Publié le 21 avril 2017 à 11h13 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 16h02
La Fondation du Camp des Milles a décidé d’envoyer un Bus pédagogique dans 21 villes de France. Parti du Camp des Milles le 28 mars, Il a roulé trois semaines durant sur 3 500 km afin de transmettre les connaissances historiques et scientifiques qui alertent sur les engrenages des extrémismes identitaires et leur cortège de désordres, de violences et de dérives racistes, antisémites ou xénophobes. Entretien avec Alain Chouraqui, Directeur de recherche émérite au CNRS – Président de la Fondation du Camp des Milles-Mémoire et Éducation – Chaire Unesco «Éducation à la citoyenneté, sciences de l’homme et convergence des mémoires»
Destimed: Alain Chouraqui, quel est l’objectif de cette opération ?
Alain Chouraqui: Tout est dans le nom : Bus d’Alerte Républicaine et Démocratique. Fondés sur le recul de l’Histoire et des sciences de l’homme, les outils d’analyse dont nous disposons nous permettent de constater que nous sommes entrés dans une période de tensions, de crises, de provocations, qui mettent en danger notre République et notre démocratie. Il était de notre devoir de diffuser et partager nos raisons de vigilance avec les citoyens. Nous souhaitions adopter un mode de communication qui puisse toucher le plus grand nombre. Or, nous n’avons pas les moyens financiers pour mener une campagne d’affichage à l’échelle nationale. Il a fallu être inventif. Comme l’éducation civique à l’école, nous agissons au nom des valeurs républicaines communes, affichées largement sur le Bus : Liberté, Égalité, Fraternité, aujourd’hui menacées par des engrenages extrémistes qui peuvent, d’étape en étape, compromettre aussi la paix civile.
A qui s’adresse cette opération ?
Nous souhaitons inciter tous les citoyens, dans leur ensemble, à être vigilants et à participer à la vie de la République pour éviter qu’elle ne se fragilise. Voter est d’abord un acte nécessaire pour la démocratie, mais il n’est pas suffisant car celle-ci a besoin de l’engagement des citoyens pour vivre et se défendre. Les partis extrémistes arrivent souvent au pouvoir portés par des minorités actives rejoints temporairement par d’autres personnes en recherche de repères forts et qui regrettent ensuite le chaos auquel ils ont prêté la main.
Quels messages souhaitez-vous transmettre ?
Plus que des messages, notre objectif est de diffuser les questionnements et analyses scientifiques que nous développons au Site-mémorial : comment les sociétés passent-elles d’un terreau de tensions et de racismes «ordinaires» à l’autoritarisme voire à la barbarie ? Quel rôle moteur jouent les extrémismes identitaires ? quel rôle accélérateur jouent les provocations violentes ? Comment la passivité participe aux engrenages menant au pire ? Et surtout comment résister à ces processus ? Nous avons fortement résumé nos clés de compréhension sous forme de quatre «équations qui peuvent changer nos vies» : «Extrémismes + discriminations = danger pour tous», «Leçons de l’Histoire = stop aux engrenages», «Généralisations racistes + citoyens passifs = Violences collectives», «Toi+Moi+Un +Une = Oui on peut», «Ne rien faire, c’est laisser faire». La démocratie a pour objectif de réguler les tensions, mais parfois elles dégénèrent, lorsque la démocratie faiblit ou que ces tensions s’exacerbent. Et un engrenage sociétal –certes résistible mais très dangereux – peut alors s’enclencher, nourri par des extrémismes identitaires, religieux, nationalistes, politiques, qui ont toujours été, dans l’histoire, le moteur puissant ayant conduit des nations même «civilisées» jusqu’à des horreurs inouïes. L’histoire, comme ce que nous disent aujourd’hui les anciens résistants ou déportés, nous permet de comprendre que ce moteur des crispations identitaires est réactivé, en France comme ailleurs. et que ce processus peut être accéléré par des provocations terroristes ou autres. Et qu’il est de notre devoir et de notre intérêt de réagir à temps car la passivité d’une majorité est la condition nécessaire pour qu’une minorité extrémiste fasse dérailler une société.
Pourquoi est-il important que la Fondation s’engage ainsi ?
