Publié le 23 octobre 2023 à 9h33 - Dernière mise à jour le 26 octobre 2023 à 8h32
« Sami Bouajila est un Sradivarius et cette pièce je l’ai écrite pour lui ». Dithyrambique, et surtout très émue en parlant du comédien qui seul en scène incarne « Un prince », pépite théâtrale créée à Paris au Théâtre de l’Oeuvre en septembre dernier, Émilie Frèche dit avoir pleuré tous les soirs devant la prestation de l’acteur. Et, pour avoir vu la pièce comment ne pas lui donner raison?
D’emblée nous avons été saisis par la force du jeu, la profondeur du texte aussi, le minimalisme d’un décor sobre mais évocateur, par lesquels nous plongeons dans un monde de douleurs où le souvenir tient lieu de manteau de résistance. « Un prince » met en scène un homme déraciné. Seul sur sa butte de cailloux, il invite le spectateur au voyage dans les contrées réelles et imaginaires où évolue son personnage. Fils d’un immigré algérien, licencié de son entreprise qui a décidé de se délocaliser, ironie tragique, en Algérie, ce « prince » déchu a sombré dans une folie teintée de rêves. Et Sami Bouajila qui précise que le seul héritage du fils « c’est le sens de la poésie » tord les mots dans tous les sens. L’évocation de la terre natale de son personnage avec des regards portés sur des arganiers, du sable, de la mer, résulte dit-il:« Plus d’une échappatoire, d’un système de défense poétique, que de la folie pure. » il ajoute d’ailleurs : « Je suis sûr qu’avec un peu d’imagination, j’arriverai à voir la mer. » Pour ce faire, la mise en scène de Marie-Christine Orry, d’une précision d’orfèvre parvient à rendre perceptible par touches successives d’une justesse absolue, la vérité d’un exclu qui s’accroche à la vie par la seule force de l’esprit. De cet amer réel Émilie Frèche ne tire pas matière d’un pamphlet directement accusateur. On va comprendre que le seul héritage du fils c’est la beauté des mots, cette poésie qui appartenait consubstantiellement à son père « illétré mais ultra-sensible aux beautés du monde, et qui savait avec la force lumineuse des cœurs simples, les exprimer en couleurs et lumières. »
« Parler de ceux dont on ne parle jamais »
« Je voulais, dit Emilie Frèche, que pendant une heure-quinze on écoute des gens qu’on n’écoute jamais. Des gens brisés par notre course au seul profit, et souligner notre absence de révolte presque endémique face à cela. Je ne supporte pas l’injustice, et celle où l’on voit la détresse de cet homme déclassé ne pouvant offrir un cadeau à sa femme, lui qui a travaillé dur toute sa vie, en est une.» «Mon père, poursuit-elle, vivait en Algérie. Ce n’était pas un Arabe mais un pied-noir qui a vécu le déracinement et qui pleurait la Méditerranée, la lumière, la vie là-bas.» «Je sais, ajoute-t-elle, qu’un texte ne peut changer le monde ni le réparer mais peut-il contribuer à en adoucir les failles. Aussi j’ai aimé voir comment Sami Bouajila, solaire et bouleversant, a trouvé dans ce texte des références à sa propre vie. Et j’ai également beaucoup salué le fait que la metteuse en scène Marie-Christine Orry projette des films de la famille de Sami, des films de lui, petit avec son père. » Résultat un spectacle qui, sonorités et images fortes, laisse sur les spectateur des traces profondes…
« Les amants du Lutetia », morts ensemble
Changement de décor et d’ambiance avec « Les amants du Lutetia », le roman qu’Émilie Frèche vient de publier chez Albin Michel et qui demeure en lice pour le Prix Goncourt des Lycéens 2023. Nous sommes éloignés de «Un prince» certes… Encore que l’on trouve là aussi des ramifications avec une réflexion puissante sur les racines. «Je voulais pouvoir projeter dans ce récit d’amour et de mort des sentiments très personnels quant à ma réflexion sur ma propre famille», explique la romancière qui montre sans démontrer, et qui ne juge jamais ses personnages. Au départ un fait-divers : Au matin du 1er septembre 2018, un garçon d’étage de l’hôtel Lutetia à Paris, découvre un couple d’octogénaires, main dans la main, endormis pour l’éternité. Ezra et Maud ont décidé de mettre fin ensemble à leurs vies. « Mais ont-ils pensé à leur fille Eléonore qu’ils laissent en proie à l’incompréhension et au chagrin ? Ont-ils seulement pensé à elle en planifiant leur mort spectaculaire, leur funérailles extravagantes, le legs compliqué de leur maison des Bulles ? Ultime coup d’éclat d’un couple de publicitaires, vendeurs de rêves, incarnations vibrantes des dernières décennies euphoriques du XXe siècle ou témoignage d’amour maladroit, absurde, tapageur mais d’amour malgré tout ? » Autant de questions que pose ce texte bouleversant d’où l’humour n’est pourtant pas absent. Écrit sous forme d’une enquête à la fois journalistique et intimiste, expression de soi d’une fille étranglée de chagrin, récit sociologique, « Les amants du Lutetia» explore le terrible sujet du choix de fin de vie. « Ce n’est pas innocent », précise la romancière « que ce soit une génération intransigeante avec elle-même et qui s’est battue pour la maîtrise de la fécondité avec le droit à l’avortement qui se batte aujourd’hui pour la maîtrise du moment où l’on choisit de sortir de son corps. C’est en tout cas un même combat pour la liberté. » La solitude liée à l’incapacité à pardonner, la description de femmes et d’hommes en ruptures d’eux-mêmes, on retrouve ces sujets tout au long de ce roman terrible et solaire qu’Émilie Frèche a composé comme un Requiem pour cœurs souffrants. Au final que ce soit avec « Un prince » et le personnage joué par Sami Bouajila ou « Les amants du Lutetia » d’où surgit la confession du couple disparu, la dramaturge et romancière illustre parfaitement cette phrase de Joyce Carol Oates qu’elle place en exergue de son roman : «Tout adulte n’est qu’un enfant quand l’un de ses parents meurt. » Inoubliable !
Jean-Rémi BARLAND
Émilie Frèche: « Un Prince » pièce éditée à l’Avant-scène Théâtre. N° 1504 – «Les amants du Lutetia », roman chez Albin Michel, 370 pages, 21,90 €