Chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. Portrait d’Arthur Dreyfus, auteur multiforme dont le nouveau roman « La troisième main » est un chef-d’œuvre

C’est un écrivain hors normes, hors sol, dont chaque texte est un événement. Cinéaste, romancier, chroniqueur, critique, photographe, essayiste, comédien, prestidigitateur, spécialisé dans le mentalisme -il a créé avec l’acteur Jean-Claude Dreyfus un spectacle de magie- le Franco-Suisse Arthur Dreyfus aime secouer les lignes.

Destimed Arthur Dreyfus 1 copie
Arthur Dreyfus est un écrivain flamboyant, hors normes, hors sol, dont chaque texte est un événement (Photo Jean-Rémi Barland)

Chanteur lui-même, passionné par l’œuvre de Charles Trenet, et celle d’Anne Sylvestre, jouant par exemple au piano « Les gens qui doutent » il n’est jamais là où on l’attend. Esprit libre, libertin, libertaire, il est en mars 2013, à l’origine d’un footing « Tous à poil » devant le Sénat, dans les jardins du Luxembourg à Paris, pour protester contre le « puritanisme ambiant », et « le procès fait à la littérature pour la jeunesse ». Il est d’ailleurs l’auteur de Ma maison et moi, un formidable album pour enfants paru en avril 2023 aux éditions Robert Laffont qui raconte l’histoire d’amitié secrète entre un petit garçon et sa maison, qu’il devra quitter à cause d’un déménagement. (Le livre est illustré par l’artiste Elliot Royer).

En janvier 2023, il écrit pour le musée mobile du Centre Pompidou un autre conte pour enfants, inspiré d’une œuvre de la collection : Le Collectionneur d’histoires tristes. Passionné de stylisme, paraît en septembre 2015 « 101 Robes », beau livre co-édité par les éditions Flammarion et le musée des Arts décoratifs, qui raconte l’histoire de la mode – et du langage de la mode – de 1915 à 2015, à travers cent-une robes. L’ouvrage est le fruit de deux ans de recherches, et sa maquette est confiée au graphiste français Philippe Apeloig. Ce livre de référence paraît au même moment dans une version anglaise, aux États-Unis et en Angleterre, sous le titre Defining Dresses.

Quand votre cœur fait Blum

S’étant engagé contre l’homophobie, et l’antisémitisme, il avait, en février 2019, après la profanation par des croix gammées du cimetière de Quatzenheim en Alsace, publié sur sa page Facebook un poème contre la haine antisémite, partagé des dizaines de milliers de fois, et qui sera lu par les enfants de la ville, avec des textes de Simone Veil, lors d’une cérémonie. Soutien de campagne d’Emmanuel Macron contre les idées d’extrême- -droite, Arthur Dreyfus est un artiste constamment engagé contre les discriminations et pour le devoir de mémoire. Pour preuve ce livre dédié aux générations futures consacré à l’humanisme de Léon Blum qui trouva refuge au château de l’Armurier à Colomiers, du 22 juin au 15 septembre 1940. Conçu sous la forme d’un journal et enrichi des textes historiques, photos et design graphique de Laurent Pernot, ce livre que l’on pourrait intituler « Quand votre coeur fait Blum » est une pierre posée contre le racisme ordinaire célébrant le courage de ceux qui dirent NON.

Sa sexualité au jour le jour

 2 300 pages… Un pavé en somme… Jeté dans la mare de l’homophobie mais qui se veut la confession d’un homme ivre de sensations. Faisant suite à «Histoire de ma sexualité » (Gallimard 2014) et intitulé « Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui », ce livre incandescent paru chez P.O.L. en 2021, s’achève par ces mots : «Il faut en finir avec le malheur d’être gay ». Dont acte. Arthur Dreyfus qui indique que : « pendant quelques années, il m’est apparu impossible, d’avoir ce qu’on appelle un rapport sexuel sans l’écrire », raconte dans le détail et sous toutes les coutures, ses coucheries multiples avec des garçons. Un livre sur la baise ? Oui certes, cru, et sans aucune hypocrisie, mais jamais vulgaire. Car, au-delà de cet aspect, et c’est le tour de force de cet opus osé jusqu’au vertige, l’auteur qui semble avoir entrepris avec cette confession impudique une psychanalyse par le pieu, rappelle l’importance de la littérature, de la musique, du cinéma, de toutes les formes d’art. Avec arrêts sur images de ses amants bien entendu, mais aussi évocations fragmentées comme la mémoire, de son enfance passée, de la vie qui défile, des visages de sa mère, de ses proches, et de son grand-père, figure centrale de son premier roman « La synthèse du camphre », un chef d’oeuvre d’émotion paru chez Gallimard en 2010. C’est (dé)Culotté sans être graveleux, et c’est un ouvrage essentiellement littéraire.

