Cinéma et Littérature : Alain Guiraudie signe avec «Miséricorde» un film génialement vénéneux inspiré en partie de son roman «Rabalaïre »

Alain Guiraudie signe avec « Miséricorde », qui sort sur les écrans, un film  inspiré en partie de son roman «Rabalaïre »et  publie « Pour les siècles des siècles » une sorte de suite…

Destimed Misericorde 2 Les films du losange
Au fond des bois de Miséricorde, les rencontres aux multiples enjeux entre Jérémie (Félix Kysyl) et le curé (Jacques Develay) – et les champignons. (Photo Les Films du Losange)

Au départ un épais roman de 1039 pages intitulé «Rabalaïre», qui, facile d’accès, offrant mille histoires s’entremêlant autour de l’intrigue principale, se lit avec aisance et jubilation. Il s’agit d’une flânerie littéraire qui nous transporte entre Clermont-Ferrand et l’Aveyron au cœur du village de Gogueluz où nous suivons un certain Jacques Bangor qui s’est notamment lié à Rosine qui tenait le bar du village avec son mari Raymond décédé.

En flânant, en vélo, en voiture ou même à pied il se découvre lui-même tout en arpentant la sensibilité d’autrui. Notamment celle de Marc Gabin, «un homme moche et mal foutu mais très attachant qui lui avait fait goûter la Brigoule un alcool clandestin distillé à partir de la dourougne, un tubercule très rare dans le pays qui augmente la libido, la puissance sexuelle, la force musculaire, l’endurance et même la lucidité. » Jacques s’est aussi lié à Jean-Marc Berthomieu, le curé du village avec qui il va cueillir des champignons et qui devinera plus tard un lourd secret que le jeune homme dissimule maladroitement. Et puis il y a Eric Fabre le fils de Rosine qui n’apprécie guère la présence de ce Rabalaïre de Jacques (Rabalaïre, en occitan, désigne « un mec qui va à droite, à gauche, un homme qui aime bien aller chez les gens »),  parce qu’il pense qu’il veut coucher avec sa mère et ça ne lui plaît pas du tout.

Roman picaresque, cru et sexuel, mais aussi roman d’amour, roman politique et social, roman de terroir, policier et parfois fantastique, « Rabalaïre » nous précise l’éditeur P.O.L, « C’est l’histoire revisitée, drôle et cruelle, d’une France oubliée, de la paupérisation des campagnes et des provinces, l’histoire des gens de pays, de leurs corps, de leur langue, l’histoire des déclassés, d’un peuple très divers aux mœurs débridées et décomplexées, et aux croyances multiples, parfois mystiques. » Le tout dans une langue populaire, orale, puissante et joyeuse qui envoûte et séduit par la force de son propos et son appétence à faire surgir des images chez le lecteur. « J’aime ces personnages qui prennent en charge toute leur complexité », précise Alain Guiraudie qui signe là un chef-d’œuvre dont on ne dévoilera pas le nœud policier central.

« Pour les siècles des siècles », un roman sur le pardon et la compréhension de l’autre

Puis il y a « Pour les siècles des siècles », la suite de « Rabalaïre » que l’on peut lire indépendamment du précédent puisque l’auteur nous en donne en début un résumé très détaillé. Ici c’est Jacques qui prend la parole dans un long monologue où il sera question de culpabilité, de son homosexualité, mais surtout d’empathie, de compréhension de l’autre. « J’ai voulu écrire un roman sur le pardon, explique Alain Guiraudie, et je suis ici par mon écriture dans une matérialisation mystique visant à faire se rejoindre des concepts républicains et religieux. Une manière de faire vivre ensemble mes idées communistes et ma culture d’origine qui est très catholique.»

Nous retrouvons dans ce roman plus court (422 pages néanmoins) Jacques Bangor et Jean-Marie Berthomieu, curé très singulier de Gogueluz, unis donc par un terrible secret et par un autre plus étrange encore : « Le curé emmène Jacques au royaume des morts, par transe, grâce à une infusion de champignons hallucinogènes. Et à force d’amour et d’infusion, de désir de fusion -sans doute aussi parce que c’est la seule échappatoire pour Jacques Bangor, tant l’étau d’une enquête de gendarmerie se resserre autour de lui-, ils ont fusionné pour de bon lors d’un dernier voyage. »

Étrange roman, spiritualiste « Pour les siècles des siècles » raconte une expérience que partagera le lecteur avec les personnages. « Je me suis beaucoup documenté et intéressé aux rituels pour écrire mon livre», indique Alain Guiraudie, l’érotisme est très fort dans la religion catholique, et c’est pour cela qu’il y a un érotisme contemplatif très puissant dans « Pour les siècles des siècles » Nous y suivons des personnages qui rentrent dans un moment spirituel et littéraire. Alors, nous voilà happés par les aventures spirituelles, politiques, érotiques, sociales de ces « deux personnages en un seul », qui tentent de diffuser amour et compassion autour d’eux, avec une liberté et une générosité souvent excessives. Mais comment vivre et aimer dans le corps et avec l’esprit d’un autre ?»   Alain Guiraudie , répond l’éditeur « fait de cette question métaphysique et théologique une formidable, drôle et truculente épopée contemporaine, tout à la fois conte amoureux et religieux, fable politique féroce, satire sociale, roman liturgique et d’amour mystique. Nous assistons à de drôles de cérémonies religieuses, à des pratiques sacerdotales plus que bizarres, jusqu’à un exorcisme dangereux pour tenter de libérer et dissocier Jacques et Jean-Marie. »  Il est certain que ce nouveau livre confirme l’invention romanesque, réjouissante et sans limites, d’Alain Guiraudie.

