Athènes. Interview d’Eulalie RUS par Fabien Perrier : La cuisine méditerranéenne menacée par la raréfaction de certaines espèces de poissons

Pour la deuxième année consécutive, l’Ambassade de France en Grèce et l’Institut français de Grèce ont organisé la semaine de la gastronomie française, du 16 au 21 mars 2025.  Étaient présents des chefs français, des meilleurs ouvriers de France (MOF) et des chefs grecs. S’ils ont pu partager leurs connaissances, leur savoir-faire, ils ont également dressé un constat commun : certaines ressources sont en voie de raréfaction et, si aucune mesure n’est prise, c’est tout un patrimoine gastronomique qui est menacé.

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Eulalie Rus faisait partie des Françaises et Français présents à Athènes pour “la semaine de la gastronomie française” ©DR

Eulalie Rus faisait partie des Françaises et Français présents à Athènes pour l’occasion. Poissonnière et écaillère à L’Isle-sur-la-Sorgue, elle exerce ce métier depuis 7 ans à la suite d’une reconversion. Après des études de droit et une première carrière de 10 ans comme courtière en assurance, elle décide d’ouvrir sa poissonnerie en 2018. Elle remporte le prestigieux titre de Meilleur Ouvrier de France en 2023. Mais en l’espace de 7 ans, elle constate la raréfaction de certaines espèces de poissons. Entretien

Pour vous qui êtes poissonnière écaillère, y a-t-il des points communs entre la cuisine marseillaise et la cuisine grecque ? Seraient-ils révélateurs d’une cuisine méditerranéenne ?

Le premier dénominateur commun réside dans le type de cuisine : c’est une cuisine de produits, authentique. En Grèce, comme à Marseille, il y a bien sûr le poisson, le poulpe. Un autre point commun se trouve dans l’utilisation et le travail des herbes. Et puis, la cuisine méditerranéenne est une cuisine simple, conviviale, qui se partage comme la bouillabaisse ou les mezzés. Depuis 7 ans que j’exerce ce métier, j’assiste à la raréfaction de certaines espèces. Aussi, ces cuisines doivent faire face à cette moindre disponibilité des ressources. Dans ces conditions, pourrons-nous encore, à l’avenir, préparer certains plats traditionnels ? Certes, on pourra adapter la bouillabaisse. Au départ, c’était un plat préparé avec les produits que les pêcheurs avaient sous la main. Aujourd’hui elle a évolué : elle se sert avec des poissons et des morceaux plus « nobles », plus «haut de gamme» ; mais la recette peut se maintenir en revenant à la recette de départ, à base de la ressource -donc des espèces de poisson- disponible. Mais en Grèce, des plats traditionnels peuvent être en danger. Je pense au Poulpe… J’entends ceux qui alertent sur la disponibilité du poulpe de Méditerranée. Faudra-t-il, alors, abandonner certaines traditions culinaires ? Pour ma part, je pense que nous n’avons aujourd’hui pas d’autre choix que d’être dans l’alerte et de mettre en place des politiques de prévention.

Vous dénoncez une forme de surexploitation de la ressource en poissons…

 Effectivement, aujourd’hui, je déplore et dénonce le manque d’un cadre juridique pour protéger certaines espèces. Pourtant, dans un passé récent, nous avons été capables d’en créer un pour protéger le thon rouge de Méditerranée. Il y a une vingtaine d’années, il était en voie de disparition ; une véritable menace d’extinction pesait sur l’espèce. Les acteurs de la filière se sont donc mobilisés. Parmi eux, il y avait les pêcheurs qui étaient conscients que ce poisson constituait pour eux une ressource essentielle. Aujourd’hui, cette espèce revient ; elle est maîtrisée, gérée, et les stocks sont en bon état. Pourquoi ne pas appliquer le même modèle aux autres espèces ? En quelque sorte, nous sommes face à un dilemme : diminuer la consommation ou être jusqu’au-boutiste, au risque de ne plus manger de certains poissons dans quelques années. Nous, les poissonniers, en avons conscience, mais nous sommes en bout de chaîne. Cette question devrait d’abord être posée aux grossistes, aux lobbys… Il y a des intérêts économiques certes, mais il y a aussi des intérêts de transmission de culture et de patrimoine gastronomique qu’il ne faut pas négliger. En réalité, il faut mobiliser toute la chaîne de production pour essayer de casser la logique de surexploitation. Aujourd’hui, le cabillaud -on dit morue dans le Sud- est surconsommé. Si nous ne faisons rien, dans 20 ans, nous ne pourrons plus en consommer. Tout le monde est responsable, à chaque échelle. Il faut, au plus vite, qu’un travail sérieux soit réalisé pour protéger nombre d’espèces.

