Chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. Rencontre avec Tom Connan, auteur de trois romans exceptionnels dont le dernier « Capital rose » consacré à un travailleur du sexe est une des sensations de cette rentrée

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Ne signant pas de romans communautaristes Tom Connan évoque dans chacune de ses fictions son inquiétude citoyenne par rapport à la dictature de l’argent et du monde de l’image. (Photo Pascal Ito/Albin Michel)

«La radicalité» transcendée par le roman

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« Le monde jouissait encore d’un certain prestige, hérité du couple Sartre-Beauvoir et du surestimé Bourdieu. Mais plus personne ne l’incarnait. La rentrée littéraire était devenue une farce grotesque, et les livres de développement personnel aux titres aussi abscons que risibles se vendaient comme des parapluies un jour d’orage. C’était de la littérature pour débiles écrite par des débiles soucieux de se donner un supplément d’âme entre leur job de consulting et un happy hour sur un rooftop du so chic 19e arrondissement, histoire d’oublier un moment la grisaille des tours de La Défense». Avec ces quelques mots qui ouvrent son roman « Radical » Tom Connan (c’est son vrai nom) pose les bases de ce qu’il considère en quelque sorte les impératifs catégoriques de toute vraie fiction devant se détourner du chic, du superficiel, du faussement inventif. Tout ce qui est par nature très éloigné de ce qu’il écrit, lui qui est devenu un écrivain fustigeant les dysfonctionnements de la société. Radical Tom Connan l’est assurément, et la radicalité est le moteur de ses fictions d’où surgissent des personnages que l’on n’a pas l’habitude de croiser dans la production souvent formatée de la littérature française.

« Radical » où le rêve de révolution d’un anti-héros ayant subi une relation charnelle et toxique

Impressionnant, magnifiquement construit, tenu par une prose décrivant un monde trash, brutal,  « Radical » publié en 2020 donne la parole à Nicolas, un jeune étudiant de gauche qui rêve d’ascension mais déteste les élites. Usé par la solitude et l’hypocrisie ambiante, il se jette corps et âme dans son histoire d’amour avec Harry, un activiste d’extrême droite qui va le fasciner et devenir son amant. Alors que le virus de la haine semble avoir irrigué tous les esprits, se sentant mal à l’aise dans son époque, mais en phase avec un film comme « Rois et reine » d’Arnaud Desplechin, qui avait la faculté de le rassurer quelque peu sur l’état de la civilisation occidentale, « trop souvent accusée d’avoir fait triompher l’égoïsme et le cynisme dans les relations humaines » Nicolas souffre et se bat pour que triomphe un autre monde.  À travers cette passion charnelle et toxique vécue par notre narrateur comme ce qui apparaîtra un chemin de croix Tom Connan explore, dissèque et dénonce l’appauvrissement des classes moyennes, l’arrogance des dirigeants et nous donne à voir une jeunesse et un pays qui basculent sans complexe dans la haine. L’homosexualité de Nicolas et de  Harry donnant lieu à des pages via la mère sur un coming out des plus rocambolesques, et des plus poétiques, Tom Connan ose tout et fascine le lecteur. Il le bouscule aussi par la crudité des scènes où ce dernier n’est pourtant jamais transformé en voyeur. Il l’émeut aux larmes également lorsque Nicolas s’adresse à son père mort en venant lui parler sur sa tombe. Un grand roman par lequel Tom Connan avait fait une entrée en littérature aussi percutante que les situations évoquées et les propos combattifs de son narrateur.

« Pollution » un huis-clos agricole et digital

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« J’avais envie d’air pur. Habiter en ville n’était pas un plaisir pour moi et le traumatisme du Covid eut pour effet d’enfoncer le clou. Je ne voyais plus rien de bon dans les rues de Paris et de toutes ces grandes métropoles qui, après avoir perdu leurs emplois et leur dynamisme, étaient en train d’euthanasier la douceur de vivre », nous dit David le jeune diplômé au chômage partiel narrateur du roman « Pollution » paru en 2022.

Notons tout d’abord que Tom Connan né à Londres en 1995, ancien de Sciences Politiques et d’HEC, enfant des années 2000 qui les dépeint sans aucun faux-semblants nous décrit ici une nouvelle expérience vécue par David: à savoir le wwoofing. C’est un concept venu justement du Royaume Uni, qui offre la possibilité de partager le quotidien des fermes biologiques. Débarquant en plein Cotentin dans le petit village de Ruffosses, le jeune homme y fait la connaissance d’Iris, une youtubeuse acharnée, bien décidée à réussir sur la toile et d’Alex, le fils d’un couple d’agriculteurs, étudiant en événementiel.

Là encore le narrateur comme dans « Radical » est un homme qui, traversé de doutes, les exprime avec une sincérité amère. Ses désillusions sur l’époque, les médias, les réseaux sociaux, et la notion de travail en pleine mutation numérique font l’objet de multiples récits par lesquels Tom Connan qui dénonçait, à travers la passion destructrice de deux jeunes hommes, une société sous haute tension qui exclut la jeunesse. Il poursuit dans «Pollution » la chronique désenchantée d’une génération qui se fracasse contre la réalité. Mutation numérique, énergies renouvelables, liens sociaux, Covid, tout y passe dans ce thriller où l’angoisse se trouve à son paroxysme quand une mystérieuse maladie va décimer les vaches de cet hôte agriculteur.

