Publié le 19 mars 2017 à 21h18 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 15h57
Ceija Stojka est Rom d’Europe centrale. Elle vit dans une roulotte en Autriche. En 1943, âgée de dix ans, elle est raflée par les nazis avec toute sa famille dont certains membres feront partie des 500 000 tziganes persécutés et assassinés dans les camps. Ceija, sa mère et quelques autres en réchapperont après deux années au cours desquelles elles vivront l’enfer à Auschwitz-Birkenau, Ravensbrük et Bergen-Belsen où elles seront libérées en 1945 par les alliés. Pendant deux ans, la petite fille va vivre l’horreur des tortures, charrier les cadavres, respirer la puanteur des charniers, subir les humiliations, pleurer, emmagasiner des images avec ses yeux d’enfants; «les morts, c’étaient nos protecteurs et ils étaient humains. Des gens que l’on avait connus. Mais ceux que l’on n’avait pas connus, on disait aussi qu’ils étaient des nôtres. C’était les nôtres et on n’est pas seuls. On n’était pas seuls aussi parce qu’il y avait tellement d’âmes qui virevoltaient tout autour.». Libérée, elle rejoint avec les siens la communauté des gens du voyage à Vienne. Pendant quarante ans, elle va vivre sa vie de femme et de mère. Puis vers 1985, sans rien dire à personne, elle commence à écrire, dessiner et peindre ; en parfaite autodidacte. Souvent la nuit, dans la roulotte. Elle étale une feuille de papier sur la table et travaille. Mais ce qu’elle peint, ce ne sont pas les œuvres d’une quinquagénaire mais des cauchemars, ces images enfouies au tréfonds des lobes de son cerveau depuis tant d’années. Elle restitue sur la toile, le papier, le carton ou le bois ces souvenirs cruels, avec son regard de petite fille. Une restitution naïve, certes, mais tellement puissante et émotionnellement bouleversante, qu’elle en devient un témoignage hallucinant. Comme ce tableau où les fours sont en arrière plan; devant eux, les malheureux, nus, qui attendent leur heure, quelques corps désarticulés, les flammes, une cheminée où figure une croix gammée. Premier regard ; puis lorsque l’on se recule, on fait zoom arrière et l’on se rend compte que ce que l’on prenait pour quatre cheminées fumantes au premier plan, derrière une rangée de fils de fer barbelés, ce sont deux paires de bottes et de pantalons bouffants gris de soldats allemands. Une scène vue à hauteur d’enfant et restituée telle quelle par l’artiste Rom. Chacune de ses œuvres est signée ; et à proximité de la signature, une branche d’arbre stylisée symbolise cet arbre de vie de Bergen-Belsen dont elle s’est nourrie des feuilles et de la sève pour survivre. «Dans la baraque, on ne pouvait pas dormir, elle était inutilisable. Il n’y avait pas de toit là-haut, tout était cassé […]. Mais ce qui était bien -c’était déjà le printemps et la nature était en plein travail- c’est que sous les baraques, au bord des planches, l’herbe poussait. Vert clair ! Si haut ! […] On mangeait ça comme du sucre. On mangeait aussi des lacets de cuir et on avalait de la terre. Quand il n’y a plus rien, tu manges tout, aussi de vieux chiffons ! Si seulement on en avait eu suffisamment ! La plupart des femmes n’avaient plus de couverture parce qu’elles l’avaient mangée. […] Et quand on trouvait une ceinture ou une chaussure, ça c’était la belle vie ! » Puis il y a les corneilles, omniprésentes, grands oiseaux noirs qui sont, pour Ceija, tantôt des signes de vie, d’autres fois des symboles de mort. Des oiseaux qui croassent encore, de nos jours, à Auschwitz-Birkenau, survolant ces endroits sinistres, comme s’ils avaient traversé le siècle, ou presque, pour témoigner, eux aussi, de l’horreur. Des oiseaux que l’on retrouve stylisés dans les trois œuvres plus paisibles qui mettent un point final à cette exposition… Car pour Ceija Stojka la question était permanente : «Et si Auschwitz était simplement endormi ?» «Toujours, quand je vais à Bergen-Belsen, racontait-elle, c’est comme une fête ! Les morts volent dans un bruissement d’ailes. Ils sortent, ils remuent, je les sens, ils chantent et le ciel est rempli d’oiseaux.» «Si le monde ne change pas maintenant, si le monde n’ouvre pas ses portes et fenêtres, s’il ne construit pas la paix – une paix véritable – de sorte que mes arrière-petits-enfants aient une chance de vivre dans ce monde, alors je suis incapable d’expliquer pourquoi j’ai survécu à Auschwitz, Bergen-Belsen, et Ravensbrück», écrit Ceija Stojka.
Soixante-quinze dessins et tableaux sont rassemblés pour nourrir cette exposition indispensable qui, malheureusement, n’est accrochée à la Friche de la Belle de Mai à Marseille que quelques jours encore (jusqu’au 16 avril) ; une chose est certaine, au-delà du témoignage bouleversant, chacune de ces œuvres est un coup de poing qui dans cette période troublée que nous vivons nous rappelle que la tentation peut être fatale du populisme et du nationalisme… Un violent coup au cœur, aussi, qui ne laisse personne indemne. A visiter, en urgence…
Michel EGEA
Pratique. Une exposition produite par Lanicolacheur-Marseille et La Maison Rouge-Paris. Du 10 mars au 16 avril, Galerie de la Salle des Machines à la Friche La Belle de Mai du mercredi au dimanche de 11heures à 19 heures. Vendredi 31 mars à 18h45 et Samedi 1er avril à 19 heures, lectures de « Je Rêve que je vis? libérée de Bergen Belsen ». Samedi 1er avril à 17 heures, visite commentée par Xavier Marchand, co-commissaire de l’exposition et à 20h30 Projection du film de Karin Berger sur Ceija Sotjka.