) « ( …) Ces quelques paroles me bouleversèrent… »

Le 16 mars dernier, j’avais en tête ces lignes d’Alphonse Daudet. Mais si la décision de fermer les écoles momentanément se justifiait par la situation sanitaire et la « guerre » que le gouvernement avait déclarée au virus, qui en fut vraiment bouleversé ? C’est dire si notre rapport à l’école a changé. Il y a un siècle, tous ces paysans et gens du peuple savaient à quel point l’école pouvait changer leur vie. Bien que déjà obligatoire, elle restait un privilège, mieux, elle était la fierté du village, celle autour de laquelle on se rassemblait. La fermer était une défaite. Demain nos écoles vont donc rouvrir leurs portes à tous nos élèves et eux-mêmes devront tous y retourner. Pour peu de temps certes puisque les congés d’été arrivent. Mais il faut mesurer l’importance de la décision.

L’école n’est pas seulement un lieu où on apprend individuellement, on y apprend aussi des autres, du rapport à l’autre [[les inters sont de la rédaction]]

L’étrange dans cette affaire, c’est que la plupart des commentaires semblent avoir oublié l’importance de l’école pour les enfants. C’est sur les parents que s’est focalisée l’attention. Positivement : les parents redevenaient des éducateurs à travers le confinement, non sans mal pour beaucoup. Négativement : l’absence d’école les empêchaient de retourner au travail ou perturbait le télétravail qu’ils devaient effectuer parce qu’ils devaient s’occuper des enfants. Mais les enfants dans tout cela ? Le problème pouvait-il être réglé par l’enseignement à distance ? Je sais le travail effectué par de très nombreux maîtres, je sais ce qu’ils ont dû eux-mêmes faire comme efforts, ce qu’ils ont dû apprendre ou réapprendre pour enseigner dans de telles conditions. Mais mesure-t-on à quel point on a oublié un aspect essentiel de l’école, celui qui apprend aux enfants à vivre en société, à vivre et travailler au sein d’une collectivité qui les fait sortir hors des frontières de leur monde habituel ? L’école n’est pas seulement un lieu où on apprend individuellement, on y apprend aussi des autres, du rapport à l’autre. Retourner à l’école c’est certes retrouver des copains ou des copines, mais c’est surtout retrouver d’autres que soi, du moins lorsque l’école est soucieuse de mixité sociale. Cette altérité, même avec le meilleur enseignement à distance, elle disparaît lorsque les écoles ferment. Les maîtres, les premiers, le savent. Tous ceux qui aiment leur métier en ont souffert.

La crise du Covid a souligné les faiblesses du système éducatif marseillais et encore approfondi les fractures qui le caractérisent

Tout cela est-il derrière nous avec la décision du Président et l’assouplissement des conditions sanitaires qui vont permettre de ré-accueillir tous les enfants, du moins en scolarité obligatoire, jusqu’à la fin du collège ? Il faut le souhaiter, tout particulièrement ici à Marseille, au moment où cette réouverture complète des écoles coïncide avec la dernière ligne de la campagne électorale municipale. Car, hélas, la crise du Covid a souligné les faiblesses du système éducatif marseillais et encore approfondi les fractures qui le caractérisent. On le savait avant le premier tour et c’était un axe majeur de plusieurs programmes électoraux, notamment celui de Yvon Berland qui avait décidé de mettre l’école au cœur de sa vision de la ville. On savait l’école en mauvais état avec trop de bâtiments vétustes, inadaptés, dangereux parfois, insuffisants pour une école efficace et moderne. La crise l’a souligné plus nettement encore quand il a fallu commencer à rouvrir les écoles en respectant les critères de distanciation physique.

On savait l’école mal encadrée en personnels municipaux. La crise l’a souligné plus nettement encore au moment de la reprise. Le manque de personnels mais aussi le manque de dialogue social, l’absence de vision partagée ont empêché les écoles de rouvrir correctement, parfois même de rouvrir vraiment. On savait l’école indispensable à tous ces enfants qui n’ont guère d’autre accès possible à une instruction solide, à une culture élargie. Au plan national, on a donné une priorité compréhensible aux enfants des soignants et des autres employés indispensables. Mais que n’a-t-on pensé aussi, au-delà des parents, aux enfants scolairement les plus démunis ? L’école n’est pas une garderie par commodité pour les parents. Malheureusement, malgré le discours volontariste du ministre, c’est cette vision-là qui l’a emporté, à Marseille comme ailleurs alors que le pourcentage d’élèves ayant un besoin vital de l’école y est plus important qu’ailleurs. A-t-on vu la mairie se préoccuper de cette population d’élèves ? On peut certes se retrancher derrière les consignes nationales prônant le volontariat. Mais dans une ville comme Marseille, ne peut-on pas considérer cette référence comme une condition minimale et tout entreprendre pour que les élèves les plus loin de l’école y retournent le plus vite possible ?

Probablement une part considérable des élèves, écoliers et collégiens, lycéens professionnels, a décroché, un tiers, peut-être plus dans certains quartiers.

