Tribune de Lucile Yapo. Les Gilets Jaunes : le symbole d’une France fracturée et l’espoir d’une nouvelle responsabilité partagée

Publié le 4 juin 2019 à  9h37 - Dernière mise à  jour le 29 novembre 2022 à  12h29

Le mouvement des Gilets Jaunes, apparu en novembre 2018, est le symbole d’une fracture entre France «d’en haut» et «d’en bas» : les contestataires s’attaquent aux élites- cette oligarchie politique, médiatique et technocratique qui les gouverne. S’il «n’existe pas de pays sans élite» [[Alain Mainc, entretien pour Les Echos, propos recueillis par Daniel Fortin et Dominique Seux, 18 janvier 2019.]], en tout cas en démocratie représentative, le mouvement social qui demande son procès aujourd’hui en France est le marqueur d’un phénomène que les dirigeants aurait tout intérêt à prendre en compte : le retour des peuples.

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© Eric Delbecque
© Eric Delbecque

Depuis une trentaine d’années, on constate que la mixité sociale recule et que les classes supérieures se coupent du reste de la population pour construite un entre-soi confortable, majoritairement parisien. L’évolution culturelle et idéologique de cette élite se fait de plus en plus à vase clos, alors même le pouvoir d’achat stagne, que les inégalités se creusent, que le déclassement inquiète. Dans ce contexte, les Gilets Jaunes sont l’incarnation du concept de France périphérique [[Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, 2014, 192p.]] : c’est un phénomène géographiquement dispersé, comme en témoigne la cartographie des ronds-points – dont l’occupation fut le symbole initial du mouvement. Cette périphérie est constituée des classes dites populaires, c’est-à-dire du socle d’une ancienne classe moyenne composée de jeunes, de retraités, d’actifs et de chômeurs, qu’ils soient ouvriers, agriculteurs, indépendants, employés. Ils ont pour seul point commun d’être «modestes» -pas complètement «pauvres» mais sachant qu’ils peuvent rapidement le devenir. Ils forment une majorité, le peuple, et non une addition de minorités comme celle ayant porté Emmanuel Macron au pouvoir en 2017 [[Christophe Guilluy qualifie les électeurs d’Emmanuel Macron « construction intellectuelle terranovesque ».]] . Or une majorité -même relative- étant toujours plus forte que l’addition des minorités, le peuple possède une voix puissante : avec les Gilets Jaunes, il surgit et siffle la fin d’une innocence.

Le socle « peuple » n’existe pas qu’en France : les Brexiters ou les Trumpistes sont des exemples parmi d’autres d’individus hier intégrés, aujourd’hui contestataires. Comme les Gilets Jaunes, ils sont des produits de temps long : leur point de vue est fort car il se fonde sur le vécu de 40 ans de mondialisation, dont ils sont les laissés-pour-compte – les oubliés de la fameuse «mondialisation heureuse». Le mouvement français ne se base donc pas sur des revendications (bien que la révolte des contribuables face aux taxations soit une constante depuis la guerre de Cent Ans [[Le mouvement trouve son origine dans une protestation face à l’augmentation de la taxe sur le diesel TICPE.]]), mais plutôt sur un cri d’alarme : «nous existons !». La lecture dominante parmi les élites, celle du morcellement territorial, tend à justifier l’abandon du bien commun et à rendre invisible un conflit vertical entre le haut et le bas. La question du communautarisme est certes importante, mais elle ne peut masquer la recomposition en cours d’une majorité contestataire transpartisane. Si la migration des manifestations des ronds-points aux grandes métropoles affaiblit cette diversité politique et sociale (les rassemblements sont davantage investis par la gauche), les Gilets Jaunes combattent sans cesse leur instrumentalisation.

La déconnexion d’une grande partie des élites ne date pas du seul mouvement des Gilets Jaunes : déjà perceptible, par exemple, dans les réactions sidérées de ceux-ci après la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle 2002 ou après la victoire du « non » au référendum européen de 2005, la situation n’a fait que s’aggraver. Christophe Guilluy explique que le peuple veut faire société là où les élites ne le souhaitent plus, le monde d’en haut a peur de son propre peuple, voire le méprise [[Christophe Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, octobre 2018, 242 p.]]. Il existe donc entre ces deux sphères une frontière idéologique et territoriale indépassable.

Dès lors, comment réagissent les élites ? L’idée d’une société comme mélange de communautés ou d’un libéralisme faisant ruisseler la richesse sur tous n’a plus de crédibilité aux yeux du peuple, qui n’hésite pas à attaquer les puissants en plein cœur de leurs forteresses -les citadelles métropolitaines. Même face à cette réalité, les élites sont incapables de prendre aux sérieux les classes populaires car leurs schémas de pensée sont différents, ils ne comprennent pas le peuple et le peuple ne les comprend pas. La crise de confiance est à double sens.

