Aix. Théâtre du Bois de l’Aune – Paris. Théâtre du Rond-Point. Emmanuel Noblet adapte pour la scène « Article 353 du code pénal » de Tanguy Viel avec un Vincent Garanger d’exception

Présenté les 17 et 18 octobre au théâtre du Bois de l’Aune, « Article 353 du code pénal »  de Tanguy Viel est un choc. Un tsunami devrait-on dire plutôt. Une déferlante d’émotion envahissant le spectateur qui ressort secoué, bouleversé, et impressionné autant par ce qu’il a entendu que par ce qu’il a vu de l’interprétation d’un Vincent Garanger au sommet de son art.

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Emmanuel Noblet au pied du muret et Vincent Garanger dans « Article 353 du code pénal » pièce tirée du roman de Tanguy Viel. (Photo Jean-Louis Fernandez)

Après avoir magnifié sur scène le roman de Maylis de Kerangal, «Réparer les vivants », le comédien et metteur en scène Emmanuel Noblet, s’empare d’un autre chef-d’œuvre de la littérature contemporaine française : «Article 353 du Code pénal » de Tanguy Viel. Originaire de Bretagne, ce dernier, auteur d’exception a été publié dès son premier ouvrage par les Éditions de Minuit. Pensionnaire de la Villa Médicis en 2003, il a reçu le Prix littéraire de la vocation pour son roman « L’Absolue Perfection du crime ». « Article 353 du Code pénal » est son neuvième roman, récompensé par le Grand Prix RTL Livre et le Prix François Mauriac. Son écriture dissèque les liens familiaux, les duperies, les inégalités de classes et les rapports père/fils, ou père/fille dans son dernier roman « La fille qu’on appelle ».

On peut résumer la problématique de ses œuvres de la manière suivante : « Généralement considérés comme des romans policiers, ce sont des monologues intérieurs de personnages de classes socio-culturelles moyennes ou dites « inférieures ». Le discours du narrateur y est en perpétuelle tension, parasité par celui des autres personnages et l’incertitude de son propre langage, torpillé de doutes personnels. Bien souvent la question du récit n’est pas tant de savoir si les actes évoqués sont justes, au sens moral, ou non ; l’importance réside dans le fait de savoir si le narrateur a réussi à raconter sa vie. » Ayant collaboré à l’écriture du film de Louis Garrel, «L’Innocent » (César 2023 du meilleur scénario), reconnu pour la grande finesse de son style, Tanguy Viel admet volontiers l’héritage littéraire de Jean Echenoz ou François Bon, dans la famille des Laurent Mauvignier et Éric Vuillard. À la parution d’Article 353, il disait à leur propos : « Il y a eu la littérature du silence, de la ruine, de la table rase, et eux ont eu envie de refabriquer du vivant. On continue ce travail-là. »

D’emblée nous voilà dans la rade de Brest, les rêves d’investissement des habitants du bourg, la faillite, l’escroquerie… Le décor de ce polar finistérien est planté. Pour avoir jeté à la mer le corps d’Antoine Lazenec, un promotteur véreux qui l’a arnaqué, Martial Kermeur vient d’être arrêté par la police. Devant le juge, il retrace le cours des événements qui l’ont mené jusque-là. Dans cette version scénique, les mots de Tanguy Viel, politiques et fulgurants, servis par l’impeccable Vincent Garanger, composent une œuvre théâtrale sensible. Une réflexion sur l’empathie et la dignité.

Un grand texte sur la lutte des classes et l’injustice

« C’est une drôle d’affaire, la pensée, n’est-ce pas ? », nous dit-on. Emmanuel Noblet ajoutant : « Surtout la pensée d’un homme qui face à un juge, déroule le fil des événements qui l’ont conduit à se faire justice lui-même. Oui, c’est une compréhension fascinante de l’âme humaine que d’écouter Martial Kermeur raconter ses années, ses échecs et la conséquence des choses, même s’il n’a pas les mots pour le dire, du moins, le croit-il. En réalité sa connaissance des autres, comme de lui-même, est aussi affûtée que son regard sur la mer. Dans sa compréhension des choses, il est le rocher face au vent, il a une perception tellurique, secrète et sourde, il les ressent. C’est toute la beauté de ce personnage, un homme parmi « ceux qui ne sont rien », un cinquantenaire licencié, père divorcé dépassé par son fils devenu plus fort et plus déterminé que lui. Mais ce velléitaire est passé à l’action ce matin et ce n’est pas rien d’écouter les taiseux lorsqu’ils prennent enfin la parole.»

