Tribune littéraire d’Éric Delbecque – « La civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention » : Bruno Patino ou la mise en garde contre la servitude numérique volontaire

Publié le 27 mai 2019 à  19h47 - Dernière mise à  jour le 4 novembre 2022 à  12h47

Vers la fin du précédent siècle, nous avons cru rentrer dans l’ère de l’intelligence collective grâce à la Toile. L’auteur de ce texte précieux permet de nous rappeler que nous construisons «la civilisation du poisson rouge»… En effet la déception est de taille. Comment décrire le phénomène de façon simple ?

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© Eric Delbecque
© Eric Delbecque

Bruno Patino le fait avec talent et une magnifique clarté : «L’homme parle du poisson rouge sur l’écran géant. De cet animal stupide, qui tourne sans fin dans son bocal. Les humains l’ont mis là, et se rassurent comme ils le peuvent : la mémoire de l’animal est si peu développée, son attention si réduite, qu’il découvre un monde nouveau à chaque tour de bocal. La mémoire de poisson rouge, loin d’être une malédiction, est, pour lui, une grâce, qui transforme la répétition en nouveauté et la petitesse d’une prison en l’infini d’un monde». Temps d’attention du poisson rouge, 8 secondes, temps d’attention de la génération des « Millennials », 9 secondes… Comment ne pas être inquiet pour l’avenir de l’humanité ?

Son diagnostic est sans appel : «Le dérèglement de l’information, les « fausses nouvelles », l’hystérisation de la conversation publique et la suspicion généralisée ne sont pas le produit d’un déterminisme technologique. Pas plus qu’ils ne résultent d’une perte de repères culturels des communautés humaines. L’effondrement de l’information est la conséquence première du régime économique choisi par les géants de l’Internet. Le marché de l’attention forge la société de toutes les fatigues, informationnelles, démocratiques. Il fait s’éteindre les lumières philosophiques au profit des signaux numériques». Il paraît assez clair que nous sommes bien loin de l’idéal d’une humanité réconciliée avec la politique à travers la promotion d’une citoyenneté éclairée et approfondie par le numérique. L’information échangée pour le bénéfice du plus grand nombre, de plus en plus vite, de mieux en mieux mise en perspective et analysée… Vaste déception…
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Que voyons-nous aujourd’hui ? Des théories du complot alimentées par des sites qui n’ont rien à envier aux pamphlets proto-fascistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle ; des rumeurs folles qui galopent sur les réseaux sociaux durant les campagnes électorales et tout au long de la série d’actes des Gilets Jaunes depuis novembre 2018; des appels à la haine déferlant sur Facebook qui conduisent des journalistes, des commentateurs, des avocats, des experts, des hommes et des femmes politiques à se demander si leurs prises de positions dans les médias ne provoqueront pas une agression en pleine rue ou à leur domicile.

Et nous ne manquons pourtant pas d’en redemander : «Le temps moyen quotidien passé sur un smartphone a doublé dans la plupart des pays du monde entre 2012 et 2016 pour atteindre des niveaux déjà inquiétants : 4 heures 48 minutes au Brésil, 3 heures en Chine, 2 heures 37 aux États-Unis et 1 heure 32 minutes en France. La plupart des experts s’attendent à un nouveau doublement du temps consacré en d’ici 2020.» Les adolescents vivent désormais leurs relations amicales et amoureuses par écrans interposés. Certains individus sont tellement obnubilés par leurs téléphones qu’on les appelle des « dormeurs sentinelles », incapables de sombrer dans un sommeil profond. L’être humain de ce siècle se révèle prisonnier d’une nouvelle addiction, caractérisée par la tolérance, la compulsion et l’assuétude (l’asservissement).

Que faire ? Exactement ce que Bruno Patino nous propose : sanctuariser (promouvoir des lieux déconnectés), préserver (cultiver des moments sans connexion), expliquer (les dangers de l’abus de numérique), ralentir (par exemple en lisant). Il est urgent de retrouver le réel…

Eric Delbecque est l’auteur de « Les ingouvernables : de l’extrême gauche utopiste à l’ultragauche violente. Plongée dans une France méconnue » chez Grasset.

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