Publié le 4 mars 2017 à 9h49 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 15h55
Philippe Bénéton pose une intéressante question dans Le dérèglement moral de l’Occident (Editions du Cerf). «L’émancipation» contemporaine des individus se définit-elle véritablement comme une libération ? L’auteur revient finalement dans ces pages sur le vieux débat, toutefois essentiel, entre l’autonomie (se donner sa loi) et le dérèglement (ne pas en avoir).
Chacun estime aujourd’hui que sa manière de vivre possède une valeur en soi, un sens. Plus aucune interrogation n’est permise sur la qualité des choix d’un individu. L’ego de 2017 vante son indétermination. Dès lors, il ne peut plus exister de progrès dans l’élaboration de la personnalité et de ses accomplissements. Car, l’absence de détermination ne signifie pas l’ouverture des possibles confondue avec l’ambition d’atteindre de plus grandioses horizons. Elle se définit comme la légitimation de l’insignifiance. Car cette liberté offerte à chacun n’est pas celle de choisir entre des comportements dont la validité ou la qualité est indépendante de soi : elle apparaît comme celle d’opter pour ce que j’affirme moi-même avoir de la valeur. La conséquence directe ? Tout vaut tout. Dynamique accentuée par une société de l’information qui ne fait plus le tri entre les différents contenu, et favorise par ailleurs les logiques de désinformation, ou tout au moins de manipulations des données, des interprétations et de la connaissance.
Il s’agit simplement d’être « authentique »… L’espèce humaine est pourtant d’abord et avant tout caractérisée par sa tension vers la culture, c’est-à-dire l’éloignement de toute nature, de toute fatalité biologique ou psychologique. Cet appel à l’authenticité ressemble donc fortement à un refus de l’effort pour toucher les sommets, et à une négation de la dialectique entre nos héritages et notre volonté.
Philippe Bénéton déduit de ces constats une batterie de conséquences. Tout d’abord le rejet des appartenances, des liens naturels (famille, nation, civilisation), surtout lorsqu’ils concernent la matrice occidentale, suspectée de toutes les tares (car la haine de soi gouverne une insigne part de la vie intellectuelle européenne). Ensuite, il met le doigt sur le procès fait à l’idée même de transmission, l’obsession de la table rase, ce qui emporte au passage la connaissance des grandes œuvres du passé et de notre héritage historique en général. D’où la suspicion portant sur les héros d’antan et la grandeur. Le concept de continuité historique fait donc désormais problème.
Si l’on suit l’époque, l’individu se tire lui-même du néant ; même la distinction des sexes serait factice. En réalité, les occidentaux de ce début du siècle ne veulent plus se reconnaître des débiteurs de tout ce qui les a précédé. Ils s’enferment donc dans un délire d’omniscience et de puissance qui les conduit dans les impasses de l’économisme et de la raison technicienne et procédurale. Puisque nous ne parvenons plus à être d’accord sur rien dans l’ordre des valeurs, nous créons l’homme de la techno-science, de la civilisation marchande et du transhumanisme pressé. La raison instrumentale, qui fait des choses et des êtres des machines et des moyens libérés de la question de la finalité, assèche trop souvent notre univers. Notre maîtrise technologique apporte certes de nombreux points positifs mais elle risque de nous faire perdre notre part d’humanité en s’obsédant à donner naissance à des « hommes augmentés ». La phrase synthèse de Philippe Bénéton est très juste : «La raison spécialisée, professionnalisée, technicisée façonne notre monde sans savoir le monde qu’elle façonne».
On peut en revanche objecter à l’auteur que Prométhée n’est pas le saint patron de cette dérive. Le titan grec donne le feu et le savoir aux hommes pour bâtir un monde plus juste et lumineux, pas par passion de la vaine puissance. Notre réalité est davantage la fille d’Epiméthée, celui qui «pense après», qui n’anticipe pas les conséquences de ses actions, et qui se trouve prise en otage par une élite narcissique, avide d’honneurs et cupide, dont l’idéologie du politiquement correct constitue une arme de contrôle social.
La modernité a de nombreuses vertus. L’oligarchie qui règne aujourd’hui en pervertit le sens à chaque instant, mais l’on ne peut pas en faire le reproche à la volonté humaine de dépasser sans répit ses limites. Il n’en reste pas moins que cet essai stimulant offre une grille de lecture fort utile pour décrypter nos maux. Il serait dommage de ne pas passer un moment en compagnie de la pensée de Philippe Bénéton.
Eric DELBECQUE, Président de l’ACSE et membre du Comité Orwell