Une Nouvelle de Lisa Sobol : « Entre quatre murs »

Publié le 28 février 2021 à  12h06 - Dernière mise à  jour le 31 octobre 2022 à  14h57

Étudiante parmi tant d’autres durant la crise sanitaire, j’ai voulu mettre des mots sur ce que tant d’entre nous avons ressenti. Mettre des mots sur ses émotions permet de les partager, de se soulager, et surtout de nous rassurer. L’écriture comme toute forme d’art a des vertus cathartiques: le mal que l’on partage semble alors moins lourd à porter.

Lisa Sobol est étudiante (Photo H.S)
Lisa Sobol est étudiante (Photo H.S)

Il ferma sa fenêtre alors qu’il faisait encore jour. Il ne supportait plus le soleil, l’absence de nuage, la douceur du printemps. Il ne supportait plus ni les rires ni les discussions incessantes qui encombraient la rue en contrebas. Il ne l’admettait pas mais il était jaloux, jaloux du bonheur des autres, jaloux d’un bonheur qui lui était inaccessible. Car, au fond, il le savait, personne ne remarquerait son absence ; il ne manquait à personne.

Avant, il était de nature sociable. Avant, on le voyait rarement sans son sourire. Mais depuis l’épreuve, c’était tout autre chose. Il était maigre, son visage émacié. Ses lèvres restaient scellées et ne laissaient voir qu’une simple ligne. Il n’était plus fait pour ce monde, ce monde qui décidait pour lui s’il faisait jour, s’il faisait nuit, s’il pouvait sortir ou non. Au début, il avait accueilli cet enfermement sans joie certes, mais sans peine non plus. Car il n’était pas seul. Puis, l’âme qui lui avait tenu compagnie avait changé de domicile. Le simple enfermement était alors devenu une insupportable solitude.

Il s’occupait comme il pouvait : il rangeait, cuisinait, et une fois, il s’était même essayé à la danse. Il avait monté le volume de la musique au maximum pour oublier l’ignominie du silence qui s’était fait une place dans son cœur. Et il avait dansé, crié tout ce qu’il avait à dire.

Il passait aussi beaucoup de temps devant sa fenêtre à observer ce qui se présentait à son regard, à espérer qu’une âme voisine fasse de même. Il avait ce pathétique espoir de pouvoir parler à quelqu’un, à un être qui ne soit ni un mur, ni un objet, ni lui-même. Une ou deux fois, cette jolie fille qui étendait son linge avait croisé son regard, ils avaient alors commencé à discuter. C’était agréable et étrange à la fois. Cependant, ces échanges ne duraient jamais bien longtemps, la demoiselle devait retourner à ses affaires, à ces personnes dont elle avait la chance de partager le toit.

Il avait fini par braver l’interdit et était sorti. Il ne reconnaissait plus sa ville. Même les oiseaux étaient plus silencieux qu’à leurs habitudes. Il avait bien sûr le droit de se rationner, mais cette fois c’était son âme qui avait besoin d’être nourrie. Il avait marché sans savoir où aller, sans destination, s’efforçant de respirer lentement, tentant d’accrocher son regard à chaque détail qui pourrait réchauffer son cœur. Il avait fini par échouer devant la mer au moment où le soleil s’y étalait. Une telle beauté ne cesserait jamais d’exister ! Il en avait la conviction.

Les nuages prirent rapidement une teinte colorée, semblant rosir de plaisir sous les louanges de cet être si seul. Tandis que des larmes inconscientes et silencieuses roulaient sur ses joues, le ciel se teintait d’orange. Face à la mer, face à l’expression de tant de beauté pour son seul plaisir, son âme se sentit quelque peu apaisée. Il resta ainsi jusqu’à ce que le froid et la nuit naissante le forcent à rebrousser chemin.
Chaque pas le rapprochant de son petit appartement faisait disparaître peu à peu le bien-être qui l’avait étreint dans sa contemplation du coucher du soleil. Il savait de plus, qu’il ne transgresserait pas l’interdit deux fois. Alors, combien de temps serait-il privé de toute vie sociale ? Combien de temps durerait cette vie émiettée, dénuée de but et de sens ?

