Tribune du Pr. Gilbert Benhayoun – Pandémie. Sortie de crise, quel scénario ?

Publié le 16 avril 2020 à  10h27 - Dernière mise à  jour le 29 novembre 2022 à  12h23

Pour l’historien Walter Scheidel [[Walter Scheidel (2017), The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-One Century]], quatre types d’événements peuvent être à l’origine de bouleversements structurels majeurs : les guerres majeures, la défaillance de l’État, les révolutions et…les pandémies, et chacun de ces événements ouvre la voie à un nouvel ordre. C’est à ce dernier bouleversement que nous sommes aujourd’hui, tous sans exception, confrontés.

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La grande question qui se posera inévitablement, une fois tous sortis de cette terrible épreuve, est de savoir ce que nous réserve l’avenir. Sommes-nous à l’aube d’une profonde transformation des comportements de la société, ou bien, à l’instar de la crise financière de 2008, il n’y aura que des changements mineurs ? Aussi, deux scénarii peuvent être envisagés qui diffèrent selon la durée de la crise et du confinement forcé de la population, et tout dépendra de la rapidité à laquelle nous reviendrons au statu quo ante. Dans la première hypothèse, la plus optimiste, où l’on découvre un traitement efficace, par exemple sous forme d’un vaccin, et que la dépression économique se révèle relativement modérée, alors le retour à la normale se fera certes avec des dégâts économiques et sociaux et des souffrances, mais ils seront relativement supportables pour l’ensemble de la société. Les niveaux d’inégalité entre les ménages, les préférences politiques pourront être modifiés mais pas de manière significative.Business as usual, comme disent les anglo-saxons.

En revanche, dans la seconde hypothèse si la crise perdure, les changements qui suivront seront majeurs. Des questions fondamentales se poseront alors. Quel sera, à plus long terme, la place de l’État ? L’intervention publique sera-elle renforcée, alors que l’on assiste, d’ores et déjà, à une volonté affirmée des pouvoirs publics d’accroître son degré d’intervention ? Quel sera, dans cette hypothèse, le degré d’inégalité entre les ménages ? Rappelons, à cet égard, la mise en place des lois sociales en France qui ont suivi la seconde guerre mondiale.

Si on pense que c’est la deuxième hypothèse qui se réalisera, alors les effets économiques et sociaux seront importants. Le chômage sera important et persistant, l’endettement public risque d’être insoutenable, les faillites d’entreprises seront nombreuses et le secteur financier sera fortement déstabilisé. La conséquence inévitable sera un accroissement massif de l’intervention des pouvoirs publics. A cet égard, les économistes ont mis en évidence l’existence d’un effet cliquet en matière de dépenses publiques. Celles-ci n’augmentent pas de manière régulière. Ainsi, on observe que face à une guerre, une crise, les dépenses publiques augmentent et se maintiennent à un niveau plus élevé qu’avant que ne survienne la crise après que le facteur déclenchant, guerre, pandémie, soit terminé. Ce qui se rapproche d’un effet d’hystérèse. Les citoyens acceptent lors de la crise une intervention accrue de l’État, puis s’habitueraient à ce nouveau niveau tolérable d’imposition. L’opinion publique demande et même réclame plus d’action publique. Aussi, dès aujourd’hui prononcer le mot de nationalisation n’est plus considéré comme tabou. Qu’en sera-t-il des inégalités?

Pandémie et inégalités.A nouveau il faut distinguer le court et moyen terme et le long terme.

