Tribune littéraire d’Eric Delbecque: Rue Jean-Pierre Timbaud ou la République effacée…

Publié le 25 août 2016 à  20h27 - Dernière mise à  jour le 28 octobre 2022 à  15h33

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Rue Jean-Pierre Timbaud. Une vie de famille entre barbus et bobos (Stock, 2016) est un beau livre. D’abord parce que l’intention qui fait vivre l’ouvrage s’abreuve à une source de générosité intellectuelle et morale. Géraldine Smith se lance en effet dans une aventure littéraire qui relève de l’exercice le plus difficile qui soit : l’approche critique de sa propre pensée. En faisant le récit de la progression de l’islamisation radicale de la rue Jean-Pierre Timbaud, à Paris, c’est-à-dire de sa prise en main au fil des années par des intégristes nullement désireux de faire progresser le «vivre-ensemble». Elle raconte la radicalisation de la mosquée Omar (avec Mohamed Hammami), la progression du Tabligh (un courant religieux fondamentaliste), l’éviction des petits commerces non islamiques, l’implantation des librairies intégristes, etc. Elle pèse ses mots, tente d’évaluer les choses au plus juste en se montrant la plus bienveillante possible. Géraldine Smith dévoile honnêtement sa difficulté initiale à admettre l’échec du modèle d’intégration à la française, pensant qu’à force de bonne volonté, il doit être possible d’émousser la haine de certains, au profil de vie difficile. Elle a le souvenir d’une enfance où les origines ne comptaient pas autant.
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Son intention initiale dans ces pages ? Savoir si une autre voie était possible. Si d’autres choix auraient pu favoriser la cohésion sociale plutôt qu’une cohabitation mêlant au fur et à mesure l’indifférence, l’hostilité et la rancœur ? Au départ, son quartier témoigne d’une diversité souriante. Quelques adolescents turbulents, mais rien de grave. Géraldine croit au multiculturalisme et à une classe moyenne mélangée. Journaliste, comme son mari Stephen (Américain), elle fut reporter à Jeune Afrique puis rédactrice en chef de L’Autre Afrique. Stephen travaillait au Monde après avoir quitté Libération. Elle choisira de devenir pigiste après la naissance de ses enfants, afin de bénéficier de plus de souplesse. Le couple a tout d’une paire de bobos… Mais Géraldine se met à observer avec de plus en plus d’attention, sans que sa probité intellectuelle ne soit altérée par sa bienveillance à l’égard de ses voisines et de son environnement quotidien. Elle s’affirme convaincue que la tolérance, l’ouverture d’esprit, finira par voir raison des malentendus, de l’incompréhension culturelle entre les différentes classes sociales et les communautés.

Et puis le 11 septembre 2001 survint. Des avions s’encastrent dans les Tours jumelles à New York : les deux colosses, symboles des États-Unis, s’enflamment et s’effondrent. Des mots s’imposent alors dans le vocabulaire, en particulier Al-Qaïda et Oussama Ben Laden. Géraldine Smith écrit avec tristesse que ce dernier, dans son quartier, fascine autant qu’il suscite le rejet. L’ambiance change dans la rue et la religion devient un sujet de conversation. Sa nouvelle fille au pair, une australienne de 17 ans, qui passe pour une américaine, sera agressée par un groupe de quatre jeunes beurettes s’enivrant de slogans anti-américains. Elle assiste ensuite, lentement mais inexorablement, à la progression de l’intégrisme : à la mosquée Omar, dans la rue Timbaud, dans les commerces. Elle note aussi l’antisémitisme grandissant de certains enfants musulmans.

Dès lors, l’auteure constate qu’elle a commis plusieurs erreurs intellectuelles : penser d’abord qu’une tolérance sans bornes permet aux étrangers de mieux s’intégrer : hélas, tolérer de manière excessive vire souvent à la démission. Comme elle l’explique parfaitement, on glisse vite de l’un à l’autre : lorsqu’on laissa les fidèles de la mosquée Omar prier dans la rue, un trouble à l’ordre public devint une habitude et encouragea les islamistes à menacer des commerçants, à mettre l’alcool à l’index ou à insulter les femmes qui refusaient de se plier à leurs exigences. Ce qu’il est important de saisir, c’est que l’intégrisme islamiste forme un programme totalitaire, un univers holistique (où le Tout s’impose aux individus) qui méprise le libre arbitre et vient combler une attente identitaire en valorisant la violence politique dans sa forme terminale.

Deuxièmement, Géraldine Smith affirme que les difficultés socio-économiques ne suffisent pas à expliquer la «désintégration». Troisièmement, le multiculturalisme fait des ravages parce qu’il conduit à penser qu’il existe un droit absolu à la différence autorisant à ne pas respecter la loi et les règles de vie d’une société au nom de sa singularité culturelle ou religieuse. Enfin, elle indique qu’elle a confondu la coexistence et le vivre-ensemble, la cohabitation et la convivialité. Faire nation constitue effectivement une chose bien plus complexe que juxtaposer des communautés.

Il jaillit de tout cela un livre émouvant, calme et nuancé, s’interrogeant avec bienveillance et goût de l’exactitude sur l’avenir de la France, son identité et son modèle d’intégration. En cette époque vindicative où rares sont ceux qui entendent la parole de l’Autre, c’est un exercice difficile et salutaire. A lire absolument pour jeter un regard humain et pourtant clinique sur un sujet capital.

Eric Delbecque, Chef du département intelligence stratégique de SIFARIS et Président de l’ ACSE – Auteur de : Idéologie sécuritaire et société de surveillance (Vuibert) Site: intelligences-croisees.com

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