De l’extérieur, le temps semblait arrêté, mais son esprit et son corps en ressentaient pleinement le cours. Il se disait qu’un jour les choses seraient à nouveau normales. Mais le temps s’écoulait sans qu’il puisse le retenir. Il voulait l’attraper et le conserver pour des jours meilleurs, le mettre dans un sablier que lui seul pourrait retourner. Cependant, le jeu ne fonctionnait pas selon ces règles-là. Le temps est pareil à l’eau qui s’écoule : il nous file entre les doigts sans que l’on puisse le retenir.

Le Temps. Cette notion fondamentale était devenue sa nouvelle obsession, car chaque minute qu’il perdait était une expérience qu’il ne ferait jamais. La vie étant une suite d’expériences, à quoi se résumait la sienne à présent ?

Le lendemain il était persuadé qu’il ne pouvait plus continuer de la sorte, il lui fallait une occupation, une motivation. Il descendit dans la cave et retrouva une vieille guitare. Il n’avait jamais été très bon musicien, mais il ne pensait pas trouver mieux pour passer le temps dans cet endroit poussiéreux. Cela l’avait distrait quelques semaines, puis une des cordes avait fini par lâcher, il n’avait pas pu la changer.

Occupé qu’il était à jouer, il n’avait pas entendu la vie reprendre ses droits dans les rues. Les gens sortaient plus, parlaient plus. Il s’était alors penché à sa fenêtre pour voir le tableau de plus près. Il ne comprenait pas ce qui avait ramené la vie, ce qui avait poussé les gens à ressortir. Ce n’était pas encore possible. Il avait été demandé, hier encore, de s’armer de patience. Alors que faisaient-ils, ces badauds à ignorer les lois ? Qui étaient-ils pour se sentir au-dessus des règles ? Il resta devant sa fenêtre un long moment, interdit, fasciné, intrigué, en colère aussi. Il observait de loin sans pouvoir s’imaginer être parmi eux.

L’effervescence ne dura pas, petit à petit le silence redevint roi. Les nouvelles étaient mauvaises. La peur était le nouvel accessoire en vogue : on ne sortait jamais sans elle. Pendant que celle-ci s’enracinait dans notre cerveau, le silence, lui, s’insinuait dans nos os. C’était un silence si morbide qu’il vous laissait pantelant, suppliant…

Faites que cela s’arrête, par pitié. Que l’on hurle, que l’on pleure, mais que l’on brise ce Silence aveuglant, ce Silence vorace et perfide qui se nourrit de chaque recoin de l’âme. Ce Silence, qui oppresse, brise et asphyxie. Ce Silence qui hante, commande, soumet. Ce Silence qui fait perdre la raison, la joie et son identité.

La radio était devenue un bruit de fond ; une autre forme de silence. La guitare cassée n’était plus une arme efficace contre le néant sonore. Ce Silence finirait par l’avaler, il lui enlèverait la vie comme il avait annihilé tout le reste. Il n’avait pas parlé depuis si longtemps qu’il n’était plus sûr d’être capable de s’exprimer un jour.

Parfois, dans la rue, il discernait des voix. Il n’arrivait plus à savoir si cela le rassurait vraiment. Il y avait encore une vie au-delà de ses volets, mais pourrait-il la récupérer un jour ? Y trouverait-il sa place ? Ces personnes, que faisaient-elles dehors ? N’avaient-elles pas peur ? Trop de questions se disputaient dans son esprit devenu malade. Malade d’ennui, d’absence et de silence. Il rêvait de compagnie, d’affection, de contact physique. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas connu le plaisir, d’être embrassé, d’être touché. Même le désir l’avait quitté. Pourtant il aurait bien aimé se laisser aller aux plaisirs du corps pour fuir la prison qu’était devenu son esprit. Il voulait être étreint, qu’on lui chuchote que ce calvaire cesserait bientôt. Il voulait qu’on le regarde, qu’on lui rappelle qu’il avait sa place dans ce monde, qu’on ne l’avait pas oublié. Ses amis, ses proches, se rappelaient-ils même son existence ?