A court terme ce qui observé sont les inégalités au quotidien. Les conditions du confinement sont loin d’être égales selon les ménages. Pour une grande partie de la population qui vit, en particulier dans les grandes villes, cette obligation de rester à demeure dans de petits appartements, qui rend difficile le suivi scolaire des enfants, ces inégalités sont insupportables. L’irruption de la pandémie a eu comme effet la fermeture des écoles, collèges, lycées et universités. Cette mesure affecte donc des milliers d’enfants et d’adolescents, et par là entrave l’apprentissage et aggrave les inégalités car elle touche de manière disproportionnée les enfants des familles défavorisés. En Israël, start-up nation, 21% des ménages avec des enfants d’âge scolaire n’ont pas d’ordinateur et d’accès à Internet à la maison. En période normale, ces enfants ont des difficultés à réussir à l’école. Avec la pandémie, c’est devenu, mission impossible. En 2014-2016, lors de l’épidémie d’Ebola, le PNUD (Programme des Nations-Unis pour le Développement) avait observé, en particulier en Afrique, que, «les absences scolaires, le travail des enfants, la violence contre les enfants, les grossesses des adolescentes» avaient fortement augmenté [[PNUD «Face à l’impact sexo-spécifique d’Ebola en Guinée, au Libéria et en Sierra Léone» (2015)]]. Aussi, à court terme les effets de la pandémie aggraveront les inégalités. La dépression économique aura des conséquences importantes sur la santé des ménages, en particulier des ménages à faible revenu. Les personnes âgées et les ménages les plus démunis sont plus susceptibles de souffrir de l’impact de la pandémie. La pandémie n’aura pas les mêmes conséquences selon les classes sociales. Certes, le virus ne distingue pas entre les nantis et les défavorisés et comme nous l’indique La Fontaine, «ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés». Cependant, dans sa conclusion, il nous met en garde :
«Ainsi, que vous soyez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noi
r».

Par ailleurs, à moyen terme, le ralentissement économique inévitable affectera plus les emplois non qualifiés.

A long terme, le retour du politique. Une conséquence probable de la pandémie est que celle-ci va «niveler » la société (W. Schiedel), en ce sens qu’un événement d’une telle ampleur va se traduire par une réduction forte des inégalités, dont il convient de rappeler qu’elles n’ont fait qu’augmenter ces dernières années. En ce sens, la pandémie va réduire les inégalités. Sur le plan historique, Schiedel rappelle qu’à la suite de la suite de la première peste bubonique (541-767), les revenus réels des paysans avaient triplé, «Les personnes qui ont survécu avaient bien plus de pouvoir et d’effet de levier qu’avant la maladie. Les sociétés ont été complètement transformées par l’événement». Après la seconde pandémie (1348-1352), les inégalités avaient également diminué du fait principalement de la réduction importante de la population.
Ce scénario ne se représentera pas une fois que la pandémie actuelle sera passée, car, d’une part, les taux de mortalité seront bien inférieurs que suite aux pandémies passées et affectent en grande majorité les personnes âgées qui ne font plus partie de la population active, et d’autre part, la structure économique est différente. Par exemple, l’économie de services permet plus le travail à domicile, ce qui réduit les déplacements et réduit les risques de contagion. La réduction des inégalités à laquelle on devrait assister aura des causes politiques. Pour Scheidel, «le principal potentiel de nivellement dans cette crise réside dans la politique et dans la réponse politique (…), il modifie les préférences des gens et pour quoi ils sont prêts à voter. Cela pourrait être un changement majeur dans notre société, mais pas le genre d’effet de nivellement» observé dans le passé. A cet égard, il faut en référer à Tocqueville qui traite de la passion française pour l’égalité, dans la mesure où celle-ci donne aux individus le sens de leur propre valeur. «La première et la plus vive des passions que l’égalité des conditions fait naître, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’amour de cette même égalité. On ne s’étonnera donc pas que j’en parle avant toutes les autres. Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement en France, cette passion de l’égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le cœur humain (…) Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c’est l’égalité des conditions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de cette égalité.» (La démocratie en Amérique).

Annexe
Face à la pandémie qui nous affecte tous, relisons les classiques et en particulier Jean de la Fontaine, qui, dans la fable, Les Animaux Malades de la Peste , nous met en garde.
Les Animaux malades de la peste.
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n’en voyait point d’occupés
A chercher le soutien d’une mourante vie ;
Nul mets n’excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s’il le faut ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
_Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d’honneur.
Et quant au Berger l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Ane vint à son tour et dit : J’ai souvenance
Qu’en un pré de Moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Le Professeur Gilbert Benhayoun est le président du groupe d’Aix -qui travaille sur les dimensions économiques d’un accord entre Israël et les Territoires palestiniens- qui comprend des économistes palestiniens, israéliens et internationaux, des universitaires, des experts et des politiques. Son premier document, en 2004, proposait une feuille de route économique, depuis de nombreux documents ont été réalisés, sur toutes les grandes questions, notamment le statut de Jérusalem ou le dossier des réfugiés, chaque fois des réponses sont apportées.

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