Voyage présidentiel en Algérie. Entretien avec Rostane Mehdi : ‘Le dialogue réinstallé au plus haut niveau entre deux pays qui ne se parlaient plus’

Publié le 7 septembre 2022 à  8h05 - Dernière mise à  jour le 19 décembre 2022 à  9h37

Lors du déplacement d’Emmanuel Macron en Algérie du 25 au 27 août, Rostane Mehdi, directeur de Sciences Po Aix, a fait partie de la délégation. Il considère ce voyage comme une réussite, se félicite de la relance de la coopération entre les deux pays, notamment sur le plan sécuritaire. Entretien.

Rostane Mehdi, directeur de Sciences Po Aix (Photo DR)
Rostane Mehdi, directeur de Sciences Po Aix (Photo DR)

Destimed: Quels ont été les points forts de ce voyage du président de la République en Algérie ?
Rostane Mehdi: Il s’agit d’une visite de trois jours très réussie qui réinstalle le dialogue au plus haut niveau entre deux pays qui ne se parlaient plus et connaissaient des tensions vives. La dimension la plus spectaculaire de cette visite est l’instauration d’un partenariat stratégique sur la sécurité entre les deux pays. Il faut en effet noter que, pour la première fois depuis l’indépendance, les plus hauts responsables militaires, chef d’état-major, en tête, et du renseignement étaient là, en présence des deux chefs d’État: Abdelmadjid Tebboune, le président de la République algérienne et Emmanuel macron, président de la République française. Ils ont pu échanger, travailler ensemble, c’est considérable.

«Une relance de la coopération»

Il a également été question de coopération ?
En effet, ce voyage s’est conclu par une relance de la coopération dans des domaines aussi variés que l’économie, l’énergie, l’innovation, la recherche, la culture, l’éducation. Après des années de stagnation voire de régression c’est une nouvelle page qui peut s’écrire en matière de coopération. Le président Macron a clarifié la question des binationaux, en insistant sur leur importance dans les relations entre les deux pays, c’est une première. La déclaration d’Alger note ainsi qu’ils sont un pont entre les deux rives.

«Ce qui distingue la mémoire de l’histoire»

Qu’en est-il de la mémoire ?
C’est une question très inflammable. Je voudrais à ce propos rappeler ce qui distingue la mémoire de l’Histoire. La mémoire renvoie à un vécu nourri d’expériences que l’on peut réinterpréter sachant que la mémoire est sujette à défaillance et qu’il peut y avoir reconstruction. Et nous sommes aussi confrontés à la disparition des témoins directs. Et puis, on constate que les mémoires peuvent être en rivalité, en concurrence victimaire. Alors la mémoire doit s’exprimer mais nous avons besoin de l’Histoire qui la canalise, l’objective. Et, dans ce domaine, l’exercice des deux présidents est réussi. Ils réintègrent la mémoire dans une démarche historique et scientifique pour écrire le récit le plus objectif possible dans lequel les mémoires pourront coexister sans être concurrentes.

On assiste à la recherche d’un point d’équilibre. Il y a d’une part la légitimité de la cause algérienne, de la décolonisation face à un colonialisme qui était un système violent et injuste qui contenait en lui-même les germes de sa propre perte. Mais la légitimité ne doit pas nier la réalité des douleurs. La guerre d’indépendance était légitime mais elle n’en a pas moins été violente. Elle a entraîné des pertes et des souffrances dans toutes les communautés et il ne faut pas oublier que tout le monde a souffert dans la construction d’un récit qui soit le plus proche possible de la réalité .

«Dans les années 70 il n’y avait pas besoin de visas»