Tanguy Viel, lui, a les mots pour l’écrire. Cet orfèvre de l’écriture signe là un de ses plus grands romans. La beauté de son style sert une dramaturgie puissante où pourtant tout est dit dès les premières lignes : ce sera un huis clos sans autre événement que d’avancer dans la psyché d’un homme, une exploration sensible de son histoire, une empathie envers toutes les promesses non tenues, aussi bien politiques qu’intimes. Viel dissèque de l’intérieur les rouages d’une manipulation, jusqu’à nous placer au moment exact du dernier ressort, celui de la dignité d’un homme. Car à trop longtemps subir l’arrogance et la honte, on devient dangereux. C’est un grand texte sur l’injustice et le besoin d’y remédier, la nécessité, encore et toujours, de réparer les vivants. Quand l’injustice est telle qu’il faut y remédier soi-même, prendre ses responsabilités, que l’on soit juge ou assassin, en ne respectant plus la loi ou en l’interprétant favorablement. L’intime conviction est un principe du droit logé à l’article 353 du Code de procédure pénal. C’est aussi tout le principe du théâtre que de traiter de l’intime et de nos convictions. Cette histoire y trouvera donc toute sa place, via les échos personnels à nos misères et nos faiblesses, en portant nos besoins de justice, de grandeur, d’estime de soi et de mots pour le dire. Nous écouterons un homme raconter sa vie et la généalogie d’un crime. Nous ferons ce voyage mental, cette remontée à contre-courant des assignations sociales. Ce sera une traversée dans la houle. « Et vous n’imaginez pas, à cette seule idée de mener sa barque, soudain, dans un cerveau comme le mien, il y a des vagues de trois mètres», précise le metteur en scène.

Emmanuel Noblet…au service des textes qu’il met en scène

Saluons le travail de découpage du roman réalisé par Emmanuel Noblet qui a réussi à ne jamais réduire la profondeur du texte tout en élaguant bien entendu certains passages. Artiste inventif dont on verra dans ce même Bois de l’Aune d’Aix les 7 et 8 novembre prochain la mise en scène du spectacle de Lola Lafon « Un état de nos vies », et que l’on retrouvera ensuite du 7 au 18 janvier 2025 dirigeant au Jeu de Paume d’Aix-en-Provence François Cluzet dans l’adaptation du roman de Denis Michelis « Encore une journée divine » Emmanuel Noblet demeure toujours au service des auteurs dont il accompagne le travail sur scène. Pas d’ego, de tics, de trucs mais une vérité qui ressemble à une humilité non feinte et une grandeur d’âme. Dans la peau du juge d’intruction qui ne prononce que quelques phrases il représente la loi mais, aussi en quelque sorte,  le spectateur écoutant le récit de cet accusé, homme abîmé, qui dans un geste de fou a tenté de rétablir à sa manière une certaine forme de justice.

Vincent Garanger au-delà du jeu

Et puis il y a Vincent Garanger dans le rôle de Martial Kermeur. Sous les traits devrait-on dire. Dans sa peau. Dans son âme. Qui raconte tout de sa rage devant l’injustice de sa douleur d’avoir vu le maire de la ville se suicider, comment son fils s’est retrouvé en prison, lui aussi, et comment d’un drame à l’autre il a tenté de se reconstruire. Car Vincent Garanger, comme à son habitude est au-delà du jeu. Il n’interprète pas seulement. Il incarne et secoue les lignes. On se souvient de son duo étonnant formé avec Philippe Torreton dans « Lazzi » de Fabrice Melquiot donné cet été au cœur du Off d’Avignon. On rappellera aussi combien il fut magistral également dans « J’ai pris mon père sur mes épaules » de ce même Fabrice Melquiot pièce vue au Jeu de Paume d’Aix où il partageait le plateau avec Maurin Ollès, Rachida Brakni et son complice Philippe Torreton. Notons que dans cette pièce son personnage de Grinch confie à Roch (Philippe Torreton) qu’il s’est fait tatouer sur l’omoplate « la fée clochette » qui sera là comme pour le protéger. Précisons qu’il s’agit ici d’un clin d’œil amical de l’auteur Fabrice Melquiot au directeur des Théâtres aixois Dominique Bluzet qui a effectivement une fée clochette tatouée sur lui.

Après lui avoir raconté cela en amont le dramaturge l’a replacé dans sa pièce et Garanger devenant alors le porte-parole de ce fait peu commun. Oui, Vincent Garanger impressionne, bouleverse et dans « Article 353 du code pénal » fait réfléchir sur les rapports sociaux, sur la lutte des classes non de manière théorique mais physique et avec une puissance rare. Sur scène durant une heure quarante-cinq, (une performance où il déploie un texte réaliste chargé de symbolisme) il enchaîne, ne perd jamais le spectateur le cueille à froid tel un boxeur sonnerait son adversaire. Le fait pleurer de rage et d’émotion aussi, aidé en cela par le jeu de lumières signé Vyara Stefanova, la vidéo très  à propos de Pierre Martin Oriol et un décor unique donnant l’effet de se trouver placé devant un tableau de maître. Quant au titre… si vous n’avez pas fait des études de droit, qu’importe, vous en aurez l’explication à la toute fin… Vous avez dit chef-d’oeuvre autant pour l’écriture de Tanguy Viel que pour l’ensemble du dispositif scénique, jeu compris ? Alors vous avez raison. On confirme .

Jean-Rémi BARLAND

« Article 353 du code pénal » par Tanguy Viel. Éditions de Minuit

Pièce au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin Delano Roosevelt  – 75 008 Paris. 21 janvier- 15 février 2025. Du mardi au vendredi, 19h30 – samedi, 18h30 – dimanche, 15h30 Relâche les lundis et le dimanche 26 janvier. Renseignements et réservations tel 01 44 95 98 21 ou sur le site  theatredurondpoint.fr

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