Son esprit était malade et ses pensées nourrissaient ce mal. Mais il ne pouvait rien faire d’autre que penser, alors son état continuait d’empirer. Ainsi, quand bien même son enfermement cesserait, sa folie serait sa nouvelle prison. Ne voulant plus voir son état se dégrader de jour en jour, il avait caché son miroir, comme l’endeuillé qui refuse la pénétration du réel douloureux dans son regard perdu et désespéré. Il ne supportait plus d’observer sa silhouette famélique qui reflétait sa difficulté à s’alimenter convenablement. Sa peau était si pâle qu’elle semblait translucide.

Ses traits tirés, tout comme les taches violacées qui soulignaient son regard, traduisaient l’absence de sommeil et de repos. Il s’imaginait dans une chute permanente où rien ne pouvait le ralentir, où il ne pouvait se raccrocher à rien. Son regard vide signait sa défaite. Les journées s’enchaînaient sans lui laisser de souvenir. Il était entré en hibernation, ne se levant de son lit qu’en de rares occasions. Il attendait, mais qu’attendait-il ? Personne ne le savait vraiment, mais il continuait d’attendre.

Un jour, un bruissement de papier le fit sursauter. Quelqu’un avait glissé un mot sous sa porte. Une pensée par missive ? Une dette oubliée ? Il ne se leva pas tout de suite, peu importait ce que contenait ce papier, ce ne serait probablement rien de positif. Finalement, dans un élan de curiosité, il se redressa et alla récupérer le papier. C’était une feuille tout ce qu’il y avait de plus banal, un simple morceau de papier plié en quatre. Il le déplia lentement, essayant de faire taire un espoir stupide qui naissait en lui. Sur cette feuille, une simple phrase était écrite :

«Vous n’êtes pas seul.»

Il regarda le papier, sans réellement le comprendre, le serrant si fort que ses jointures en étaient blanches. Il le relut plusieurs fois, ne sachant pas bien comment réagir. Il ne sut combien de temps il fixa ce morceau de papier, mais il finit par s’endormir. Le lendemain, lorsqu’il se réveilla, il resta un long moment à regarder le plafond, sans bouger, il ne se l’avouerait pas, mais il attendait. Il espérait. Il attendait que le messager anonyme réitérât l’opération. Il ne fut pas déçu.

Les joies de la vie telle qu’on les connaît, ne sont arrêtées que le temps d’un instant, bien vite les choses reprendront leur cours et vous retrouverez votre place parmi les vôtres.

Ces pensées anonymes durèrent un long moment. L’impatience de recevoir ces petites phrases se fit plus forte que tout le reste. Lorsqu’il s’endormait, ses rêves n’étaient que cauchemars, mais au lever du soleil, l’optimisme renaissait en lui. Chaque nuit il faisait le même rêve, celui où il fermait sa fenêtre, comme s’il se fermait au monde. Dans ce rêve, il n’arrivait plus à ouvrir sa fenêtre ; il n’arrivait plus à s’ouvrir au monde. Il rêvait qu’il était seul, qu’il ne manquait à personne. La vie pouvait bien reprendre son cours dans les rues ; mais lui, il n’y avait pas le droit.

Aujourd’hui, il savait que cela n’était que rêverie, que sa vie, la vraie, lui appartenait. Il comprenait que cet enfermement touchait tout le monde, et que la solitude, même s’il ne le voyait pas, faisait d’autres victimes. Surtout, il savait à présent, que lorsque les portes s’ouvriraient, que la ferveur et la clameur seraient de nouveau maîtresse dans les rues, il serait en bas, lui aussi. Il serait dans la rue à célébrer la vie en levant l’envie de vivre plus forte que tout.
Lisa SOBOL

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