Grand favori du Goncourt 2024, face à Gaël Faye son plus sérieux concurrent, « Houris » de Kamel Daoud est le choc de cette rentrée littéraire.
Ce roman qui plonge le lecteur dans un état de sidération absolue s’impose aussi comme un document pour l’Histoire, autant par son contenu politique que par le lyrisme d’une écriture onirique tranchant avec la noirceur du propos. En 400 pages, qui bousculent la chronologie, l’auteur déjà Prix Goncourt du Premier roman et qui pourrait bien se voir couronner chez Drouant de la plus prestigieuse récompense française le 4 novembre prochain, revient sur les années de plomb qui ensanglantèrent l’Algérie entre 1992 et 2002. Cette guerre civile qui opposa le gouvernement algérien, disposant de l’Armée nationale populaire (ANP), et divers groupes islamistes Kamel Daoud la raconte, non à grands coups d’idées théoriques mais à hauteur d’humains.
La violence faite aux femmes
De femme devrait-on dire, puisque la narratrice qui se prénomme Aube évoque ici son parcours fait de sang et de larmes en s’adressant à l’enfant qu’elle porte et dont elle ne souhaite pas qu’il naisse. Car, c’est bien de la souffrance des femmes dont on parle ici en priorité par le biais du portrait de Aube, égorgée à cinq ans fin 1990 dans le village de Had Chekala qui survivra muette, car sans cordes vocales, et dont le monologue que constitue le roman nous secoue. Kamel Daoud effectuant un travail de chroniqueur et de romancier nous projetant dans la réalité de l’Histoire. Aucune image de cette guerre civile ou presque, n’existe. Nulle cérémonie non plus, ces massacres ont été étouffés par la grande réconciliation nationale imposée par le politique. Kamel Daoud n’omet rien et en construisant le roman sur trois parties intitulées « La voix », « Le labyrinthe », « Le couteau » (celui-ci est un des personnages du récit) il met également en scène un personnage de libraire, qui a vu à qui on a demandé de se taire, et qui rencontrant Aube apporte la preuve que tout a existé.
La violence faite aux animaux
Autre point d’ancrage du récit, la maltraitance animale avec ses moutons égorgés (l’animal « misérable » rejoignant la femme « misérable ») donne naissance à des pages elles aussi hallucinantes. Ce livre est un cauchemar, et nous ne sommes pas en présence de l’ouvrage d’un journaliste car il y a une magnification poétique de ce cauchemar. En aucune manière confortable, mais grandiosement tragique, « Houris » est un roman d’une force inouïe où l’on nous précise page 353 que « l’oubli est une miséricorde. » Terrible jusqu’à l’excès, -n’est-ce pas un des défauts de ce livre que de ne jamais laisser respirer le lecteur, le ballotant d’une tuerie à l’autre, dans une sorte de réplique fictionnelle version massacres en Algérie du poème de Victor Hugo « après une plaine blanche, une autre plaine blanche »-, «Houris» qui s’appuie sur des faits réels est grandiosement terrible.
A la manière des tragédies grecques avec poids du fatum et victimes expiatoires, cette réflexion sur la question du mal absolu, dénonce également de manière frontale la parole de certains Imams attisant la haine, montrant la peur physique de ces prisonniers de l’horreur. « Houris » est ainsi ce roman crépusculaire dont on ne sort pas indemne. On peut aussi le trouver un peu trop long et d’un lyrisme par trop appuyé.
Attaqué en Algérie, car il n’est, a-t-il dit, dans les colonnes du Point où il est chroniqueur « ni communiste, ni encarté, ni décolonial antijuif, ni antifrançais », Kamel Daoud prend de fait ici tous les risques. Et propose un roman qui de toute évidence malgré quelques boursouflures fera date. Face à lui les trois autres finalistes du Goncourt 2024 à savoir Gaël Faye, Sandrine Collette, et Hélène Gaudy risquent malgré les qualités de leurs livres respectifs de ne pas peser bien lourd. A moins que «Jacaranda» de Gaël Faye qui évoque quant à lui les massacres au Rwanda renverse la table de chez Drouant pour s’imposer. On peut néanmoins, et c’est mon cas, fortement en douter. Résultat lundi 4 novembre.
Jean-Rémi BARLAND
« Houris » par Kamel Daoud – Gallimard – 412 pages – 23 €