Comment a été traitée la polémique autour des visas ?
C’est une question délicate et on oublie parfois que dans les années 70 il n’y avait pas besoin de visas pour se rendre d’un pays à l’autre. Puis, la France l’a mis en place dans les années 80 et l’Algérie, dans le cadre de la réciprocité, a établi à son tour un visa. Ces visas sont, depuis, au cœur d’une tension permanente non seulement entre les États mais aussi entre les citoyens. Après, l’époque a changé depuis les années 7O. Les risques sécuritaires, sanitaires, imposent une régulation de la circulation mais cela ne doit pas dire tarissement. Emmanuel Macron s’est prononcé en faveur d’une politique raisonnable favorisant la mobilité de toutes les personnes dont la mobilité est facteur de développement et de dynamisme -artistes, sportifs, entrepreneurs, universitaires, scientifiques, associatifs, responsables politiques- permettant, d’une rive l’autre de la Méditerranée, de bâtir davantage de projets communs. Il a ainsi annoncé que la France allait passer de l’accueil de 30 000 étudiants algériens cette année à 38 000 l’an prochain. Il faut, parallèlement, que l’Algérie accepte d’accueillir les Algériens expulsés. Personnellement, je regrette cette époque où l’on circulait d’une rive à l’autre sans autre viatique que le passeport. Le monde a certes changé, mais il faut retrouver de la fluidité. Actuellement des personnes sont privées de voir leurs parents, leurs enfants, leur frère, leur sœur pour des questions de visa, ce n’est pas possible.

«Un office franco-algérien de la jeunesse n’a pas été évoqué»

Est-ce que selon-vous certains sujets auraient mérité d’être abordés ?
On parle de coopération pour la jeunesse, je regrette que la création d’un Office franco-algérien de la jeunesse n’ait pas été évoqué en s’appuyant sur l’exemple de l’office franco-allemand de la jeunesse qui a vu le jour au sortir de la seconde guerre mondiale. L’accueil de jeunes algériens dans des familles en France lors de séjours enracinerait le partenariat. Or, pour qu’un partenariat aussi ambitieux prenne vie il importe que les appareils politiques soient en phase mais cela ne suffit pas il faut aussi un enracinement dans la population, il faut que la conscience, du fait que nous sommes dans une communauté de destin, soit partagée par le plus grand nombre sur les deux rives.

In fine, que retenez-vous de ce déplacement en Algérie ?
Je retiens le caractère positif de cette visite même s’il peut y avoir des revers. On se souvient de l’extraordinaire voyage de Jacques Chirac en 2003 avant que cette dynamique ne soit cassée par la loi sur le caractère positif de la colonisation mais là, je sens que nous sommes parvenus à un point de bascule car on trouve du volontarisme aussi bien chez Abdelmadjid Tebboune que chez Emmanuel Macron. Nous sommes dans une communauté de destin, nous avons le français en commun, «ce butin de guerre» comme l’avait qualifié l’écrivain Kateb Yacine. Il existe un entrelacement des sociétés civiles. Nous sommes confrontés aux mêmes défis climatiques mais aussi stratégiques car l’Algérie n’a pas envie de voir des États djihadistes s’installer au Sud de sa frontière.
Propos recueillis par Michel CAIRE


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Déclaration commune franco-algérienne

Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie et dans l’esprit des Déclarations d’Alger de 2003 et de 2012, la France et l’Algérie, fortes des liens humains exceptionnels qui les unissent et résolument déterminées à promouvoir leur amitié et à consolider leurs acquis en matière de coopération et de partenariat, renouvellent leur engagement à inscrire leurs relations dans une dynamique de progression irréversible à la mesure de la profondeur de leurs liens historiques et de la densité de leur coopération.

Les deux parties estiment le moment venu de favoriser une lecture objective et de vérité d’un pan de leur histoire commune, tenant compte de l’ensemble de ses étapes afin d’appréhender l’avenir dans l’apaisement et le respect mutuel.

Elles conviennent de valoriser leur appartenance au même espace géographique méditerranéen, leurs convergences politiques et leurs complémentarités économiques pour édifier une relation stratégique sur la base d’une confiance mutuelle et d’un dialogue renouvelé.

La France et l’Algérie décident d’inaugurer une nouvelle ère de leurs relations d’ensemble en jetant les bases d’un partenariat renouvelé, qui se décline à travers une approche concrète et constructive, tournée vers des projets d’avenir et la jeunesse, à même de libérer le potentiel de leur coopération et conforme aux aspirations de leurs peuples.

Ce nouveau partenariat privilégié, devenu une exigence dictée par la montée des incertitudes et l’exacerbation des tensions régionales et internationales, fournit un cadre pour concevoir une vision commune et une démarche étroitement concertée pour faire face aux nouveaux défis globaux (crises globales et régionales, changement climatique, préservation de la biodiversité, révolution numérique, santé…), au service de la paix, de la stabilité et du développement, dans le respect du droit international et dans l’esprit du multilatéralisme.