La classe dirigeante présente donc le mouvement des Gilets Jaunes comme accidentel et minoritaire, insiste sur sa violence. La suppression annoncée de l’ENA, supposée apaiser certaines tensions, est un artefact de communication politique : la reproduction de ces élites, de toute manière invisible, fonctionne par réseaux. Néanmoins forcé de reculer, Emmanuel Macron inspire un certain catastrophisme tant il est sans cesse pris à revers : la question n’est plus de créer des emplois (les Gilets Jaunes ne veulent pas de mauvais emploi mais des bons, bien payés) ou de patienter pour voir les effets des réformes (le peuple attend des effets immédiats quitte à ce que l’État s’endette). L’enjeu est de parvenir à saisir l’opportunité que représente ce mouvement pour les élites du capital : une chance pour eux, non seulement politique, mais surtout intellectuelle, de faire évoluer leurs mœurs de façon à enfin recréer un lien avec la majorité des citoyens.
La question de la responsabilité est centrale. Les Gilets Jaunes, qui ont participé à donner au Président les clés du pays, sont dans un rapport de mandat fonctionnel : privilèges raisonnables contre bonne gouvernance, le pouvoir contre une vie digne et respectée. Le refus des corps intermédiaires (partis, syndicats, intellectuels, représentants) s’accompagne d’une volonté de renouer avec l’esprit originel de la Ve République : pas de pouvoir sans responsabilité. Les référendums tombés en désuétude, tant d’élites ont occultés les conséquences de leurs échecs, sans compter la réforme du quinquennat qui enlève au peuple une possibilité de renouveler sa confiance à mi-mandat. Le peuple sent depuis 2005 que sa voix ne compte plus, que les représentants ne prenaient plus en compte leur demande ; de là naît la revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC). Il ne s’agit pas véritablement d’une demande de démocratie directe, mais une exhortation à être pris en considération.

Les réseaux sociaux sont à l’origine de la psychologie des foules [[Gustave Le Bon, Psychologie des foules, PUF, 2013, 132 p. (première parution 1895).]] des Gilets Jaunes : dans un espace où l’information circule librement, où l’anonymat conforte la place de chacun sur le web, on assiste à un effacement de l’autonomie et de la responsabilité individuelle pour former une foule qui se croit dans son bon droit absolu. Des effets pervers se font bien sûr sentir. Sur Internet d’abord : Facebook, QG du mouvement [[De nombreux groupes Facebook contestataires préexistaient (et ont servi de relai) au mouvement actuel (Colère, Patriotes, anti-Macron, etc.).]], nourrit la haine, les insultes, les «faits alternatifs», et autorise à se construire la ligne politique à l’applaudimètre (des « likes ») -porte ouverte à l’instrumentalisation par des extrémistes aguerris. Mais le pire réside dans les rues, lorsque qu’une partie de ce peuple prend au mot l’article 35 de la constitution de 1793, jamais appliquée : «Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs».

Le déchaînement de violence auquel on assiste, de l’agression d’Alain Finkielkraut [[Victime d’insultes («sioniste de merde», «sale juif») – un état d’esprit aux antipodes de la France des ronds-points. Qui donnerait raison à Finkielkraut : «il n’y a pas de vivre-ensemble en France» ?]] à l’insupportable soutien à Christopher Dettinger [[Ex-boxeur français filmé en train de frapper des policiers.]], en passant par l’agressivité vis-à-vis de tout ce qui ressemble à un symbole de pouvoir et la multiplication des Black Blocs au sein des manifestations, s’avère non seulement inexcusable (même au regard de la violence sociale subie), mais surtout éloigne tristement le débat de la question centrale. Quant à la fragilisation des petits commerces des centres-villes, elle est insupportable ! Casser des vitrines et mettre à sac des boutiques relève de la simple délinquance, pas de la manifestation démocratique ou de la revendication politique et sociale…

Les élections européennes du 26 mai 2019 apportent une nouvelle clé de lecture. L’échec des listes Gilets Jaunes (0,5 % pour l’Alliance jaune de Francis Lalanne et 0,01 % pour Évolution Citoyenne) marque la limite de l’absence de leaders ou de programme détaillé -précipitant beaucoup de soutiens vers le Rassemblement National, qui incarne une opposition plus évidente au Président de la République [[D’après un sondage Ipsos, 38% des soutiens des Gilets Jaunes se disent proches du Rassemblement national (13% de La France Insoumise, le reste majoritairement abstentionniste).]]. Globalement, les résultats des européennes sont ceux que l’on aurait pu attendre si le mouvement n’avait pas eu lieu, cette absence de traduction dans les urnes est significative : les manifestations ne constituent pas un renversement de l’échiquier politique français mais une invitation à sortir de l’endogamie dans laquelle s’est enfermé l’appareil d’État.
En définitive, chacun doit retrouver sa part de responsabilité : les élites, dont l’effondrement total serait pour beaucoup synonyme de nivellement par le bas ; mais aussi les citoyens. Le bulletin de vote comme arme, c’est aussi leur responsabilité d’en user raisonnablement pour défendre la démocratie. Finalement, peut-être a-t-on «le gouvernement que l’on mérite [[«La responsabilité du citoyen en démocratie, Marianne, 29 mars 2013.]]» .

Lucile Yapo est adjointe au maire de Villejuif (94), en charge de la jeunesse.

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