« La matière noire existe »

«Ce roman,  précise son auteur, possède un côté cantique où je me suis plu à retrouver la beauté et la naïveté de certaines prières que j’ai reproduites ici. On est ainsi beaucoup dans le rapport à Dieu avec un côté mystique et une vision d’astrophysicien ». En effet peut-on lire page 65 : «La matière noire existe, par exemple, personne n’a pu la voir ou la toucher et les scientifiques sont persuadés qu’elle existe…c’est une certitude, elle est autour de nous, elle compose au moins la moitié de l’univers » montrant combien Alain Guiraudie multiplie les approches de la religion catholique qui s’est beaucoup façonnée par rapport à la mort et au cosmos avec des liens très étroits entre les deux. « Il y a un souci constant chez moi de tenter de comprendre la religion d’une matière mythologique. Et ma mythologie pour moi est la mythologie chrétienne », conclut Alain Guiraudie qui signe là un roman au souffle puissant à ranger du côté du « Horla » de Maupassant. Une œuvre flamboyante où est analysé en détail par le biais de scènes hallucinantes et des dialogues ponctués de moments mettant en évidence la valeur des silences, le poids du hasard et de la nécessité dans le cours de nos vies.

« Miséricorde » un film en forme de chef-d’œuvre

Destimed Misericorde Photo Les Films du Losange
Catherine Frot avec l’ensemble des personnages sans le héros dans « Miséricorde » (Photo Les Films du Losange)

Et enfin il y a « Miséricorde » le nouveau long métrage d’Alain Guiraudie qui est aussi un cinéaste puissant dont « L’inconnu du lac » avait impressionné les spectateurs. C’est dans quelques chapitres de «Rabalaïre» qu’Alain Guiraudie est allé puiser la narration de son film qui fut présenté à Cannes au printemps dernier. En l’adaptant bien entendu, en transformant de nombreux éléments, notamment certains noms, l’auteur sachant avec pertinence que les bonnes idées littéraires ne donnent pas forcément naissance à de bonnes idées cinématographiques.

L’intrigue, assez simple, et pas du tout simpliste est centré sur le personnage de Jérémie (dans le roman on l’a vu il se prénomme Jacques) qui revient à Saint-Martial (village situé là encore dans l’Aveyron, entre le Larzac et les Cévennes) pour l’enterrement de son ancien patron boulanger. Il s’installe quelques jours chez Martine (la Rosine du roman) sa veuve interprétée par une Catherine Frot comme on ne l’a jamais vue, en état de grâce et pas seulement en raison du titre du film.  Puissante, mystérieuse, elle apparaît et nous voilà comme Jacques tout à fait conquis. Mais les choses pour lui ne vont pas s’enchaîner sereinement, c’est le moins que l’on puisse dire, Vincent (l’Eric du roman) le fils de la veuve (incarné par Jean-Baptiste Durand, le réalisateur de « Chien de la casse ») n’acceptant pas que ce Rabalaïre (le terme n’est pas ici employé mais l’esprit demeure) s’installe dans la maison, prétextant là encore qu’il pourrait séduire sa mère.

Le drame est inévitable et aura lieu tandis qu’un abbé aux intensions étranges (poignant et drôle Jacques Develay), Walter ((le Marc du roman) un voisin armé d’un fusil, (intense David Ayala) un gendarme fouineur, et son adjointe  perspicace, sans oublier Martine, se lanceront dans une course vers une vérité qui se dérobe. Notons aussi la présence magnétique de Félix Kysyl, exceptionnel de densité dans la peau de Jérémie, taiseux en quête du salut de son âme, et celle des champignons qui comme dans le livre de Sacha Guitry et le long métrage de François Ozon « Quand vient l’automne » deviennent des personnages du récit à part entière.

« J’avais très envie de filmer l’automne »

« Mon film, précise Alain Guraudie, c’est le retour au pays d’un jeune gars qui retrouve son ami d’adolescence et de jeunesse et ça ne se passe pas très bien entre eux ». Évoquant dans ce qui est au final un thriller époustouflant de maîtrise, où l’accent est mis sur la valeur des silences par le biais de très gros plans sur les visages, les notions de cocon familial, l’idée de faute et de pardon. Alain Guiraudie précise quant à sa mise en scène : « J’avais très envie de filmer l’automne qui est un personnage à part entière du récit.  Et je souhaitais réaliser un film érotique sans actes sexuels. » La photographie confiée à Claire Mathon qui réalise un travail digne des grands peintres flamands  y contribue largement. On est happés d’un bout à l’autre du film par sa beauté vénéneuse, et Alain Guiraudie qui a cherché également la vérité de ses personnages dans tous leurs non-dits signe un grand film dérangeant, onirique aux confins du fantastique où l’on verra que les morts ont parfois (bien malgré eux certes) un pouvoir d’attraction plus intense que bien des vivants. Le bonheur est total et comme le facteur dans le roman de Caïn au titre célèbre il sonne donc avec Alain Guiraudie plusieurs fois.

Jean-Rémi BARLAND

Alain Guiraudie : « Rabalaïre » P.O.L. – 1039 pages – 29,90 € ; « Pour les siècles des siècles » P.O.L. – 422 pages, 26 € – « Miséricorde » film sorti en salle.

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