«Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père. Chaque jour elle s’enfonce un peu plus sous les eaux. J’ai appris, en même temps que son existence, qu’elle s’apprêtait à disparaître.» Ainsi débute le roman en forme de géographie intime intitulé « Archipels » qu’Hélène Gaudy consacre à son père lui offrant ici l’espoir d’un lieu insubmersible.
Texte d’une écriture poétique d’une grande beauté, où est privilégié plutôt que l’action, l’acte de contemplation, ce roman prend le lecteur par la main et le cœur pour lui offrir un voyage empli d’amour de la valeur des choses qui demeurent essentielles pour mieux appréhender son prochain. « Dans ce roman, explique l’auteure, je voulais faire entendre la voix de mon père, archiviste de la vie des autres, enfant marqué par la guerre, artiste engagé et secret, un homme que je connaissais si mal qui affirmait n’avoir aucun souvenir malgré ses mille vies.» Comme on le découvre « Archipels » (Hélène Gaudy tient beaucoup à ce pluriel chargé de signaler la multiplicité des récits sur un même lieu), ne brosse pas tant le portrait d’un homme mais se présente comme une enquête sur ce mystère de proximité avec un être complexe.
«Ce roman que j’ai construit en faisant un travail d’assemblage où tous les poèmes présentés sont de la main de mon père est basé sur des faits réels », confie l’auteure. « Le père décrit est celui que j’ai appris à voir au fur et à mesure», ajoute-t-elle très émue. On plonge alors au cœur de cette île lointaine de la Louisiane prénommée Jean-Charles, mais aussi à Chartes, Caen, les maquis de la Résistance traversés par le grand-père incinéré à Menton, et la grand-mère, elle aussi fervente militante communiste, ou encore l’Italie au temps du fascisme, Oran durant la guerre d’Algérie, et cet atelier présenté comme « une capsule temporelle avant même que le temps soit passé ». Atelier où son père rangeait des œuvres.
« Chaque famille est une île »
Avec sa foule d’objets -« Mon père a passé sa vie à fabriquer des objets », précise Hélène Gaudy- puisque le roman leur offre une place prépondérante dans ce récit construit en quatre moments présentés sans dialogues concrets. «Chaque famille est une île, un écosystème, enrichi ou perturbé par les espèces invasives, une île dont le tréfonds repose au fond de l’eau », écrit Hélène Gaudy dont le style s’apparente souvent à celui d’Antonio Tabucchi et à celui de Erri De Luca. Manière de signaler la force onirique de ce texte où nous dit-on : «La peur s’infiltre dans les rêves, elle prend la forme des lieux, des hommes qui les traversent, de leurs visages interchangeables, de leurs silhouettes nombreuses qui toujours surgissent au moment où l’on se croyait sauvé. » Ce père qui s’appelait de son vrai prénom Jean Karl (Jean le réformiste Karl, le révolutionnaire ) et qui mourut en 2005 s’inscrit dans le cœur de chaque lecteur (car l’auteure le rend attachant) dans un vaste mouvement d’empathie.
Quelques films célèbres.
Roman sur le deuil, et la mémoire, « Archipels » précise que les parents sont décrits comme des mégalithes dans le champ de vision de leurs enfants. « On passe sa jeunesse à tenter de voir le paysage qu’ils nous cachent, et puis, un jour, ils sont devenus de toutes petites pierres, des cailloux. Là seulement on peut les prendre dans la main, toucher leur texture et leurs failles. Regretter de ne pas l’avoir fait plus tôt, quand ils étaient immenses, quand tout était devant eux encore. Le paysage semble soudain bien vide. Ils ne les masquaient pas, ils l’habitaient. Maintenant, ce sont eux que l’on voudrait saisir, retrouver », peut-on lire page 66. Des images, on en trouve à foison dans le roman, même celles que la mémoire de l’enfance fabrique bien qu’elles n’aient jamais existé. Images de films célèbres aussi comme «La grande évasion» avec Steve Mc Queen, « L’année dernière à Marienbad» avec Delphine Seyrig et Giorgio Albertazzi, dont le père a gardé un souvenir indélébile, sans oublier « Pierrot le fou » prétexte pour le couple qui ici le regarde, de rêver, comme c’est le souhait de Marianne Renoir (Anna Karina) et Ferdinand Griffon dit « Pierrot », (Jean-Paul Belmondo) « de bazarder toute sa vie d’avant ». Aux multiples entrées « Archipels » est un texte magnifique où s’impose en filigrane la force des silences.
Jean-Rémi BARLAND
« Archipels par Hélène Gaudy – Éditions de l’Olivier -286 pages- 21 €