Nous n’oublions pas que le camp des milles est le seul grand camp français d’internement et de déportation encore intact. Ce symbole fort nous oblige car nous portons ainsi une mémoire tragique dont les survivants ont toujours voulu qu’elle puisse éclairer le présent et éviter le retour du pire. D’autre part nous nous devons de partager largement les résultats du travail scientifique et pédagogique considérable que nous avons développé pour l’éducation civique contre toute forme d’extrémisme.
Les mécanismes humains, individuels, collectifs et institutionnels, que nous présentons dans le volet d’éducation citoyenne du Mémorial, sont le fruit d’une douzaine d’années de travaux scientifiques, réalisés sous l’autorité d’un Conseil scientifique international et pluridisciplinaire. Ils montrent les étapes des processus antidémocratiques et criminels qui deviennent vite immaîtrisables lorsqu’ils sont nourris de passions racistes, antisémites et xénophobes. Et le Site Mémorial, que nous avons conçu comme un lieu vivant, met en œuvre cette approche dans des formations pour les secteurs public et privé et en particulier dans des ateliers pédagogiques destinés à des scolaires, des jeunes et adultes de centres sociaux, de Réseaux d’Éducation Prioritaires (REP) des jeunes de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ), des personnes radicalisées…
On l’aura compris, l’opération du Bus est en complète cohérence avec les actions que nous développons tous les jours pour présenter les clés de compréhension des processus mortifères mais aussi les capacités de résistances.
Pourquoi prendre la parole ?
D’abord en tant que Président de la Fondation du Camp des Milles-Mémoire et Éducation, reconnue d’utilité publique ; ensuite comme scientifique ayant piloté la conception du volet d’éducation citoyenne du Site-mémorial, qui a donné lieu à une forte reconnaissance nationale et internationale. Je suis également un citoyen engagé car, fils d’un engagé volontaire dans les Forces Françaises Libres du général de Gaulle, j’ai mené avec lui et, aux côtés d’autres résistants et déportés, un combat de plus de 30 ans afin de créer au camp des Milles un haut-lieu de Mémoire au service de l’éducation et de la culture. Ce « combat » s’appuyait sur le « pari» que l’Homme puisse apprendre de son passé. Je me sens donc aujourd’hui responsable de la pérennité de cet espoir, et porteur des volontés de ceux qui l’ont porté et qui souvent ne sont plus là.
Je suis ainsi dans mes fonctions, dans mon histoire et dans mon engagement, comme l’ensemble du personnel de la Fondation par ailleurs, garant et porteur des missions du Site-mémorial, y compris pour éclairer le présent. Il m’est ainsi insupportable de constater aujourd’hui que la paix et les libertés de chacun sont à nouveau menacés par des mécanismes humains que nous aurions dû apprendre à éviter !
Ne craignez-vous pas que cette opération apparaisse comme politique ?
En quoi ? Nous ne faisons que rappeler les leçons de l’histoire et les valeurs universelles de la République face à tous types d’extrémismes et de radicalisations : identitaires, religieux, nationalistes et politiques. Il nous appartient d’élaborer et de diffuser des clés de compréhension tirées de nos analyses sur l’expérience tragique de l’humanité . Il appartient ensuite à chaque citoyen de décrypter l’actualité, à sa manière, en s’appuyant s’il le souhaite, sur ces clés de compréhension. Seuls les extrémistes devraient se sentir visés.
Pourquoi faire ce tour de France maintenant ?
Cette opération entre dans le cadre de la campagne de communication que nous menons tous les ans à cette période. Elle correspond cette année au lancement d’une exposition sur la propagande présentée actuellement au Site-mémorial, coproduite avec le United States Holocaust Memorial Museum de Washington. Cette exposition est annoncée par le Bus. Enfin, n’est-il pas cohérent que nous allions vers les citoyens plus encore durant ce grand moment citoyen que constitue l’élection présidentielle ? Et surtout dans un contexte de crispations identitaires et de provocations terroristes qui entre en écho profond avec le passé que nous analysons et qui alerte le présent. Jusqu’ici heureusement la majorité de nos compatriotes a montré une belle résilience et évité de tomber dans les pièges de l’engrenage déjà enclenché.
Propos recueillis par Michel CAIRE
Plus d’info : faislepourtoi-resiste.org
Camp des Milles : Votons, engageons-nous. from LNM on Vimeo.