La France et l’Algérie entendent jouer un rôle central dans la promotion du partenariat entre l’Europe et l’Afrique la construction d’un espace méditerranéen de paix, de développement et de prospérité partagée. A cette fin, elles expriment leur volonté de définir un agenda conjoint d’avenir à horizon 2030 et de conclure un nouveau pacte pour la jeunesse.

Dialogue politique
La France et l’Algérie considèrent que le moment est venu d’évaluer les cadres existants de la coopération bilatérale. A cet effet, la France et l’Algérie décident de rehausser leurs concertations politiques traditionnelles par l’institution du «Haut Conseil de coopération» au niveau des Chefs d’État, pour approfondir et concevoir, ensemble dans un esprit de confiance et de respect mutuels, des réponses adaptées aux questions bilatérales, régionales et internationales d’intérêt commun.

Le Haut Conseil de Coopération supervisera les activités des différents mécanismes de la coopération bilatérale et donnera les grandes orientations sur les principaux axes de coopération, sur les actions concrètes de partenariat et en évaluera la mise en œuvre. Des visites ministérielles bilatérales dans tous les domaines concernés se tiendront à échéance régulière pour en assurer le suivi.

Pour les questions de Défense et de Sécurité, les chefs d’États réuniront les responsables des deux pays sur le modèle de la réunion de Zeralda du 26 août 2022, chaque fois que nécessaire.

Ce Haut Conseil se tiendra tous les deux ans, alternativement à Paris et à Alger selon les modalités à définir ultérieurement.

Histoire et mémoire
Les deux parties entreprennent d’assurer une prise en charge intelligente et courageuse des problématiques liées à la mémoire dans l’objectif d’appréhender l’avenir commun avec sérénité et de répondre aux aspirations légitimes des jeunesses des deux pays.

Dans cette perspective, elles conviennent d’établir une commission conjointe d’historiens français et algériens chargée de travailler sur l’ensemble de leurs archives de la période coloniale et de la guerre d’indépendance. Ce travail scientifique a vocation à aborder toutes les questions, y compris celles concernant l’ouverture et la restitution des archives, des biens et des restes mortuaires des résistants algériens, ainsi que celles des essais nucléaires et des disparus, dans le respect de toutes les mémoires. Ses travaux feront l’objet d’évaluations régulières sur une base semestrielle.

Les deux parties conviennent de créer, en France et en Algérie, des lieux qui seront à la fois un espace muséal ainsi qu’un lieu de création, de dialogue et d’échange des jeunesses franco algériennes. Ces lieux accueilleront des chercheurs, des artistes, et des jeunes de la France et de l’Algérie qui mèneront des projets en commun.

Le travail sera renforcé sur l’entretien des cimetières européens et la valorisation de leur patrimoine funéraire exceptionnel.

Dimension humaine et mobilité
Conscientes que les liens humains constituent le vecteur, par excellence, de la redynamisation effective du partenariat bilatéral, les deux parties conviennent d’engager une réflexion pour bâtir des solutions concrètes et opérationnelles à même de répondre à leurs attentes respectives pour que la circulation des personnes entre les deux pays soit organisée et encadrée pour être pleinement respectueuse des lois, intérêts et contraintes du pays d’accueil tout en favorisant des échanges humains liés aux dynamiques économique, sociale, académique et touristique entre deux pays et deux sociétés partageant des liens multiples.

Les deux parties conviennent de définir les contours d’une plus grande coopération dans ce domaine, avec pour objectif d’encourager la mobilité entre les deux pays, notamment pour les étudiants, entrepreneurs, scientifiques, universitaires, artistes, responsables d’associations et sportifs, permettant de conduire davantage de projets communs.

Elles s’engagent par ailleurs à valoriser le potentiel que représentent la communauté algérienne en France et les citoyens binationaux dans le développement de la relation bilatérale et à appuyer les projets que ces acteurs portent en ce sens en France comme en Algérie.

Partenariat économique et pour la transition énergétique
La France et l’Algérie donneront un nouvel élan à leurs relations économiques pour favoriser un partenariat équilibré dans l’intérêt des deux pays.