La tâche ne relève certes pas seulement de la mairie, les services de l’Education Nationale et les enseignants y ont aussi une part majeure, mais comment ne pas souhaiter une dynamique volontariste sur ce sujet dans laquelle la mairie puisse jouer un rôle moteur, ne serait-ce que parce que c’est d’elle que dépendent les conditions de travail des élèves et des enseignants ? Il est intéressant de lire dans la presse locale un certain consensus entre autorités académiques et syndicats pour un retour rapide à une école obligatoire pour tous, d’autant que la période précédente a confirmé la moindre dangerosité du virus pour les enfants. Mais la mairie n’a pas su être à la hauteur de ses compétences, à l’évidence moins pour des raisons de conjoncture que pour des raisons de fond liées à cet abandon progressif de la question scolaire qui a caractérisé la politique municipale depuis si longtemps. Le résultat est là, même s’il reste à affiner. Probablement une part considérable des élèves, écoliers et collégiens, lycéens professionnels, a décroché, un tiers, peut-être plus dans certains quartiers.

On savait la mixité sociale insuffisante dans la ville par l’effet cumulé de la sectorisation et de l’organisation urbaine elle-même. La crise du Covid a aggravé cette insuffisance du fait du confinement. Les enfants des quartiers pauvres sont restés dans leurs quartiers pauvres et dans leurs logements exigus rarement pourvus en bibliothèques, pas toujours bien connectés à Internet, avec des parents parfois peu en mesure de les inciter à étudier de loin. Ceux-là sont les grands perdants. L’école creuset de mixité sociale n’a plus joué son rôle. Le confinement scolaire a renforcé le confinement social.
A l’inverse les enfants d’autres quartiers, vivant dans des familles instruites où il y a des livres et internet à la maison, où les parents prennent le temps de s’occuper de la scolarité de leurs enfants et sont capables de le faire, ceux-là sortiront bronzés et reposés de leur confinement sans grand retard cognitif mais encore plus dépendants de leur milieu. Le résultat est là, des inégalités encore accrues, de plus en plus difficiles à compenser. Le confinement sans actions compensatrices a creusé un fossé peut-être infranchissable alors que l’avenir dépend de son franchissement.

L’enjeu c’est le devenir des jeunes marseillais qui, sans l’école, s’éloigneront encore davantage de la réussite vers de mauvais horizons

On savait l’école indispensable aux enfants et aux familles mais aussi à la vie des quartiers. Eux aussi sont devenus tristes sans ces cris des enfants aux entrées et sorties d’écoles, sans cette joie qui fuse des cours d’école aux moments des récréations. Sans l’animation des rues au sortir des collèges et des lycées. Quant aux quartiers universitaires, ils sont devenus désolants, surtout à la hauteur des efforts faits ces dernières années par l’État et les collectivités. Comme si était brutalement vidé de sens ce rapport essentiel entre l’université et la ville qui a tant inspiré ces dernières années le développement universitaire et les importants investissements associés dans les contrats Etat/collectivités ou les grands projets comme IDEX. Faute d’une relation suffisamment active entre la mairie et les écoles primaires, le confinement a brutalement gelé cette relation de l’école à son environnement. En provoquant une double mort sociale, celle des usagers de l’école, celle de la relation entre l’école et la ville. C’est dire la pauvreté inventive de bien des responsables. Non que les précautions sanitaires n’aient pas été indispensables pendant quelques semaines. Elles l’ont été et elles ont été respectées. Mais elles n’ont provoqué que des replis frileux domestiques sans engendrer autre chose de nouveau que l’usage plus massif, qualitativement si variable du numérique. Même dans les universités. Sans étudiants depuis quatre mois, même dans les bibliothèques,elles devraient être à l’avant-garde du système éducatif dans l’invention d’un mode nouveau qui ne se contenterait ni du suivi aveugle des contraintes sanitaires ni de la fiction d’un enseignement à distance qui se suffirait à lui-même. Mais elles apparaissent aujourd’hui d’une telle frilosité y compris pour l’avenir qu’elles risquent d’y perdre le peu de prestige qui leur reste encore.

D’où le sens profond du combat électoral

«Ville des 111 quartiers, Marseille peut devenir celle des 470 écoles qu’ils accueillent pour refaire battre le cœur de la République. L’école qui concerne tous les Marseillais doit être le lieu de la reconquête républicaine de tous les territoires. A condition d’en faire une priorité absolue dans les choix municipaux, ce que nous ferons», écrit Yvon Berland dans son programme. La crise du Covid a montré à la fois combien nous nous en sommes éloignés et combien cela restait nécessaire. Car l’enjeu c’est le devenir des jeunes marseillais qui, sans l’école, s’éloigneront encore davantage de la réussite vers de mauvais horizons. Sans une école primaire autour de laquelle se rassembleraient toutes les forces de la Ville comme dans le conte de Daudet, mairie et enseignants en tête, le taux de maîtrise des fondamentaux restera toujours aussi bas à Marseille. Le destin de Marseille passe par sa capacité à devenir « ville éducative du XXIe siècle », en étant ce laboratoire éducatif innovant pionnier d’un nouveau modèle de développement durable. Ce n’est pas le prolongement du mandat de l’équipe sortante qui nous y aidera tant elle a démontré son incapacité, avant comme pendant la crise, tant elle a laissé se creuser les inégalités scolaires qui sont les inégalités sociales de demain. Seule une nouvelle équipe pourra réaliser un tel programme. C’est le sens de mon engagement aux côtés de Yvon Berland. Pour écrire un nouveau conte du lundi, dès ce lundi, non pas celui de «la dernière classe» mais celui de la victoire contre le fatalisme, celui du renouveau scolaire à Marseille.

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