Dénonciation d’un scandale sanitaire dont David n’imaginait pas l’ampleur, complot où il se trouve mêlé, eco-thriller, journal intime de la pandémie, « Pollution» est un miracle d’équilibre entre la dénonciation des pouvoirs toujours tentés par la domination des plus faibles et la douce empathie pour autrui. L’auteur qui fustige les idéologies totalisantes nous bouleverse également par la manière dont une certaine Marie-Hélène s’est retrouvée à la rue, croisant dans des hébergements d’urgence bondés d’autres victimes de l’infortune sociale. C’est poignant, lucide, exceptionnel de virtuosité narrative. Ça confirmait en tout cas combien Tom Connan est un conteur hors normes doublé d’un moraliste jamais moralisateur qui a bien intégré combien « le malheur de la question c’est la réponse».

« Capital rose », portrait d’une jeunesse broyée par l’époque et ses mythes

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« Il n’y a aucune barrière entre mon corps et l’argent que je tire de son exploitation. On rémunère mon inutilité, n’est-ce pas le meilleur pied de nez que l’on puisse faire à ce système dégénéré ? », nous précise Paul, le personnage central de « Capital rose » le terrible et nouveau roman de Tom Connan. Paul a vingt-quatre ans. C’est un garçon aux aspirations raisonnables : s’acheter un appartement et mener une vie paisible. Injustement licencié, il se retrouve sans ressources, contraint de devenir travailleur du sexe sur les conseils d’un ami. C’est timidement d’abord qu’il entreprend cette nouvelle carrière, avant de se prendre au jeu. Lui qui était hétérosexuel monétisera son corps dans des relations homosexuelles tarifées, et montera un site pornographique avec du sexe en live. Il voit alors ses revenus augmenter de manière exponentielle. À faire ainsi fructifier son « capital rose » satisfera-t-il ses ambitions ? À moins que libéralisme sexuel et voracité capitaliste n’engendrent un monstre…

Fort d’une jaquette de couverture très explicite montrant un torse d’homme sans visage avec imprimé dessus un code-barre ce qui correspond bien à la situation décrite « Capital rose » est le premier roman où l’auteur écrit à la troisième personne. « Mon personnage c’est un peu « Bartleby » de Melville, la situation est telle que c’était superfétatoire de mettre des affects là-dessus. Elle est suffisamment crue en elle-même pour que l’on puisse s’attacher aux personnages sans y ajouter des expressions de soi particulières ou des effets de manche »,  explique Tom Connan qui ajoute : « La force narrative de la troisième personne c’est de permettre de faire des phrases plus directes plus neutres qui n’imposeront rien au lecteur que je refuse de transformer en voyeur mais en témoin d’une réalité sombre. »

« Je n’ai jamais été travailleur du sexe moi-même »

Fruit d’un énorme travail de recherches durant lequel il a rencontré un grand nombre de travailleurs du sexe, (ce qu’il n’a quant à lui jamais été) son roman se présente comme un écho à ces destins et décrit sur des lieux qu’il connaît bien, des êtres marginalisés en quête de dignité. «J’ai donc écouté  des gens parfois très jeunes qui n’avaient pas forcément les épaules pour assumer le fait de se prostituer», souligne l’auteur Cela donne alors des portraits émouvants et des trajectoires existentielles articulées de manière cohérente. « Ce que je trouve intéressant dans tout roman, aime à dire Tom Connan, c’est quand on y trouve des thématiques qui n’auraient pas pu être traitées par un auteur vingt ou trente ans auparavant. Rendre compte ainsi d’une certaine réalité. Être le témoin de son temps, montrer par là que l’on est toujours dans une époque où les problématiques nous tombent dessus, mon travail consiste en un procédé empirique plutôt que théorique.»

Après s’être attaqué à la menace populiste dans « Radical » à l’éco-anxiété dans « Pollution » Tom Connan dresse dans « Capital rose » le portrait glaçant d’une jeunesse broyée par l’époque et ses mythes. Réalisateur de plusieurs web-séries et pratiquant également l’art digital dans le champ du Queer Art, l’auteur montre que l’on est de plus en plus exposés aux corps des autres qui doivent être parfaits d’où une frustration de ne pas y parvenir, conduisant quelques uns à trouver des réponses dérisoires par le biais des écrans. Dénonciation de la dictature de l’image, de l’intrusion de plus en plus grande des marques dans nos vies quotidiennes, de la présence de bruits nocifs, de l’obsession de rester jeune «Capital rose» passe au fil des pages du réquisitoire au thriller.

Et quel thriller ! Violent, sans concessions, inattendu, brossant le portrait de dizaines de personnages en manque d’amour ou tout simplement prédateurs sexuels, le roman évoque aussi le désir exprimé par des hommes et des femmes de décider de leur propre mort. C’est dire combien ce qui est un véritable choc littéraire et sans doute le roman le plus culotté (déculotté devrait-on dire) le plus riche et le plus complet de son auteur impressionne et fait bouger les lignes. Un texte incandescent très éloigné de ceux « farces grotesques », « fictions débiles », éloges du développement personnel assimilés à de l’art, dont on parlait au début.

Âgé de seulement 29 ans Tom Connan que l’on peut rapprocher du Jean Genet de « Querelle » ou du Guillaume Dustan de « Dans ma chambre » possède toute la maturité littéraire des grands romanciers existentiels qui ont placé au centre de leurs récits la question du fatum. Et des grands romanciers français ou étrangers tout courts qui évoquant la radicalité transcendée par la fiction intriguent et au final passionnent de manière inoubliable.

Jean-Rémi BARLAND

Tom Connan : «Radical », Albin Michel, 328 pages, 19,90 € ; « Pollution » Albin Michel, 348 pages, 19,90 € ; « Capital rose » Albin Michel, 214 pages, 19,90 €.

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