Dans cette optique, elles entendent favoriser une relance de leurs échanges économiques et encourager le développement des partenariats entre leurs entreprises ainsi que la recherche pour l’innovation. Ces efforts porteront en priorité sur les secteurs d’avenir : le numérique, les énergies renouvelables, les métaux rares, la santé, l’agriculture et le tourisme.

Les deux parties sont convenues de coopérer ensemble sur la transition énergétique notamment à travers une coopération dans les domaines du gaz et de l’hydrogène. Elles sont également convenues de lancer un programme de recherche d’innovation technologique sur la récupération et le traitement du gaz de torchage.

Cette relance devrait se traduire par l’accroissement de l’investissement, la préservation et la création d’emplois sur leurs territoires respectifs, notamment à destination de la jeunesse, à travers une étroite implication des opérateurs économiques des deux pays à sa définition et au suivi de sa mise en œuvre. Dans cette perspective, les deux parties veilleront à l’opérationnalisation rapide du fonds d’investissement commun conçu pour accompagner les efforts conjoints de coproduction et d’investissement.

Les deux parties sont convenues d’œuvrer au développement d’infrastructures logistiques sur les deux rives de la Méditerranée.

Coopération éducative, scientifique, culturelle et sportive
Les deux parties réaffirment leur volonté de poursuivre et d’intensifier la coopération bilatérale dans les domaines éducatif et scientifique en identifiant conjointement leurs priorités et attentes respectives, dans l’esprit constructif qui les a toujours animées.

Les deux parties sont convenues de donner un nouvel élan à leur coopération culturelle, notamment dans le domaine de la création, de la production et de la formation cinématographique, et réaffirment leur engagement à promouvoir davantage un rayonnement culturel mutuel dans les deux pays.

Elles sont également convenues de lancer des programmes de recherche en faveur de la protection de la Méditerranée et de sa biodiversité et de l’environnement en général. Les deux parties sont convenues de renforcer leur coopération sur les fouilles archéologiques, notamment à Tipaza et de renforcer la formation des archéologues.

La coopération entre l’Institut Pasteur de France et l’Institut Pasteur d’Algérie sera renforcée pour favoriser les mobilités de chercheurs et mettre en œuvre des programmes de recherche conjoints.

De la même manière, la coopération entre le CNRS et la DGRSDT -Direction Générale de la Recherche Scientifique et du Développement Technologique- (Algérie) sera renforcée de manière à créer des actions structurantes dans le domaine de la recherche.

Jeunesse
La France et l’Algérie décident de conclure un nouveau pacte pour la jeunesse, portant sur l’ensemble de ses dimensions et se traduisant par la mise en œuvre de projets concrets, parmi lesquels :
-La création d’un incubateur de start-up en Algérie, et son appui par les structures publiques et privées d’ores et déjà développées, en vue d’établir un réseau d’incubateurs de part et d’autre de la Méditerranée
-Le développement de la formation, à travers l’intensification des coopérations universitaires et de l’enseignement supérieur dans les domaines d’avenir, dont en priorité l’économie numérique, la transition énergétique, les industries culturelles et la santé, notamment.
-La mise en œuvre des conditions d’une mobilité positive entre les deux pays.
L’appui à des projets d’investissement d’avenir en France et en Méditerranée, initiés notamment par les PME, à travers le Fonds de 100 millions d’euros pour les entrepreneurs issus de la diaspora maghrébine qui sera implanté à Marseille.
-Le développement conjoint de filières cinématographiques à travers la mise en place d’espaces de création contemporaine communs, de studios et de formation aux métiers du cinéma.
-L’intensification des efforts pour accueillir des artistes en résidence et favoriser par ce biais des créations artistiques conjointes.
-L’intensification de la coopération sportive, à travers le développement d’échanges entre les fédérations sportives, des formations aux métiers du sport, des infrastructures et équipements sportifs et de gestion des grands événements sportifs.
-Un effort conjoint sera mené afin d’encourager les traductions d’ouvrages entre le français et l’arabe.
-La facilitation mutuelle de l’ouverture de nouveaux établissements scolaires.
Un point d’étape, associant l’ensemble des acteurs publics et privés ainsi que les porteurs de projets, sera conduit tous les six mois pour évaluer les progrès effectués et donner de nouvelles impulsions.)]

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