 Vous évoquiez un cadre juridique. Est-il possible d’aller vers une pêche durable ?

Nous ne sommes pas à l’abri d’un effondrement total de la ressource. Si nous en arrivons là, c’est la pêche, c’est tout un patrimoine gastronomique etc. qui disparaîtront. Certaines ONG effectuent donc un travail pour faire prendre conscience de cet enjeu. Je cite souvent l’association Ethic Ocean qui, à mes yeux, effectue un travail scientifique remarquable et englobe toutes les problématiques : environnementales, économiques, alimentaires… Chaque année, elle réalise un guide des espèces précis, par zone par zone et suit l’état des stocks. Bien sûr, il faut continuer à s’alimenter, à manger du poisson, mais il faut le faire avec bon sens et modération.

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Entretien. Clara Hénissart , directrice de l’Organisation de producteurs du Levant :  « Réapprendre à consommer toutes les espèces de poissons, c’est cela qui sauvera la ressource … »

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Clara Hénissart directrice de l’Organisation de producteurs du Levant ©DR

Destimed : Partagez-vous le constat d’Eulalie Rus ? Assistons-nous à une disparition de certaines espèces ?

Clara Hénissart : Ce n’est pas exactement la situation qui est la nôtre. Je dirai plutôt que la demande des consommateurs porte sur un nombre trop réduit d’espèces et qu’en plus ce ne sont pas des espèces de Méditerranée ! Notre difficulté majeure,  c’est la méconnaissance par les consommateurs de la diversité des produits de la pêche méditerranéenne. Chez nous, on a une tradition de polyvalence des pêcheries : on peut trouver toutes sortes d’espèces: du thon rouge à la sardine en passant par la mostelle, l’anguille, le loup (appelé aussi bar), le chinchard, le rouget..

Mais, alors que la nature nous offre toute cette diversité, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, les espèces les plus consommées sont le saumon et le cabillaud quand les plus pêchées sont le thon rouge et la daurade ! Si Marseille avait effectivement une tradition de port de débarquement pour la morue qui accompagne si bien l’Aïoli, on savait autrefois qu’on pouvait la remplacer par le fielas (appelé aussi congre) ou le merlu. Et on l’a oublié. Résultat… On consomme des espèces importées et on exporte ce que l’on pêche comme c’est le cas pour les palourdes, les mulets ou les anguilles de Martigues…  Bref on marche sur la tête !

 Eulalie Rus invite à des mesures de gestions plus strictes. Qu’en pensez-vous ?

La pêche est un secteur extrêmement encadré et pour le coup, avec l’assentiment des pêcheurs eux-mêmes. Nous n’allons pas scier la branche sur laquelle nous sommes assis : c’est notre intérêt de maintenir des populations de poissons en bon état de conservation pour pouvoir continuer à les pêcher. Il faut savoir aussi qu’il y a une saisonnalité de la pêche : on ne pêche pas les mêmes espèces toute l’année. On ne capture pas le poulpe en juin : c’est la période où il se reproduit. Et quand les stocks s’effondrent, les pêcheurs savent jouer collectif.  L’exemple du thon rouge auquel fait référence Eulalie Rus en est un bon exemple : alors que les stocks s’effondraient, les mesures prise au plan international ont permis de redresser la situation. Aujourd’hui, au lieu du saumon, c’est du thon rouge qu’on devrait trouver sur nos tables toute l’année !

Propos recueillis par Stéphanie LUX

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