« La troisième main » ou quand «La métamorphose»  de Kafka rencontre le Bardamu de Céline

 Éloigné de ses précédentes narrations, (quoi que certains éléments mis en place rappellent la description de la violence sociétale telle qu’on la trouve dans son roman «Sans Véronique»), montrant par là-même combien il possède aussi une imagination des plus fertiles «La troisième main» signale le goût d’Arthur Dreyfus pour l’imaginaire flamboyant. Imaginez Grégoire Samsa, le voyageur de commerce transformé en un épouvantable insecte au début de « La métamorphose » de Kafka, entreprendre un périple avec le très volubile Bardamu du «Voyage au bout de la nuit ». Et qu’ils croisent ensemble « Ceux de 14 » de Genevoix ou « Les croix de bois » de Dorgelés, rescapés de la boue sanglante des tranchées. Vous aurez alors une idée de l’ambiance générale de « La troisième main ». Roman au souffle épique d’Arthur Dreyfus qui constitue un des chocs littéraires de cette rentrée. Attachez votre ceinture, ça décoiffe. 500 pages de dynamite narrative, dont on se surprend à vouloir ralentir la lecture pour déguster chaque phrase, et que l’on dévore pourtant avec frénésie. Fils d’un commis voyageur (tiens tiens encore Kafka) pour le bénéfice des vignerons du Jura, et d’une mère exerçant le vieux métier de couturière, Paul Marchand, le narrateur de ce récit hallucinant, naît en 1899, à Besançon. Pris sous un bombardement pendant la première guerre mondiale, il est recueilli et soigné par un médecin fou, sorte de Docteur Frankenstein, qui entend expérimenter sur des blessés une technique révolutionnaire de greffe de membres. C’est ainsi que le jeune homme se réveille sur un lit de fortune avec un bras et une troisième main ayant appartenu à Hans, un soldat allemand. Une main toxique greffée à son abdomen, qui commettra même des crimes, mais qui parfois se montrera une alliée utile lorsqu’il s’agira d’exercer des métiers exigeant une dextérité sans failles. Promotion fulgurante dans une usine de boulons où il finira par épouser la fille du patron, nuit de noces désastreuse quand celle-ci  découvrira la greffe effrayante, embauche dans un cabaret où ses tours de prestidigitation font merveille, la vie de Paul Marchand est un opéra pour cœurs idéalistes, et esprits libertaires. Ayant fui son greffeur maléfique, il parcourt de vastes contrées, et expérimentera avec sa troisième main des plaisirs sexuels nouveaux.

Hymne à la littérature

Conte gothique sur la différence, à situer entre le portrait de Dorian Gray, le film « Elephant man », et les nouvelles d’Edgar Poe, « La troisième main » est en filigrane un hymne à la littérature. Surgissent en effet Pascal, Paul-Jean Toulet -qui écrivit : « L’argent est une troisième main », (ce qui fera dire à Paul Marchand : «Ma troisième main était de l’argent»)- Lautréamont, André Breton, Sade, ou Madame de Staël. Ici, sous la plume d’Arthur Dreyfus, comme l’a écrit Roger Nimier en parlant de « La métamorphose » de Kafka, « le fantastique n’est plus un élément déroutant. Il devient tout naturel. Il est ressenti de l’intérieur. » Ajoutons surtout que tout ce que vit notre infortuné héros est de son aveu même « la faute du destin».

Avec un sens inné de la formule : «La volupté, je l’ai noté ne s’alimente pas de souvenirs, elle est vorace de répétitions et d’inédit » ou encore dicton franc-comtois cité : « Quand chacun s’aide, personne ne se tue», Arthur Dreyfus signe un texte mélancolique sur l’image que nous avons de nous et des autres. Avec son épilogue tragi-comique, et son style flamboyant, Arthur Dreyfus illustre parfaitement, par destin de Paul Marchand interposé, cette pensée du Cardinal de Retz citée au détour du récit : «On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépends». Un texte très charnel, vibrant, qui arpente sous la forme d’un journal intime, les rivages proustiens de l’Eden perdu, et composé de manière diaboliquement parfaite par un immense écrivain conteur et observateur attentif des soubresauts de l’âme humaine.

Jean-Rémi BARLAND

« La troisième main » par Arthur Dreyfus paru chez P.O.L. – 497 pages – 24 €.

 

 

Articles similaires

Aller au contenu principal